Elle hésita un instant sur ce qu’elle allait faire. Où aller sous ce ciel embrasé et au milieu de ce pandémonium ? La pensée de son parrain, les mensonges qu’elle avait tout à l’heure débités à la mère Tambouille se rejoignirent. Pourquoi ne pas en faire une vérité ? Le cardinal avait dû regagner Saint-Louis-des-Français, ou encore ce château de Kouskovo où il lui avait naguère donné rendez-vous, chez le comte Chérémétiev... C’était cela la solution, bien sûr, ce ne pouvait être que cela, puisque Jolival et Gracchus demeuraient introuvables. Peut-être n’avaient-ils pas pu quitter le Kremlin ? Avec sa jambe hors de service, le vicomte ne se déplaçait pas facilement et, s’il n’avait pu rejoindre le palais Rostopchine, à plus forte raison le relais sur la route de France que l’énorme incendie barrait sans faille possible.

Sa décision une fois prise, Marianne, à la manière des paysannes qui veulent protéger leur coiffe quand il pleut, retroussa sa robe pour en rabattre un pan sur sa tête afin de la mettre à l’abri des flammèches que le vent charriait toujours, puis elle se mit en devoir de traverser la place pour rejoindre le quartier de la Loubianka où s’élevait l’église française.

Mais, malgré tous ses efforts, il lui fut impossible de s’insinuer dans la masse compacte des voitures et des soldats qui cherchaient à gagner les rares portes encore épargnées par l’incendie. Elle entendit quelqu’un crier en français qu’il n’y avait plus que la route de Tver qui fût libre mais, pour elle, cela ne signifiait rien. Elle ne voulait pas aller avec ces gens-là, elle voulait rejoindre son parrain.

Tout à coup, elle poussa un cri de joie. Brutalement écartée par une troupe de soldats qui sortaient d’une ruelle, la foule venait de s’entrouvrir et, l’espace d’un éclair, elle venait d’apercevoir une silhouette qui lui fit battre le cœur plus vite, celle d’un homme à cheveux gris enveloppé d’une grande mante sombre comme celle que, tout à l’heure, elle avait jetée sur les épaules du cardinal. Il était là, il était devant elle...

Du coup, au lieu de lutter contre le flot, elle se laissa porter par lui. D’ailleurs, essayer de le fendre eût été se vouer à une mort certaine, sous les roues des voitures ou sous les sabots des chevaux affolés que les cochers avaient tant de mal à maintenir. Elle tendit tous ses efforts dans le but de rejoindre l’homme à la grande mante noire.

Soudain, la rue, si étroite l’instant auparavant, parut éclater. On traversait un large boulevard bordé de grandes et belles demeures. L’homme, à cet instant, quitta le cortège et se jeta dans ce boulevard bien que, dans ses profondeurs, il fût lui aussi barré par le feu. Aussitôt Marianne s’élança sur ses traces, appelant de toutes ses forces mais sans parvenir à se faire entendre dans les rugissements de l’incendie et les hurlements du vent. Elle se mit à courir sans prendre garde à ce qui l’entourait et sans même remarquer que toutes ces élégantes maisons étaient pour le moment livrées au pillage d’une soldatesque ivre. Devant elle le cardinal, car c’était bien lui, ainsi qu’elle put s’en rendre compte quand la mante, soulevée par le vent, révéla une soutane noire, courait comme un homme poursuivi, et si vite que Marianne avait le plus grand mal à le suivre.

Elle se rapprochait néanmoins quand, tout à coup, il disparut... A la place où elle l’avait vu. l’instant auparavant, il n’y avait plus qu’une haute grille dorée derrière laquelle apparaissaient quelques arbres étiques. Affolée, elle se jeta contre cette grille. Elle résonna sous son poids mais résista comme si jamais de sa vie elle ne s’était ouverte. Avisant une sonnette, Marianne s’y pendit et s’agita autant qu’elle put... mais personne ne répondit et rien ne vint. Le fugitif s’était dissous comme si une trappe s’était soudain ouverte sous ses pieds pour l’engloutir dans la terre.

Désemparée, Marianne se laissa tomber sur une borne de pierre placée près de la grille et regarda autour d’elle. Partout, des cris, des hurlements, le vacarme des bouteilles brisées et des chants d’ivrognes... La ville brûlait, les flammes se rapprochaient d’instant en instant et cependant il se trouvait des hommes pour vider les caves et s’enivrer au lieu de fuir.

De deux ou trois rues adjacentes, des groupes de femmes, d’enfants à peine vêtus accouraient, débouchant sur ce boulevard encore libre, pleurant et poussant des cris de frayeur. Marianne remarqua alors une grande femme vêtue à peu près comme la vivandière de tout à l’heure, avec cette différence qu’au lieu d’un bonnet à poil, elle portait un bonnet de police à long gland de soie rouge. Le manège de cette femme était si odieux qu’il parvint à arracher la jeune femme à sa prostration. Armée d’un sabre de cavalerie, cette mégère barrait la route aux fugitifs qui cherchaient à sortir de l’une des rues et ne les laissait passer qu’après les avoir dûment fouillés et débarrassés de tout ce qu’ils pouvaient porter. Déjà à ses pieds s’entassaient des bijoux, des sacoches. Epouvantés par le feu qui les talonnait, ces pauvres gens se laissaient dépouiller sans un mot.

