— Beaucoup de brûlés ?
— Moins que de blessés par fracture. Vous n’imaginez pas le nombre de gens qui se sont jetés par les fenêtres dans leur terreur du feu. Essayez de charger cette voiture sans trop déranger la malade, vous autres, ordonna-t-il à ses serviteurs et repartons !
Ce fut vite fait. On abandonna une partie de ce que l’on avait emporté sur l’affirmation de Beyle qu’il restait, dans la ville, de quoi nourrir toute l’armée pendant pas mal de temps. Bonnaire objecta encore qu’il fallait tout de même savoir où l’on pourrait se loger, mais Beyle ayant répliqué d’un ton péremptoire que l’abbé Surugue avait dû y pourvoir, il se le tint pour dit et se mit en marche d’assez bon gré en commençant à caresser l’idée d’un lit à l’hôpital.
Grâce au curé de Saint-Louis qui pouvait indiquer à coup sûr les maisons dont les occupants avaient fui bien avant le commencement de l’incendie, on trouva à se loger dans une maison, assez petite mais relativement confortable, proche de l’ancienne prison de la Lubianka. Elle était la propriété d’un maître à danser italien qui, attaché à la maison du prince Galitzine, avait suivi son maître dans sa retraite et, comme cette maison était d’aspect modeste, elle avait réussi jusqu’alors à échapper au pillage.
Il y avait pourtant déjà une occupante. En pénétrant dans la maison, Beyle buta sur le corps d’une femme entre deux âges qui, drapée dans une robe de cour en satin bleu paon, un turban doré sur la tête, était couchée à même les dalles du vestibule dans une flaque de vin et ronflait comme un poêle emballé. Ivre de toute évidence mais l’auditeur vit en cette créature une qualité intéressante : elle était femme et il avait besoin d’une femme pour s’occuper de Marianne. Il était possible que celle-ci, une fois ranimée, pût faire l’affaire.
Quelques seaux d’eau tirés au puits de la cour et quelques vigoureuses taloches firent merveille. La femme, d’ailleurs, était peut-être là depuis longtemps et avait dormi son compte. Elle ouvrit un gros œil mauve et globuleux, puis un autre, s’assit sur son séant, redressant machinalement son beau turban trempé qui donnait fortement de la bande. Enfin, elle offrit à son agresseur un sou rire qui se voulait séducteur.
— Qu’est-ce qu’il y a pour ton service, mon joli ? fit-elle avec un redoutable accent slave, mais en bon français...
La tournure de cette invite renseigna amplement le jeune homme sur la profession de la femme. C’était de toute évidence une prostituée, mais il n’avait pas le choix. On s’expliqua. La femme déclara qu’elle s’appelait Barbe Kaska, qu’elle était polonaise et elle ne fit aucune difficulté pour reconnaître honnêtement qu’elle exerçait effectivement le plus vieux métier du monde. Elle s’était installée dans cette maison parce que le logis qu’elle partageait avec quelques consœurs depuis son arrivée à la suite des troupes polonaises avait brûlé jusqu’aux fondations. Mais comme sa visite des lieux avait commencé par la cave, elle ignorait encore si l’endroit lui plairait. La cave, elle, était sympathique.
Quand Henri Beyle lui demanda si elle accepterait de renoncer momentanément à son activité habituelle pour s’occuper d’une dame malade. Barbe prit une mine vertueuse pour demander :
— C’est votre dame ?
— Oui, mentit le jeune homme, pensant qu’il était inutile de se lancer dans des explications insensées. Elle est dehors, dans une voiture... et elle est très malade... une forte fièvre, le délire. Je ne sais plus que faire. Si vous voulez m’aider je vous paierai bien.
Pour toute réponse. Barbe enjamba la flaque de vin, balayant d’un pied négligent les débris d’une bouteille, ramassa son satin bleu paon dégoulinant d’eau et se dirigea d’un pas d’impératrice vers la porte. La vue de Marianne, rouge, frissonnante et les yeux clos, lui arracha des cris d’attendrissement.
— Jésus-Christ ! Pauvre colombe ! Dans quel état elle est !
Suivirent une foule d’exclamations, de jurons et d’invocations à tous les saints du calendrier polonais. Puis Barbe, mue par l’antique instinct féminin qui veut qu’une infirmière doublée d’une sœur de charité sommeille souvent au cœur des femmes, se rua de nouveau dans la maison pour voir s’il était possible d’y coucher la malade, en hurlant qu’il fallait la sortir de la voiture avec précautions et l’emporter en évitant de déranger la couverture qui l’enveloppait.
Une demi-heure plus tard, Marianne, déshabillée et enveloppée d’une chemise ayant jadis appartenu au maître à danser, était couchée dans un lit abrité des courants d’air par d’immenses rideaux en reps moutarde mais pourvu de draps blancs. Quant à Barbe, débarrassée de son satin trempé en même temps que des fumées de l’ivresse, les cheveux noués dans un torchon, elle avait déniché Dieu sait où une sorte de sarrau gris qui avait dû appartenir à un domestique mâle et qu’elle avait passé sur ses jupons mouillés.
