Il y eut un silence, si profond que l’un et l’autre des protagonistes de cette pénible scène purent percevoir leurs respirations. Lentement, les mains de Napoléon étaient retombées le long de son corps. Puis, s’éloignant de Marianne, il en avait glissé une dans son gilet, l’autre derrière son dos et s’était mis à marcher de long en large, tête baissée, dans cette attitude qui lui était familière quand il réfléchissait profondément.
Il marcha ainsi pendant un moment et Marianne, la gorge serrée, respecta sa méditation. Brusquement, l’Empereur interrompit sa promenade, fit face à la jeune femme.
— Pourquoi ? Pourquoi a-t-il fait ça ?
— Je n’en sais rien, Sire. Je vous en donne ma parole. Depuis ce drame, je tourne et retourne cette question dans ma tête sans parvenir à lui donner une réponse acceptable. C’est un homme calme, posé, une grande intelligence et un fidèle serviteur de Dieu. Seul un coup de folie peut-être.
— Je n’y crois pas. Il y a autre chose. Cet homme n’a pas l’air d’un fou. Je crois, moi, que tu le connais mal, que ton affection t’aveugle ! Il me hait tout simplement, je l’ai vu dans ses yeux.
— C’est vrai, Sire, il vous hait ! Mais peut-être en vous donnant cet avis... insolent sans doute, cherchait-il simplement à protéger votre vie !
— Allons donc ! Ne faisait-il pas partie de ces cardinaux rebelles que j’ai fait chasser après qu’ils eurent refusé d’assister à mon mariage ? San Lorenzo... cela me dit quelque chose. En outre, à cause de vous, j’ai un peu trop souvent entendu parler de lui. C’est ce touche-à-tout, n’est-ce pas, qui vous a mariée ?
Le retour au vouvoiement ramena l’angoisse dans le cœur de Marianne. La distance, lentement, inexorablement, se réinstallait entre elle et l’Empereur, elle en qui, peut-être, il ne verrait plus bientôt sa récente victime mais simplement la filleule d’un factieux.
— Tout ce que dit Votre Majesté est vrai, fit-elle avec effort, cependant je la supplie encore de faire grâce ! Ne m’a-t-elle pas promis de m’accorder...
— Pas cela ! Comment pouvais-je imaginer ?... Folles ! Toutes les femmes sont folles... Libérer ce conspirateur dangereux ! Et quoi encore ? Pourquoi donc ne pas lui donner des armes et la clef de ma chambre ?
— Sire. Votre Majesté s’égare. Je ne demande pas sa liberté. C’est seulement sa vie que je veux, rien d’autre. Pour le reste, Votre Majesté est libre de l’enfermer sa vie durant dans telle prison qui lui conviendra.
— Comme c’est commode, en vérité ! Nous sommes à mille lieues de Paris, cernés par les flammes. Je n’ai d’autre ressource que la mort. Et puis... je ne peux pas faire grâce ! Personne ne comprendrait ! Encore, s’il s’agissait d’un Russe, la chose serait peut-être possible. Mais un Français ! Non, mille fois non ! C’est impossible ! Et puis... il a osé parler de mon fils, cela, je ne lui pardonnerai jamais ! Vouer cet enfant au malheur ! Misérable !
— Sire ! implora-t-elle.
— J’ai dit non ! N’insistez pas... Et finissons-en ! Demandez autre chose !...
Navrée, elle comprit qu’elle perdait du terrain, qu’il avait hâte d’en finir maintenant. Déjà le mameluk Ali venait d’apparaître pour annoncer que le cheval de l’Empereur était sellé. Derrière lui apparaissait Duroc, des nouvelles sombres plein son sac : le feu prenait aux cuisines du palais, des brandons commençaient à tomber sur l’Arsenal... le vent redoublait de violence...
Napoléon tourna vers Marianne un regard déjà courroucé.
— Eh bien, Madame, j’attends...
Brisée, elle s’effondra plutôt qu’elle ne plongea dans sa révérence.
— Accordez-moi de m’entretenir un moment avec lui... de l’embrasser une dernière fois. Sire ! Je ne demande rien de plus.
— C’est bien...
Vivement, il alla jusqu’à un petit secrétaire ouvert dans un coin, griffonna quelques mots sur un papier, signa si nerveusement que la plume cracha et grinça, puis tendant le tout à la jeune femme :
— Vous aurez une demi-heure, Madame ! Pas une minute de plus, car il se peut que nous ayons à en finir plus tôt que je ne croyais ! Nous nous retrouverons tout à l’heure.
Et il sortit rapidement pour rejoindre l’escorte qui l’attendait dans l’antichambre. Marianne demeura seule dans cette chambre impériale qui, maintenant que son hôte en était sorti, prenait l’aspect banal et affligeant d’une chambre d’hôtel vide.
Un moment, comme Napoléon tout à l’heure, elle tourna en rond, réfléchissant, le papier qu’il lui avait donné bien serré entre ses doigts. Puis, prenant son parti, elle sortit à son tour pour se mettre à la recherche de Gracchus et de Jolival : elle avait des instructions à leur donner...
17
MONSIEUR « DE » BEYLE
Hors du palais l’atmosphère était étouffante. Des tourbillons de fumée âcre emplissaient les cours et les esplanades. Autant pour se protéger de cette fumée suffocante et des flammèches que le vent emportait que dans un but plus secret, Marianne prit soin de s’envelopper, malgré la chaleur, de sa grande mante, d’en rabattre la capuche jusque sur ses sourcils et de tenir contre son visage un grand mouchoir abondamment mouillé et inondé d’eau de Cologne empruntée à la toilette de l’Empereur. Ainsi équipée, elle se hâta vers l’enceinte du Kremlin, descendant la pente herbeuse qui, de l’esplanade supportant le palais, coulait jusqu’à l’enceinte bâtie au niveau de l’eau.