Un groupe apparut soudain, composé d’un vieillard appuyé sur une canne, d’une jeune fille, de deux enfants et de deux hommes qui portaient, sur un brancard, une femme visiblement très malade. Avant qu’aucun d’eux ait pu faire un geste, la virago s’était ruée sur le brancard et commentait à fouiller la malade avec une brutalité si révoltante que Marianne s’élança, incapable d’en supporter davantage.

Emportée par une rage où entraient de la haine et du dégoût elle se rua sur la femme, la saisit par les cheveux gris qui pendaient sous son bonnet de police, la tira en arrière si brutalement qu’elle la fit choir puis, se jetant sur elle, se mit à la bourrer de coups. Jamais encore elle n’avait éprouvé ce besoin de mordre, de déchirer, de tuer. Elle avait honte, affreusement honte que ces gens fussent ses compatriotes et il fallait que, d’une manière ou d’une autre, elle le leur fît sentir.

Mais la femme beuglait comme un cochon égorgé et bientôt trois ou quatre soldats, plus qu’à moitié ivres, accoururent à sa rescousse.

— Tiens bon, la mère ! clama l’un d’eux, on arrive !...

Marianne se vit perdue. Le groupe auquel elle avait si imprudemment porté secours s’était hâté de fuir dès que la femme avait été à terre. Elle était seule maintenant, en face de quatre hommes furieux qui l’arrachaient à sa victime. Celle-ci d’ailleurs se relevait, crachant ses dents avec des injures, du sang coulant de son nez. Titubant à moitié, elle se ruait vers le sabre qui lui avait échappé.

— Merci... les gars ! hoquetait-elle. T’nez bon ! J‘vas lui faire sauter un œil pour lui apprendre...

L’arme tremblant au bout de son bras, elle s’élançait déjà quand soudain elle s’abattit aux pieds de Marianne, abasourdie. La longue lanière d’un fouet l’avait saisie aux jambes et l’avait fauchée comme une mauvaise herbe. En même temps une voix moqueuse et enrhumée déclarait :

— Ça va... les gars ! Disparaissez et un peu vite si vous ne voulez pas tâter de mon fouet ou du peloton d’exécution... et emmenez cette ordure avec vous !

Ils ne se le firent pas dire deux fois et, en un instant, Marianne se retrouva libre, en face de l’homme qui venait de la sauver et qui sautait, tout justement, d’une sorte de calèche qui pour le moment ressemblait davantage à une voiture de déménagement.

— Vous n’avez rien ? demanda-t-il tandis que la jeune femme, machinalement, secouait sa robe et rejetait en arrière ses longs cheveux défaits.

— Non... je ne crois pas ! Merci, monsieur ! Sans vous...

— Je vous en prie ! C’est trop naturel ! Il est déjà assez pénible d’être chassé successivement de tous ses refuges par ces sacrées flammes et de constater, en outre, que l’on appartient soi-même à un peuple de sauvages ! Mais... (Il s’arrêta tout à coup, considéra Marianne avec plus d’attention puis, soudain, s’écria :) Mais je vous connais !... Pardieu, Madame, il était écrit que cette nuit serait la plus fantastique de mon existence ! Comment imaginer que, dans Moscou en flammes, j’aurais la bonne fortune de rencontrer l’une des plus jolies femmes de Paris ?

— Vous me connaissez ? fit Marianne déjà inquiète en songeant que ce genre de rencontre était tout le contraire de ce qu’elle désirait après ce qui s’était passé au Kremlin. Vous m’étonnez monsieur...

— De Beyle, pour vous servir, Madame la Princesse ! Auditeur de 1re classe au conseil d’Etat, actuellement attaché aux services du Comte Mathieu Dumas, Intendant impérial des Armées. Mon nom ne vous dit rien, bien sûr, car je n’ai pas la joie d’être connu de vous et encore moins celle de vous avoir approchée. Mais je vous ai vue, un soir, à la Comédie-Française. On y donnait Britannicus et vous êtes apparue, dans votre loge, en compagnie de ce grand misérable de Tchernytchev. Vous étiez vêtue, casquée de rouge... vous ressembliez à l’une de ces flammes... en infiniment plus doux ! Mais ne restons pas ici : l’incendie gagne encore ! Puis-je vous offrir... je ne dirai pas une place, mais une fissure, dans cette carriole ?

— C’est que... je ne sais où aller. Je désirais me rendre à Saint-Louis-des-Français...

— Vous n’y arriverez jamais ! J’ajoute qu’aucun de nous ne sait où il va. Ce qui importe, c’est de quitter cette ville par les rares trous qu’elle nous laisse encore.

Tout en parlant, M. de Beyle aidait Marianne à se hisser sur le tas de bagages qui comportait d’ailleurs quelques bouteilles, un tonnelet de vin et une quantité prodigieuse de livres, magnifiquement reliés pour la plupart. Il y avait aussi, étalé sur tout cela, un passager, gros homme verdâtre qui semblait à deux doigts de rendre l’âme.

Il tourna vers l’arrivante un regard absolument inexpressif. Quand il fut certain que la nouvelle venue allait prendre place sur la voiture, le gros homme poussa un affreux soupir, lâcha son ventre qu’il comprimait à deux mains et se mit en devoir de traîner son corps pesant contre l’une des parois du véhicule pour permettre à la jeune femme de s’installer. Ce faisant, il s’essaya à un sourire qui rata lamentablement.