— J’y ai déjà pensé. Mais comment savoir ?

— Demain, l’Intendant général se rend au Kremlin pour faire son rapport à l’Empereur. Il m’a demandé de l’accompagner. Je pense donc qu’il me sera assez facile de mener une petite enquête et, si votre ami est encore là, je le saurai.

— Vous feriez ça pour moi ?

— Mais bien sûr, et d’autres choses encore si vous le désiriez car, à ne rien vous cacher, je n’avais pas tout d’abord l’intention d’escorter Mathieu Dumas.

— Pourquoi donc ?

Il eut un sourire mélancolique en écartant, d’un geste désolé, les pans de son habit.

— Aller chez l’Empereur dans l’état où je suis...

En effet, cette visite qui faisait tant de plaisir à

Marianne posait à son ami des problèmes vestimentaires certains. Il ne lui restait rien de ses bagages car il s’était embarqué dans sa calèche en plein milieu d’un dîner au palais Apraxine et sans avoir eu la possibilité de rentrer chez lui. La maison dans laquelle il s’était logé flambait quand il avait voulu y revenir et il avait assisté un moment, furieux et impuissant, à la destruction de ses biens. En fait de vêtements, il ne possédait, en tout et pour tout, que ce qu’il avait sur lui, c’est-à-dire un habit de fin drap bleu, admirable ment coupé mais assez sale maintenant, des culottes de Casimir de même teinte et une chemise de batiste qui avaient pas mal souffert.

— Il faut trouver, dit Marianne, un moyen de vous rendre présentable. L’Empereur a horreur du négligé !

— Je le sais fichtre bien. Il va me toiser avec dégoût.

Néanmoins, grâce à l’industrie de François, le cocher promu valet de chambre par la déclaration de ses camarades, on réussit à récupérer, Dieu sait où, deux chemises d’une toile assez fine. Quelques vigoureux coups de brosse et un nettoyage attentif parvinrent à rendre l’habit à peu près présentable. Restaient les élégantes culottes de Casimir qui n’avaient pas trouvé de remplaçantes et qui montraient plus d’un accroc, dont l’un fort mal placé. Pour ses travaux avec l’Intendant général, Beyle avait réussi à les remplacer par un grossier pantalon de fantassin, parfaitement impossible à porter devant l’Empereur.

— Il n’y a pas un mètre de ce sacré tissu de Casimir dans nos magasins, se plaignit-il. Je vais devoir me présenter devant Sa Majesté avec ce pantalon de sergent-major qui me donne l’air d’un paquet... à moins que je ne me résigne à lui montrer mes fesses !

Le dilemme était cornélien mais Barbe, mise au courant, réussit à sauver la situation. Elle s’empara des fameuses culottes que. François, plus par acquit de conscience que par conviction, avait déjà lavées et séchées, puis elle se mit en devoir de leur faire des reprises d’une finesse et d’une élégance telles qu’au sortir de ses mains le vêtement avait l’air d’être brodé. Il était redevenu des plus présentables.

Enthousiasmé par un tel travail, Beyle, oubliant ses soupçons, n’hésita pas à proposer à cette fée du logis de demeurer définitivement à son service.

— Je vous avais retenue jusqu’à la guérison de... Madame, lui dit-il, mais je serais heureux de vous garder définitivement... à moins que vous ne répugniez à me suivre en France ou encore que vous ne regrettiez par trop votre ancien... métier.

Barbe, dont les cheveux jaunes étaient maintenant respectablement tressés en couronne autour de sa tête, ce qui ajoutait encore à sa majesté naturelle, leva un sourcil offusqué et toisa littéralement le jeune homme.

— Je ne pensais pas, fit-elle sèchement, que Monsieur, après ce que j’ai fait pour lui, manquerait de tact au point de me rappeler mes erreurs... de jeunesse. Je tiens à lui dire qu’à mon âge, cette profession n’a plus beaucoup de charmes. Et je l’abandonnerais volontiers pour reprendre du service... mais dans une grande maison.

Ce fut au tour de Beyle de se vexer. Son teint, habituellement mat, vira au rouge brique.

— Entendez-vous par là que ma maison n’est pas assez grande pour vous ?

Barbe approuva de la tête puis, sans s’émouvoir :

— C’est cela même ! Je rappelle que j’étais femme de chambre chez la princesse Lubomirska. Je ne peux pas, sous peine de perdre la face vis-à-vis de moi-même, accepter de servir une dame de moindre importance ! L’esprit de mon défunt père ne me le pardonnerait pas !

Marianne crut un instant que Beyle allait étouffer.

— Ah !... parce que vous pensiez avoir sa bénédiction quand vous vous adonniez à la prostitution ? glapit-il.

— Peut-être pas ! Mais je m’intéressais exclusivement aux soldats ! Donc, je servais ma patrie ! S’il s’agit de reprendre définitivement le tablier, je ne peux le faire qu’auprès d’une grande dame. Ah !... si Madame n’était pas Madame, si... par exemple, elle était duchesse... ou princesse, même sans argent, sans maison... même recherchée par la police, je ne dirais pas non ! Bien au contraire ! Oui, ajouta-t-elle d’un ton rêveur, je la verrais assez bien princesse : cela lui irait à merveille.

Abasourdis, Marianne et Beyle se regardèrent avec un commencement de terreur. Les propos de Barbe étaient clairs : cette femme connaissait leur secret. Elle avait dû, en allant en ville comme elle le faisait chaque matin pour chercher à s’approvisionner, voir les fameux placards qui comportaient une bonne description de la jeune femme. Et maintenant, jugeant sans doute les mille livres de récompense insuffisantes, elle allait faire chanter ses employeurs occasionnels.