Vue de près, la Tour du Secret perdait un peu de son aspect impressionnant. A moitié moins haute que ses sœurs, grâce à l’Impératrice Catherine II qui avait jadis ordonné sa démolition, ainsi d’ailleurs que celle des autres tours, elle était cependant demeurée debout quand les travaux furent interrompus parce que jugés trop onéreux. Néanmoins, il en restait encore suffisamment pour constituer une prison des plus valables.
Deux grenadiers, retranchés dans un recoin sombre au bas de l’escalier, en gardaient la porte. La vue de la signature impériale au bas de l’ordre manuscrit leur inspira un salut plein de considération, puis l’un des deux hommes s’institua le guide de la jeune femme qu’il conduisit à l’étage, devant une porte à l’arc surbaissé et que défendaient des verrous dignes d’une entrée de ville. Puis, sans rien perdre de son attitude respectueuse, il tira de sa poche avec fierté un énorme oignon d’or qui ne devait pas y être depuis bien longtemps et annonça gravement :
— Dans une demi-heure, j’aurai l’honneur de venir chercher Madame. Les ordres de Sa Majesté sont précis.
Marianne fit signe qu’elle avait compris. Depuis qu’elle était entrée dans la tour, elle s’était attachée à ne pas faire entendre le son de sa voix, se contentant de tendre, sans rien dire, le papier aux factionnaires, en priant le Bon Dieu pour qu’ils sussent lire. Mais la chance, pour le moment, était avec elle.
La prison, une ancienne casemate percée d’une meurtrière, était obscure mais elle en vit tout de suite l’occupant. Assis sur une grosse pierre auprès de l’étroite fente de lumière, il s’efforçait de regarder au-dehors en dépit des volutes légères de fumée qui pénétraient par cet orifice. Son visage était pâle, mais une énorme ecchymose marquait sa tempe, là où sans doute on l’avait frappé après son geste criminel. L’entrée de Marianne lui fit à peine tourner le tête.
Un instant, ils se regardèrent, lui avec une sorte d’indifférence ennuyée, elle avec un chagrin qu’elle ne parvenait pas à maîtriser et qui lui serrait la gorge. Puis le cardinal eut un soupir et demanda :
— Pourquoi es-tu venue ? Si tu m’apportes ma grâce... car je me doute que tu l’as implorée, sache que je n’en veux pas. Tu as dû la payer un prix excessif !
— Je ne vous apporte pas votre grâce. L’Empereur a repoussé ma prière... et nous n’en sommes plus depuis longtemps à des rapports du genre de ceux auxquels vous faites allusion.
Le prisonnier eut un petit rire sans gaieté et haussa les épaules sans répondre.
— Cependant, reprit Marianne, je l’ai demandée, cette grâce ! Dieu sait que j’ai prié ! Mais il paraît que personne ne comprendrait une mesure d’indulgence dans un cas aussi grave et dans de telles circonstances !...
— Il a raison. La dernière faute qu’il puisse commettre serait de se laisser aller à la faiblesse. D’ailleurs, encore une fois, j’aime mieux la mort que sa clémence.
Lentement, Marianne s’avança vers le prisonnier. Elle éprouvait une émotion poignante à le voir de près, à constater combien il semblait las, tout à coup... et tellement plus vieux que l’autre soir, dans le couloir de Saint-Louis-des-Français. Brusquement, elle se laissa tomber à genoux, saisit ses mains froides et y appuya ses lèvres.
— Parrain ! implora-t-elle. Mon parrain chéri !... Pourquoi avez-vous fait cela ? Pourquoi être venu lui jeter tout cela au visage ? C’est une impulsion...
— Stupide n’est-ce pas ? Tu n’oses pas employer ce mot...
— Il vous va si mal ! Qu’espériez-vous, en apostrophant Napoléon ? Obliger son armée à quitter Moscou, la Russie ?...
— En effet ! Je le voulais, je le voulais de toutes mes forces ! Tu ne peux pas savoir combien j’ai souhaité qu’il s’en aille d’ici, qu’il retourne chez lui quand il en était encore temps et sans semer davantage le malheur...
— Il ne le peut pas ! Le voudrait-il qu’il n’est pas seul. Il y a les autres... tous les autres que chaque conquête enrichit. Tous ces hommes pour qui Moscou représentait une sorte de Golconde... Les maréchaux !...
— Ceux-là ? Mais ils ne demandent qu’à repartir ! La plupart d’entre eux ne rêvent que de rentrer chacun chez soi. La guerre, ils n’y croyaient pas vraiment... ils ne la « sentaient » pas et surtout, ils n’en avaient aucun besoin. Tous, ils ont des titres pompeux, des biens immenses, des fortunes dont ils désirent jouir. C’est assez humain ! Quant au roi de Naples, ce centaure empanaché, vaniteux comme un paon et à peu près aussi intelligent, à l’heure qu’il est, il fait la roue devant les Cosaques de Platov, ceux de l’arrière-garde russe qu’il a rejointe. C’est tout juste si l’on ne fraternise pas ! Les Cosaques lui jurent que l’armée russe est à bout de souille, que les désertions se multiplient, ils lui jurent aussi qu’ils n’ont jamais vu un homme aussi admirable que lui, et il les croit, l’imbécile !
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