Marianne n’hésita même pas. Le « riquiqui » semblait avoir singulièrement aiguisé ses facultés intellectuelles.

— Je suis la nièce de l’abbé Surugue, le curé de Saint-Louis-des-Français, débita-t-elle tout d’une traite. On m’avait dit que mon oncle était venu au Kremlin pour voir l’Empereur, alors je m’étais mise à sa recherche, mais je ne l’ai pas trouvé. Alors je voudrais bien rentrer chez nous...

— Une nièce de curé, je vous demande un peu ! Y a qu’à moi que ça arrive de rencontrer des sauterelles comme ça ! Mais, pauvre gourde, tu sais-t-y seulement si t’as encore un chez toi ?

— Peut-être pas... mais il faut tout de même que j’aille le voir. Mon oncle est vieux... il a de mauvaises jambes. Il faut que je le retrouve, sans ça il va s’affoler.

— T’es pas qu’un peu têtue, toi, hein ? Tu ressembles à Lisette, ma bourrique ! Après tout, ça t’regarde si tu veux t’prendre pour Jeanne d’Arc. C’est ta peau, pas vrai ? Mais tu frais bien mieux d’patienter un peu et d‘rester avec nous parce qu’à rien t‘cacher, le Petit Tondu il va plus s’éterniser ici.

— J’ai pourtant entendu dire qu’il ne voulait rien savoir pour partir.

— Des clous ! J’en sais plus long qu’toi ! C’est c‘gros malin d’ Berthier qui l’a décidé en y disant que si y « s’ostinait » à rester ici, y risquait d’être coupé d‘tout 1’ reste d’Armée qu’est restée dehors. En v’nant ici j’ai entendu un emplumé qui disait ça à un larbin en ajoutant qu’y faudrait préparer « Taurus », un des canassons de l’Empereur. Alors, attends un peu, on s’en ira ensemble...

Toutes ces palabres angoissaient Marianne. Elle mourait de peur que l’un de ceux qui s’étaient lancés à sa poursuite ne revînt sur ses pas et ne la trouvât en train de bavarder amicalement avec une vivandière. Car maintenant qu’elle pouvait considérer comme une réussite l’évasion du cardinal, elle craignait comme le feu de s’en expliquer avec Napoléon. Ses colères, parfois incontrôlables, elle ne les connaissait que trop et il considérerait le fait d’avoir sauvé un homme qui voulait sa mort comme une offense personnelle devant laquelle tout ce qui était leur passé pourrait s’effacer. Marianne risquait bel et bien d’être traitée en complice, donc en criminelle d’Etat.

Mais comme elle restait fermement accrochée à ses positions refusant bien entendu de demeurer plus longtemps, la mère Tambouille capitula.

— Ça va ! soupira-t-elle. Allons-y puisque tu y tiens ! J’vais t’accompagner jusqu’à la porte.

Côte à côte, elles gagnèrent la poterne où les hommes continuaient à se passer inlassablement des seaux d’eau et où la vivandière fut accueillie par une bordée de joyeux jurons et de grosse, plaisanteries concernant l’adjointe qu’elle semblait s’être choisie. Le physique de Marianne, surtout, excitait la verve de ces messieurs et les commentaires gaulois, assaisonnés d’invites fort claires, allèrent leur train. Tellement même que la mère Tambouille se fâcha.

— Vos gueules, les gars ! beugla-t-elle. Où c’est qu’vous vous croyez ? C’est pas une Marie-couche-toi-là, cette petite, c’t’une nièce de curé ! Alors, si vous respectez pas son cotillon, respectez au moins c’lui d‘son tonton ! Et poussez-vous un peu qu’elle puisse sortir !

— Sortir ? C’est pas un service à lui rendre, remarqua un sapeur superbement barbu et roux comme une carotte qui décochait de telles œillades à la jeune femme qu’il avait l’air d’avoir un tic. Dehors, ça flambe de partout ! Elle va rôtir et ça s’rait bougrement dommage, surtout à cause d’un curé.

