Ne sachant où aller, elle aperçut soudain, presque en haut de la pente herbeuse, tout près du contrefort d’angle du palais, un arbre touffu. C’était un vieil arbre plusieurs fois centenaire dont les branches penchaient avec lassitude vers le sol. Il était trapu, vénérable, mais la masse de son feuillage semblait impénétrable. Sous les rafales de la tempête, elle bruissait dans le vent comme une colonie de corneilles.
Emportée par la bourrasque qui, maintenant, soufflait du sud, Marianne se retrouva soudain en haut de la pente et contre le tronc même de l’arbre qu’elle mesura d’un coup d’œil. L’escalader ne devait pas être difficile en temps normal. Mais est-ce que son épaule blessée lui permettrait cet exercice qu’elle accomplissait si facilement jadis ?
Il est bien connu que le goût de la liberté donne des ailes aux impotents et, tous comptes faits, Marianne n’avait aucune envie d’affronter la colère de Napoléon. Ce qu’elle voulait, de toutes ses forces maintenant, c’était rejoindre ses amis et quitter cette maudite ville aussi vite qu’elle le pourrait. Grimaçant de douleur mais talonnée par ce besoin irrésistible d’évasion, elle réussit à mener à bien son entreprise. Au bout d’un moment qui lui parut interminable mais qui ne dépassa pas quelques secondes, elle se retrouva installée à califourchon sur une grosse branche et complètement dissimulée aux regards. Il était temps. Elle n’y était pas depuis une demi-minute qu’elle vit passer son jeune capitaine juste sous ses pieds. Il courait comme un lièvre en criant « A la garde » de toute la force de ses poumons et sans prêter la moindre attention aux brandons enflammés que le vent abattait autour de lui.
Le répit qu’éprouva la fuyarde fut bref. Sa situation avait perdu de son urgence, mais non de sa gravité, car l’incendie de la ville avait pris, depuis l’entrée de Marianne dans la tour, des proportions terrifiantes. Charriée par le vent d’équinoxe, une pluie de feu s’abattait sur le Kremlin, en minces flammèches ou en gros brandons qui faisaient résonner les toits de tôle des palais et les bulbes de cuivre des églises comme autant d’enclumes sous le marteau d’invisibles forgerons. Cela formait, avec les cris qui s’élevaient de partout, une symphonie terrifiante et fantastique. La ville entière hurlait vers le ciel embrasé dans une atmosphère infernale où l’on croyait respirer du feu.
Le dôme vert que l’arbre formait au-dessus de la tête de Marianne la protégeait relativement de cette pluie incandescente. Mais combien de temps s’écoulerait avant que cet abri lui-même ne prît feu ?
En écartant un peu les branches, la réfugiée put apercevoir l’esplanade qui s’étendait entre le palais et l’Arsenal. Elle grouillait de soldats qui s’efforçaient, au risque de leur vie, de mettre à l’abri, sans d’ailleurs y parvenir car le moindre refuge devenait précaire, des barils de poudre et des paquets d’étoupe. D’autres s’étaient hissés sur le toit du palais et, armés de seaux et de balais, en écartaient les météores incendiaires à mesure qu’ils s’y abattaient ou bien tentaient, avec l’eau, de rafraîchir les tôles brûlantes. La grande forteresse russe, avec ses églises somptueuses et ses magnifiques bâtiments menacés, ressemblait à une île cernée par un océan de feu, à un plateau dansant sur un volcan en éruption, car derrière tout ce que Marianne pouvait apercevoir de l’enceinte, d’immenses flammes bondissaient au-dessus des murailles rouges, menaçant directement les écuries impériales où éclataient les hennissements affolés des chevaux que, d’ailleurs, une armée de palefreniers faisait sortir en s’efforçant d’éviter la panique.
— Doux Jésus ! murmura Marianne, tirez-moi de là !...
Soudain, elle aperçut l’Empereur. A pied, tête nue, les courtes mèches noires de son front et les pans de sa redingote grise voltigeant dans le vent, il s’avançait rapidement vers l’Arsenal menacé, suivi de Berthier, de Gourgaud et du prince Eugène, malgré les efforts d’un officier supérieur, le général de Lariboisière, qui tentait désespérément de lui barrer le passage et de l’empêcher de poursuivre un chemin manifestement dangereux. Mais d’une main impatiente, Napoléon l’écarta et poursuivit sa route. Alors le groupe de canonniers occupés à déplacer les caisses de munitions se jeta au-devant de lui, s’agenouillant presque pour l’empêcher d’avancer. Au même moment, surgit des écuries l’absurde plumet blanc de Murat qui vogua jusqu’à l’empereur sur le flot houleux des soldats. De son perchoir, Marianne entendit quelqu’un crier.
— Sire ! Je vous en supplie !
— Non ! Montez sur cette terrasse avec le prince de Neuchâtel et venez me rendre compte, hurla Napoléon au maréchal Bessières. Je ne partirai que si cela devient réellement indispensable. Que chacun fasse son devoir et nous pourrons demeurer ici, relativement en sûreté.
Une sorte de coup de canon suivi d’un étrange cliquetis de verre brisé lui coupa la parole. C’étaient les fenêtres de l’une des façades du palais qui venaient d’éclater. Alors Napoléon s’élança à son tour vers cette terrasse qu’il avait indiquée l’instant précédent afin de se rendre compte par lui-même de l’imminence du danger, tandis que le vent apportait à Marianne l’écho du chapelet de jurons lâchés par le roi de Naples.
