— Monsieur de Bonnaire de Giff, auditeur de deuxième classe, présenta Beyle. Il souffre d’une cruelle dysenterie, ajouta-t-il d’un ton trop sardonique pour qu’il fût possible d’y déceler la moindre trace de pitié ou de sympathie.

Visiblement, il trouvait son passager aussi agaçant que répugnant. Marianne, pour sa part, esquissa un sourire, murmura quelques mots de sympathie dont le malade la remercia d’une espèce de gémissement.

M. de Beyle vint à son tour s’installer auprès de Marianne et donna ordre au cocher de reprendre sa route le long du boulevard afin de rejoindre la file des voitures. Or, en regardant son compagnon, un vague souvenir remonta à l’esprit de Marianne depuis les profondeurs de sa mémoire. Elle se souvenait, en effet, d’avoir un soir remarqué ce jeune visage, sans vraie beauté et même un peu vulgaire, mais puissant, ce grand front encore prolongé par un début de calvitie, ces yeux sombres vifs et scrutateurs, cette bouche dont le pli hésitait entre le sarcasme et l’ironie... Il avait parlé, tout à l’heure, de cette mémorable représentation de Britannicus et, de fait, elle se souvenait maintenant de l’y avoir vu. Fortunée Hamelin qui connaissait la terre entière avait mentionné sa présence avec quelque dédain quand elle avait énuméré les occupants de la loge du comte Daru.

— Peu de chose ! Un provincial qui a des prétentions littéraires, je crois ! Un petit cousin doublé d’un amoureux de la comtesse. Un certain... Henri Beyle ! Oui, c’est cela, Henri Beyle ! Il aime un peu trop les femmes...

Tout cela ne rassurait guère Marianne. Sa mauvaise étoile ne semblait pas décidée à la lâcher. Elle cherchait Jolival, son parrain, Gracchus... et elle tombait sur un auditeur du conseil d’Etat attaché à l’Intendant général. Et cet homme-là la connaissait ! Elle avait une forte chance de se retrouver avant peu en face de Napoléon, mais était-il possible de rencontrer à cette heure, dans Moscou, quelqu’un qui ne fût pas plus ou moins à son service ? Et puis, vraiment, elle ne savait plus du tout où aller. La seule destination possible à cette heure c’était le salut, hors des flammes.

Aussi à son aise d’ailleurs que s’il eût été dans un salon, son étrange compagnon lui raconta comment pour chercher refuge il avait dû interrompre un fort agréable dîner au palais Apraxine menacé par les flammes.

— Nous avons déjà essayé deux ou trois ports de salut, fit l’auditeur qui, malgré son rhume, paraissait s’amuser énormément. Mais toujours ces sacrées flammes nous rattrapaient. C’est ainsi que nous avons visité tour à tour le palais Soltykoff, un fort beau club, pourvu d’une cave éblouissante et d’une bibliothèque où j’ai trouvé un exemplaire fort rare des Facéties de Voltaire. Voyez plutôt, ajouta-t-il en tirant de sa poche un petit exemplaire enveloppé d’une précieuse reliure qu’il se mit à caresser avec amour. (Puis, tout à coup, il le fourra dans sa poche de nouveau, s’accouda au tonneau et murmura) Malheureusement, je crains bien qu’il ne nous reste plus d’autre issue que la pleine campagne... si nous y arrivons ! Regardez, je crois bien que les voitures n’avancent plus.

En effet, quand la calèche voulut prendre place dans l’interminable cortège, elle se vit refoulée par un groupe de cavaliers et de voitures qui, débouchant d’une rue, fonçait littéralement dans la mêlée.

— Les fourriers du roi de Naples ! marmotta Beyle. Il ne nous manquait plus que ça ! Où donc le grand Murat prétend-il aller ? Arrêtez-vous, François, ordonna-t-il à son cocher. Je vais voir.

A nouveau, il sauta à bas du véhicule, courut vers la mêlée. Marianne le vit interpeller violemment trois hommes en livrées somptueuses, dorées sur toutes les coutures et qui, de toute évidence, écartaient tout le monde pour faire place aux fourgons de leur maître. Quand il revint, il était vert de rage.

— Eh bien, belle dame, grogna-t-il, je crains bien que nous ne devions rôtir ici tout vivants pour permettre à Murat de sauver sa garde-robe. Regardez devant nous, l’incendie gagne et nous contourne. Bientôt, la route de Tver elle-même sera menacée... Il est vrai que l’Empereur lui-même va passer d’ici peu.

Marianne avala péniblement sa salive.

— L’Empereur ? Vous êtes certain ?

Il la regarda avec de grands yeux surpris.

— Eh oui, l’Empereur ! Pensiez-vous donc qu’il allait se laisser périr dans le Kremlin en feu ? Cela n’a pas été sans peine, je dois l’avouer, d’après ce que l’on vient de me dire, mais Sa Majesté a quitté enfin ce damné palais par une poterne du bord de l’eau. Elle a décidé de se réfugier dans un château hors de la ville... Petrovski... ou quelque chose comme ça ! Nous allons donc attendre que l’Empereur soit passé, puis nous lui emboîterons le pas pour le rejoindre... Mais où allez-vous ?

Marianne, en effet, enjambant le tonnelet, venait de se laisser glisser à terre.

— Grand merci de votre obligeance et du secours que vous m’avez porté, monsieur l’Auditeur, mais c’est là que je descends.