— J’y ai déjà dit tout ça. Allez, ouste ! écartez-vous un brin qu’elle puisse franchir c’te poterne... et tâchez moyen d‘pas la peloter au passage. C’est pas si large.

— Comment qu’on ferait ? grogna un jeune gars qui transpirait comme une gargoulette, faudrait lâcher les seaux.

En effet, on plaisantait mais on ne perdait pas de temps. Tout en parlant, les hommes continuaient à se passer les charges d’eau, non sans en répandre pas mal sur leurs pieds, tandis que leur cantinière leur versait, jusque dans le gosier, de généreuses rations de son fameux riquiqui. Cependant, comme personne ne faisait toujours mine de livrer le passage, l’officier qui surveillait le travail et qui, jusqu’à présent, ne s’était pas mêlé au débat, s’avança et prit la main de Marianne.

— Venez, Mademoiselle, et excusez-les : ils n’ont aucune envie de vous voir partir. D’ailleurs, ils ont raison : ce n’est pas prudent !

— Grand merci, Monsieur l’Officier !... mais il faut absolument que je rejoigne mon oncle. Il doit être bien en peine de moi, en ce moment.

Guidée par la main attentive du soldat, Marianne franchit le passage qu’un éboulis de terre, transformé en cloaque par le trop-plein des seaux, rendait difficile. Puis, une fois de l’autre côté, elle remercia, réprimant un soupir de soulagement à se trouver enfin hors des murs de la citadelle, encore que la vue sans obstacle de la ville incendiée n’eût rien de réconfortant : ce n’était, autour du Kremlin, qu’un mur de feu.

— Par là, ça flambe pas encore, lui cria la mère Tambouille qui l’avait suivie tout en distribuant des rations d’alcool. Si c’est ton quartier, t’as une chance.

En effet, du côté de Saint-Louis-des-Français, la ville était encore debout et l’incendie n’y était pas généralisé : seul le Bazar brûlait mais avec moins d’ardeur qu’ailleurs.

— Justement, c’est lui ! fit Marianne heureuse de constater qu’il y avait encore une issue possible. Encore merci, madame Tambouille !

Le rire de la vivandière la poursuivit tandis qu’elle prenait sa course le long de la rivière. Elle entendit encore son amie d’un instant lui crier, les mains en porte-voix :

— Ah ! Si tu le retrouves pas, ton tonton, reviens ! J’aurais l’emploi d’une belle fille comme toi... et les gars aussi !

L’instant suivant, Marianne plongeait dans l’énorme agitation qui bouleversait la grande place du Gouvernement. Les troupes qui s’y étaient cantonnées la veille cherchaient à abriter leurs canons et surtout leurs munitions, tandis qu’une partie d’entre elles occupait les palais et les édifices d’alentour pour tenter de les protéger. Il y avait aussi des attelages, hétéroclites pour la plupart, mêlant chariots de commerce aux voitures de maître, mais tout cela débordant des fruits du pillage car, sous couleur de sauver le plus possible des richesses de la ville, les soldats s’en donnaient à cœur joie.

Bousculée, de toutes parts, risquant parfois l’écrasement sous les roues d’une voiture, Marianne parvint tout de même à gagner le palais Rostopchine. Ce fut pour tomber littéralement, dès le seuil, dans les bras du sergent Bourgogne qui en interdisait l’entrée.

Elle eut un coup au cœur en le reconnaissant. Tout à l’heure, quand Gauthier de Chazay avait attaqué l’Empereur, il était dans la galerie avec un groupe de Boutechniks prisonniers. Il avait dû assister à la scène... mais, presque aussitôt, elle se rassura : il avait vu ce qui s’était passé, certes, mais puisqu’il était revenu dans ce palais, il ne devait pas être au courant de la suite.

— Où est-ce que vous allez, ma petite dame ? lui demanda-t-il avec sa bonhomie habituelle.