Dans les heures qui suivirent, Beyle devait remercier interminablement le Ciel d’avoir placé cette étrange créature sur son chemin car elle se révéla incroyablement précieuse. En un rien de temps, elle eut exploré la maison de l’Italien et en eut tiré tous les objets de première nécessité. Le feu fut allumé dans la cuisine sombre et voûtée, située au sous-sol tout à côté de la fameuse cave, qui contenait quelques provisions utiles telles que sucre, miel, thé, farine, fruits secs, oignons, salaisons, etc... Barbe inventoria tout, décréta que la première chose à faire, pour la malade, était de lui faire ingurgiter une grande tasse de thé bouillant puis, comme les domestiques de l’auditeur se présentaient à l’entrée de sa cuisine, elle les mit à la porte purement et simplement en déclarant qu’il n’y avait pas de place pour eux dans une si petite maison et qu’ils auraient à aller chercher fortune ailleurs. Seul François, le cocher, trouva grâce, mais devant le sourire engageant que lui offrit la nouvelle camériste, il préféra rejoindre le gros de la troupe qui cherchait à s’installer aux environs. Il fut d’ailleurs le seul qui revint prendre son service, les autres s’étant trouvé, en même temps qu’un nouveau gîte, de nouvelles occupations plus lucratives dans le pillage du Grand Bazar.
Naturellement, Bonnaire n’avait pas sa place dans la maison. D’ailleurs, il souhaitait surtout trouver pour lui-même quelques soins et ce fut avec un certain soulagement qu’il se dirigea vers le Grand Hôpital tandis que Beyle s’établissait de son mieux dans la pièce commune qui servait à la fois de salon et de salle à manger.
Mais quand il vint gratter à la porte de la chambre dans laquelle Barbe était enfermée avec Marianne depuis un moment déjà, le spectacle qu’il contempla le cloua sur place. La Polonaise, assise sur le lit, la tête de la jeune femme nichée dans son giron, lui avait ouvert la bouche et lui examinait le fond de la gorge à la lumière d’une chandelle... Beyle se précipita.
— Ah ça, mais, que faites-vous ?
— J’essaie de voir pourquoi elle a cette fièvre ! C’est tellement rouge là-dedans qu’on dirait de la braise !
— Et alors ? Que prétendez-vous faire ?
Sans s’émouvoir, Barbe reposa la chandelle sur la table de chevet, Marianne sur ses oreillers, puis s’approcha du jeune homme.
— Ce qu’il faut ! affirma-t-elle. Vous savez monsieur, depuis que je suis les soldats sur tous les champs de bataille, j’en ai soigné plus d’un et j’ai appris bien des choses. En plus, avant... d’avoir des malheurs, j’étais femme de chambre chez la princesse Lubomirska et mon père (Dieu ait sa pauvre âme éprouvée !) était l’apothicaire du domaine de Janowiec, alors je sais de quoi je parle. Des fièvres comme celle-là, j’en ai vu des tas. Aussi, laissez-moi faire et allez vous reposer. Votre valet, ce grand flandrin qui a l’air de gober les mouches, saura bien, j’imagine, vous fricoter quelque chose à manger...
Avec ses cheveux blond filasse, férocement retroussés sous le torchon, ses gros yeux mauves et son visage à la fois massif et trop lourd pour une femme mais pas entièrement dépourvu de charme, Barbe ne manquait pas d’une certaine autorité. Jugeant d’autre part ses références estimables, Beyle préféra lui laisser carte blanche. Il ne se sentait pas tellement bien lui-même, et ce fut sans protester qu’il abandonna la place, se bornant à prier l’infirmière bénévole de lui garder un peu de thé si, comme elle l’avait annoncé, elle en faisait pour Marianne.
— Je souffre du foie, lui confia-t-il, avec l’arrière-pensée d’une espèce de consultation, cela devrait me faire du bien...
— Si vous n’y mettez pas un plein seau de crème, cela ne vous fera aucun mal, au contraire. Eh bien ! soupira-t-elle, on dirait qu’il était temps que vous me trouviez, car vous n’êtes frais ni l’un ni l’autre. Au fait, c’est quoi, votre nom ?
— Je suis Monsieur de Beyle, auditeur au conseil d’Etat, répondit-il avec l’espèce d’emphase qu’il mettait toujours à décliner ses titres, selon lui impressionnants.
Mais, apparemment, cela ne suffisait pas à Barbe.
— Vous êtes quoi ? Comte, marquis, baron ? proposa-t-elle du ton engageant dont elle eût accompagné une carte de restaurant.
Beyle rougit jusqu’à la racine de ses cheveux noirs.
— Rien de tout cela ! dit-il vexé. Mais mes fonctions équivalent largement à un titre de noblesse.
— Ah ! émit la Polonaise. Puis, sans tirer d’autres conclusions, elle referma la porte de la chambre avec un haussement d’épaules qui donnait la mesure de sa déception.
Mais déçue ou pas, durant toute la nuit, enfermée avec Marianne, Barbe la Prostituée travailla comme une mercenaire, luttant contre la fièvre avec les moyens dont elle disposait, administrant à la malade tasse sur tasse d’un thé léger, vigoureusement additionné de miel et d’une poudre grisâtre dont elle semblait avoir une provision dans une boîte en fer qu’elle portait dans la poche d’un jupon, avec ses biens les plus précieux (poulie moment un rang de perles et quelques bagues provenant d’une très récente rencontre avec une maison abandonnée). Elle alla même jusqu’à pratiquer sur Marianne, à l’aide d’un couteau de cuisine bien aiguisé, une saignée qui eût fait frémir Beyle s’il en avait été le témoin, mais qu’elle n’en exécuta pas moins avec une assurance et une maestria qu’un vieil apothicaire blanchi sous le harnois lui eût enviées.
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