— Ici ? Mais vous êtes à une bonne distance de Saint-Louis-des-Français. Et ne m’avez-vous pas dit que vous ne saviez où aller ? Princesse, je vous en conjure, ajouta-t-il en devenant soudain très grave, ne commettez pas de folie. Cette ville est perdue, nous le sommes aussi et peut-être ne verrons-nous pas la fin du jour ! Ne me laissez pas avec le remords de vous avoir abandonnée en plein danger. Je ne sais ce qui a pu vous faire changer d’avis, mais vous êtes une amie personnelle de l’Empereur et je ne voudrais pas...

Elle planta ses yeux verts bien droit dans ceux de son interlocuteur.

— Détrompez-vous, monsieur de Beyle. Je ne suis plus une amie de l’Empereur. Je ne peux vous dire ce qui s’est passé mais vous risqueriez de compromettre votre position en me secourant davantage. Rejoignez Sa Majesté, c’est votre droit et c’est même votre devoir... Mais laissez-moi aller mon chemin !

Elle tournait déjà les talons pour s’éloigner mais il la retint fermement par le bras.

— Madame, dit-il, entre les raisons d’une femme et celles de la politique, je n’ai jamais hésité, pas plus qu’entre le service d’une femme et celui de l’Empire. Je n’ai pas eu, jusqu’ici, la faveur d’être de vos amis. Permettez-moi de m’attacher à cette occasion inouïe que le destin m’offre aujourd’hui. Si vous ne voulez pas voir l’Empereur, vous ne le verrez pas...

— Cela ne suffit pas, Monsieur, fit-elle avec un demi-sourire. Je ne veux pas non plus que l’Empereur me voie...

— Je ferai en sorte qu’il en soit ainsi, mais je vous en conjure. Princesse, ne repoussez pas le bras que je vous offre... ne me refusez pas la joie d’être, ne fût-ce qu’un moment, votre protecteur.

Un instant, leurs regards se croisèrent et Marianne, tout à coup, eut l’impression profonde qu’elle pouvait faire entière confiance à cet inconnu. Il y avait en lui quelque chose de solide, de dur comme les montagnes de son Dauphiné natal. Spontanément, elle lui tendit la main, autant pour sceller avec lui une sorte de pacte que pour qu’il l’aidât à remonter sur le tas de bagages.

— Entendu ! fit-elle, je me fie à vous. Soyons amis...

— Merveilleux ! Alors, il faut fêter cela. La meilleure façon de passer le temps quand on n’a rien à faire, c’est encore de boire. Et nous avons là quelques respectables bouteilles... Eh là, mon cher Bonnaire, ne buvez pas tout, s’écria-t-il, constatant que son passager était occupé à vider, d’un air affreusement mélancolique, un flacon dont la poussière proclamait l’âge.

— Oh ! ce n’est pas par plaisir... hoqueta l’interpellé en lâchant un instant sa bouteille. Mais le bon vin est encore ce que l’on a trouvé de mieux pour combattre la dysenterie...

— Tudieu ! s’indigna Beyle. Si vous confondez le Vosne-Romanée et le laudanum, nous irons sur le pré. Passez-moi une bouteille et tâchez de trouver un gobelet.

Mais Marianne, après avoir accepté un verre de vin, laissa son nouvel ami finir la bouteille. D’ailleurs, il n’était pas le seul à boire. Tout autour d’elle, la jeune femme abasourdie ne voyait que des gens occupés à vider des flacons, certains même tout en courant. Beyle, pour sa part, s’interrompit un instant pour couvrir d’injures un groupe de trois ou quatre valets qui, sur des jambes aussi flageolantes que possible, rejoignaient la voiture et prétendaient y monter. Le fouet entra encore une fois en danse avec d’autant plus de vigueur que lesdits valets étaient les propres serviteurs du jeune auditeur.

On aperçut, tout à coup, le cortège de l’Empereur qui passait comme un éclair. Un instant, son chapeau noir surgit de la fumée et flotta dans la demi-obscurité avant de s’engouffrer, flottant sur une vague de plumets blancs, dans une rue dont les maisons éclataient l’une après l’autre.

— A notre tour ! déclara Beyle. Il est temps de partir.

Mais comme son cocher semblait avoir, lui aussi, occupé le temps en buvant, il saisit les chevaux par la bride et jurant comme un Templier, se mit en devoir de guider l’attelage dans la rue de Tver. Le vent avait encore tourné et soufflait maintenant du sud-ouest, mais avec une violence toujours aussi sauvage. Bientôt, la troupe des fugitifs, assourdie par l’ouragan, aveuglée par les cendres qui volaient et collaient à la peau ou sur les vêtements, n’avança plus qu’avec peine. La chaleur, d’instant en instant plus forte, excitait les chevaux que l’on avait beaucoup de peine à maintenir au pas. Des maisons s’effondraient en grondant. D’autres, déjà brûlées, fumaient encore, laissant paraître quelques débris charbonneux.

Comme on passait près d’un grand hôtel en construction, Marianne poussa un cri d’horreur. Pendus aux futures fenêtres de cette maison qui ne serait jamais achevée car elle commençait à brûler, une dizaine d’hommes, en chemise et les pieds nus, attendaient là le jugement dernier. On les avait fusillés avant de les accrocher en grappes sanglantes. Des pancartes portant « Incendiaires de Moscou » battaient au vent sur leurs corps criblés de balles.