— Je voudrais entrer. Souvenez-vous ; j’habitais cette maison quand vous êtes arrivés l’autre soir, avec un monsieur blessé à la jambe... mon oncle.

Il lui sourit sans arrière-pensée.

— Je vous remets bien ! Et même, je crois bien vous avoir vue au palais, ce matin... mais c’est pas possible d’entrer dans cette maison. Si elle ne brûle pas, elle est en danger et on l’a réquisitionnée par ordre de Sa Majesté. Et puis tous les civils doivent quitter la ville.

— Mais j’ai rendez-vous avec mon oncle ! Il doit être déjà ici ! Vous ne l’avez pas vu ?

— Le monsieur qui s’est cassé la jambe ? Non. J’ai vu personne !

— Pourtant, il a dû venir. Il est peut-être entré sans que vous vous en rendiez compte ?

— C’est pas possible ma petite dame ! Voilà tantôt quatre heures que je monte la garde ici avec mes hommes. Si quelqu’un était venu, je l’aurais vu, aussi sûr que je m’appelle Adrien-Jean-Baptiste-François Bourgogne, né-natif de

Condé-sur-Escaut ! Si votre oncle était au Kremlin, il a dû y rester ! Tant que l’Empereur y est...

Mais Marianne, avec un pâle sourire de remerciement, s’écartait déjà, se dirigeant vers l’église Saint-Basile-le-Bienheureux pour essayer de réfléchir un moment et de faire le point de sa situation. Où pouvaient bien être Gracchus et Jolival ? Si le sergent ne les avait pas vus, c’est incontestablement parce qu’ils n’étaient pas venus.

— C’est du La Palice ! marmotta Marianne. Mais qu’est-ce qui a bien pu les retenir ? Et où est-ce que je vais les retrouver maintenant ?

Elle s’écarta juste à temps pour éviter une tapissière débordante de meubles et de rouleaux de tissus qui, trop lourdement chargée sans doute pour la force de ses freins, lui arrivait dessus sans crier gare, dévalant la pente qui menait à l’église. Machinalement, elle s’aplatit contre la plate-forme ronde, en maçonnerie, qui était 1’échafaud permanent de la justice moscovite puis, le danger passé, grimpa vers l’église, pensant y trouver un instant de répit et de tranquillité même si elle débordait de réfugiés en prières. Jamais autant qu’à cette minute où elle se sentait perdue, seule au milieu d’une ville inconnue et hostile, elle n’avait senti, à ce point, le besoin du secours divin.

Or, ce qu’elle entendit, en escaladant l’un des escaliers d’accès, ce ne fut pas le bourdonnement des invocations mais des jurons de palefreniers et des hennissements de chevaux : Saint-Basile-le-Bienheureux était transformé en écurie !

Elle éprouva, de cette découverte, un choc si violent qu’elle tourna les talons et repartit en courant, comme si elle avait un instant côtoyé la peste. L’indignation et la colère envahissaient son cœur, chassant l’inquiétude et le souci d’elle-même. On n’avait pas le droit de faire de telles choses ! Même si, pour la catholique qu’elle était, les orthodoxes ne l’étaient guère, ils n’en adoraient pas moins le même Dieu et avec des différences, somme toute, assez minimes ! De plus, sans être vraiment agissante, sans être pratiquée assidûment, sa foi n’en était pas moins profonde et ce qu’elle venait de constater la blessait au plus sensible. Ainsi, non content d’avoir donné la chasse aux cardinaux, emprisonné le Pape, bafoué par son divorce et son remariage les lois de l’Eglise, Napoléon permettait à ses soldats de profaner la maison du Seigneur ? Pour la première fois, l’idée que sa cause pouvait être vouée au désastre effleura Marianne. Les paroles violentes du cardinal de Chazay, tout à l’heure, prenaient une curieuse résonance en attendant peut-être d’atteindre à la prophétie.