Voyant que son compagnon, accablé visiblement par ce coup du sort, ne réagissait pas, Marianne prit les choses en main. Elle s’approcha de Barbe et, la regardant au fond des yeux.

— Très bien ! dit-elle froidement. Je suis à votre merci et vous me tenez ! Mais, comme vous l’avez fort bien dit vous-même, je n’ai pas d’argent. Rien que...

Elle se mordit les lèvres en s’apercevant qu’elle avait failli, sottement, se mettre à parler du diamant. Mais il n’était pas à elle. Ce n’était qu’un dépôt et elle n’avait pas le droit de s’en servir même pour se tirer d’un mauvais pas.

— Rien que quoi ? demanda Barbe, la voix innocente.

— Rien que la conscience de n’avoir commis aucun crime et de n’avoir pas mérité d’être recherchée. Mais, puisque vous avez découvert qui je suis, je n’entrerais même pas en lutte avec vous : la porte est grande ouverte ! Vous pouvez courir jusqu’au premier poste de garde venu et me dénoncer ! L’Empereur se fera un plaisir de vous compter les mille livres quand vous lui direz que vous avez retrouvé la princesse Sant’Anna !...

Elle s’attendait à voir la femme ricaner, lui lâcher peut-être une grossièreté, puis filer comme un lapin par la porte qu’elle avait entrouverte. Mais il ne se passa rien de tout cela. A sa grande surprise, Barbe se mit bien à rire mais d’un rire aussi franc que sans méchanceté. Puis s’approchant de la jeune femme, elle lui prit la main et la baisa dans la meilleure tradition des serviteurs polonais.

— Eh bien, fit-elle, voilà tout ce que je voulais savoir ! fit-elle gaiement.

— Comment cela ? Expliquez-vous !

— C’est assez facile ! Si Madame la Princesse veut bien me le permettre, je lui dirai qu’il y a beau temps que j’ai deviné qu’elle n’était pas l’épouse de... Monsieur, fit-elle en désignant Beyle d’un menton vaguement dédaigneux. Et j’étais peinée que l’on ne me fît pas davantage confiance. Je croyais avoir mérité d’être traitée... pas en amie, bien sûr, mais au moins en suivante fidèle. Que Votre Seigneurie me pardonne si je l’ai un peu obligée à me dire la vérité, mais il fallait que je sache où je vais, et maintenant je suis contente. Le service d’une bourgeoise me déplaisait, cependant je considérerais comme une grande faveur si Votre Seigneurie veut bien consentir à m’attacher à sa personne.

Marianne se mit à rire, soulagée et un peu émue aussi, plus même qu’elle ne voulait l’avouer, par ce dévouement inattendu qui venait à elle si simplement.

— Ma pauvre Barbe ! soupira-t-elle. J’aimerais bien vous attacher à moi, mais vous le savez maintenant, je n’ai plus rien et je suis recherchée, menacée de prison...

— Aucune importance ! Ce qui compte, c’est ceci : une grande dame n’a pas le droit de se passer d’une femme de chambre, même en prison. C’est l’honneur des gens de grande maison que suivre leurs maîtres dans la mauvaise fortune.

Nous commencerons par elle et peut-être que la bonne reviendra un jour.

— Mais pourquoi me choisir au lieu de retourner dans votre pays ?

Une ombre de mélancolie passa sur les yeux mauves de Barbe.

— A Janowiec ?... Non ! Rien ne m’y retient plus car personne ne souhaite m’y revoir, personne ne m’attend. Et puis la France, pour nous autres Polonais, c’est un peu le pays ! Enfin, si Madame la Princesse le permet, je lui dirai qu’elle me plaît !... On ne peut rien contre ça !

Il n’y avait rien à ajouter en effet et ce fut ainsi que Barbe Kaska prit auprès de Marianne la place laissée vacante par la jeune Agathe Pinsart, à la déception d’ailleurs de Henri Beyle qui voyait déjà la Polonaise menant de main de maître son ménage de garçon et sa maison de la rue Neuve-du-Luxembourg. Mais c’était un homme qui savait faire contre mauvaise fortune bon cœur et il n’en offrit pas moins de payer galamment les gages de la nouvelle femme de chambre tant que sa maîtresse cohabiterait avec lui.

Ce point d’économie domestique réglé, Barbe dispensa généreusement son aide à François pour l’aider à préparer son maître. Et quand le jeune auditeur partit pour le Kremlin, il était suffisamment présentable.

Le cœur de Marianne battait au rythme d’un grand espoir quand elle le vit partir et, durant tout le temps de son absence, elle fut incapable de demeurer en place. Tandis que Barbe s’installait près d’une fenêtre avec un ouvrage de couture (elle avait entrepris de faire une ou deux chemises à Marianne avec un peu de batiste dénichée par Beyle dans les produits du pillage) et entamait d’une voix lugubre l’une de ces dramatiques ballades polonaises dont elle semblait avoir la spécialité, la jeune femme arpentait la pièce, les bras croisés sur sa poitrine, sans parvenir à maîtriser sa nervosité. Les heures s’étirèrent, interminables, avec des alternatives d’espoir et d’angoisse. Tantôt Marianne s’attendait à voir apparaître Beyle flanqué de Gracchus et de Jolival et tantôt, prête à pleurer, elle se persuadait que les choses avaient mal tourné et que Beyle avait été, au moins, jeté en prison à son tour. Elle avait conseillé à son ami d’essayer de rencontrer Constant dont elle était persuadée qu’il n’avait pas cessé d’être un ami.