Elle dut d’ailleurs, au même moment, laisser retomber ses rameaux et se rejeter en arrière pour éviter un morceau de poutre enflammée qui lui arrivait droit dessus et s’abattit dans l’arbre.
— Je ne peux pas rester là plus longtemps ! marmotta-t-elle entre ses dents. Il faut que je trouve le moyen d’en sortir !...
La porte du Sauveur, la seule qu’elle eût dans son champ de vision, était impraticable, encombrée qu’elle était par les canons que l’on y engouffrait venant de la place du Gouvernement. Mais, en se tournant de tous les côtés, elle aperçut soudain, au pied d’une grosse tour d’angle qui dressait son toit pointu derrière une petite église, une poterne par laquelle passait une longue chaîne de soldats et de seaux d’eau reliant la Moskova aux toits du Kremlin. C’étaient des hommes du Génie. Ils n’avaient rien de commun avec ceux auxquels elle avait eu affaire tout à l’heure dans la tour. Quant aux officiers qui surveillaient cette chaîne, aucun d’eux ne lui était connu... et puis elle n’avait pas le choix.
Elle se laissa glisser à terre, mais à peine eut-elle touché le sol qu’une bourrasque de vent la saisit, la roula et lui fit dévaler le talus jusqu’à l’enceinte, malmenant de nouveau son épaule blessée au point de lui arracher des larmes. Un instant, quand enfin elle s’arrêta, elle demeura étendue dans l’herbe, étourdie, la tête sonnante, sa migraine de tout à l’heure cruellement réveillée avec l’impression d’être habitée par un bourdon de cathédrale. Mais tout à coup, elle se retrouva, comme par miracle, sur ses pieds, nez à nez avec la plus étrange femme qu’elle eût jamais rencontrée, une matrone vermillonnée portant fièrement sur un mouchoir rouge noué en marmotte un bonnet de grenadier dont les poils montraient tant de traces de feu qu’il ressemblait à un champ de blé après le passage de moissonneurs négligents.
Au tonnelet que la femme portait en bandoulière, Marianne reconnut une vivandière. Celle-ci pouvait avoir une quarantaine d’années et, si elle était bizarrement accoutrée d’une jupe de toile peinte, d’une veste de drap gris, d’une ceinture de cuir et de guêtres roussies, en plus de son curieux couvre-chef, du moins cet accoutrement était-il propre. Après avoir relevé Marianne, elle se mit à l’épousseter, secouant sa robe et lui donnant de grandes tapes dans le dos pour la débarrasser des brindilles qui s’attachaient à l’étoffe.
— Voilà ! fit-elle avec satisfaction quand elle jugea son ouvrage terminé. Te voilà présentable, ma belle ! Mais tu as pris un drôle de gadin... sans compter ce gnon-là, qui doit pas dater de cinq minutes parce qu’il est d’un bien joli bleu ! fit-elle en désignant l’ecchymose que Marianne devait à son contact brutal avec le vase chinois, instrument de la colère impériale. Et oùsque tu allais comme ça pour être si pressée ?...
Rejetant en arrière les mèches échappées de son chignon et qui dansaient dans sa figure, Marianne haussa les épaules et désigna le ciel embrasé.
— Par un temps pareil on est plutôt pressé ! fit-elle. Je voudrais bien sortir d’ici. J’ai déjà reçu une espèce de branche d’arbre sur la tête et je ne me sens pas très bien !
La femme ouvrit des yeux ronds.
— Ah, parce que tu t’imagines que de l’aut’côté de c’te muraille c’est mieux ? Ma pauvre fille ! T’as donc pas encore compris qu’les Ruskos y font un feu d‘joie avec c’te foutue ville ? Apparemment qu’elle devait plus leur plaire ! Mais c’est vrai qu’t’as pas bonne mine. A part ton bleu, t’as même plus de couleur du tout ! Attends un peu, j‘vas t‘donner un coup de riquiqui ! Tu verras, c’est du fameux ! Ça réveillerait un mort !
Et généreusement elle décrocha une timbale de sa ceinture, la remplit à moitié à son tonneau et porta le tout aux lèvres de sa protégée qui ne se sentit pas le courage de refuser, d’autant plus qu’elle éprouvait l’impérieux besoin d’un remontant. Elle but une gorgée... et crut qu’elle avait avalé l’incendie. Toussant, crachant, à moitié étouffée, elle dut encore avoir recours aux bons offices de la cantinière qui, magnanime, lui appliqua dans le dos des bourrades à assommer un bœuf, tout en riant.
— Tu parles d’une petite nature ! T’es une demoiselle, toi, ça se voit ! T’as pas l’habitude...
— C’est... évidemment un peu fort ! Mais... ça remonte comme vous dites ! Merci beaucoup, madame !
L’autre rit de plus belle, en se tenant les côtes.
— Ben vrai ! C’est bien la première fois qu’on m’appelle Madame ! J’suis pas Madame, ma colombe ! J’suis la mère Tambouille, la vivandière de ceux-là, fit-elle en désignant de son pouce retourné les soldats de la chaîne. J’allais leur porter la goutte pour les encourager à la manœuvre quand t’es venue choir dans mes guibolles. Mais au fait, tu m’as toujours pas dit pourquoi tu tenais tellement à r’tourner dans c’te fournaise ?
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