De cet étage, on dominait l’enceinte rouge du Kremlin. La tour du Secret, la Taïnitskié Bachnia, la plus ancienne puisqu’elle remontait au xve siècle, apparaissait aussi comme la plus proche, menaçante dans son amoncellement de briques noircies par le temps qui lui donnaient la silhouette trapue d’un valet de bourreau dressé, bras tendus entre le palais et la rivière qu’elle interdisait. Mais de la tour, le regard de Marianne passa naturellement à la ville et elle eut une exclamation effrayée. L’incendie progressait vite.
Au-delà du trop mince ruban de la Moskova, c’était comme une mer de feu emportée par le flux irrésistible d’une grande marée et qui, d’instant en instant, gagnait du terrain. Sur les rives de la rivière, des régiments entiers étaient au travail, formant de longues chaînes qui, du fleuve aux flammes, s’étiraient, charriant des seaux d’eau dérisoires comme des dés à coudre. Ils ressemblaient à ces gens de Lilliput transportant leurs minuscules tonneaux pour essayer d’étancher la soif du géant Gulliver... D’autres, debout sur les toits encore intacts, en dépit du vent qui souillait en tempête, s’efforçaient à l’aide de balais et de toiles mouillées de rejeter les brandons enflammés qui s’abattaient sans cesse, cependant que d’épais rouleaux de fumée noire, charriée par l’ouragan, les avalaient l’un après l’autre et engloutissaient lentement le paysage.
— Est-ce bien sage, murmura enfin Marianne d’une voix blanche, d’emprisonner un homme alors que nous sommes si menacés ? Combien de temps allons-nous résister à ce cataclysme ?
Constant haussa les épaules.
— Ce misérable n’aura guère le temps de s’habituer à sa prison, s’écria-t-il d’un ton de colère tout à fait inhabituel chez ce grand Flamand placide. Les ordres de l’Empereur sont formels : ce soir une cour de justice sera constituée sous la présidence du duc de Trévise, gouverneur de Moscou. Elle jugera et, avant la nuit, l’homme aura payé son inimaginable forfait...
— Inimaginable ? Pourquoi donc ?
— Mais parce qu’il est français et de petite race. Cette diatribe insensée jetée ainsi à la tête de l’Empereur s’expliquerait de la part d’un Russe, d’un ennemi vaincu comme cela s’est déjà produit, ou encore de l’un de ces émigrés irréductibles pour lesquels Sa Majesté représente à la fois Cromwell et l’Antéchrist. Mais une sorte de curé de campagne ! Non, ces insultes, cette malédiction en forme de prophétie qui vous voue au malheur à un moment si dramatique, doivent être sans pardon. D’ailleurs l’homme ne vivra peut-être même pas jusqu’à ce soir.
Le cœur de Marianne s’arrêta un instant.
— Pourquoi ? Ce n’est pas dans les habitudes de l’Empereur de faire exécuter un homme, même coupable, sans jugement...
— Certainement pas ! Mais les événements peuvent nous obliger à régler plus vite cette affaire. Les murs de cette vieille forteresse sont solides et nous sommes sur une colline, mais le cercle de feu se rapproche dangereusement. Dans un instant, Sa Majesté va sortir pour inspecter notre dispositif de défense contre le feu et se rendre compte par elle-même de l’imminence du péril. Si d’aventure nous devions évacuer le palais, le sort de l’homme se réglerait bien entendu avant notre départ. Vous avez entendu l’Empereur : il mourra avant que nous ne quittions ce palais.
Marianne sentit l’affolement la gagner. Tout à l’heure, quand Constant lui avait précisé le lieu de l’emprisonnement de « l’abbé Gauthier », elle avait éprouvé une sorte de soulagement, car elle avait craint qu’il n’eût été abattu sur-le-champ par l’entourage de Napoléon. Mais ce soulagement disparaissait car les choses semblaient se mouvoir avec une effrayante rapidité. Quelques heures ! Quelques heures seulement... ou même quelques minutes – qui pouvait savoir – avant que la sentence ne tombât, inexorable comme le couperet de la guillotine. Et il n’y aurait plus de Gauthier de Chazay... plus jamais !... Cette idée-là, Marianne ne l’endurait pas plus qu’un fer rouge sur sa peau. Elle l’aimait. Il était son parrain, presque son père, et leurs deux vies se mêlaient intimement, reliées l’une à l’autre par les invisibles liens de la tendresse respective. Si l’une d’elles se tranchait, quelque chose mourrait aussi dans l’autre.
A la réflexion, Marianne n’arrivait toujours pas à comprendre ce qui l’avait conduit, lui, homme sage et prudent, lui, prince de l’Eglise investi de pouvoirs insoupçonnés mais si vastes qu’ils équivalaient à une couronne, à cette sortie de fanatique exalté. Malgré la haine qu’il avait vouée à Napoléon, cela ne lui ressemblait pas. Les armes secrètes de la diplomatie étaient beaucoup plus conformes à son tempérament que l’apostrophe grandiloquente... d’autant plus qu’elle ne menait à rien. Mais comment, maintenant, arracher à la mort cet homme bon qui toujours s’était trouvé là à point nommé pour la tirer d’un danger ou d’une situation difficile ?
Un pas rapide qui fit gémir le plancher d’un salon voisin et vint troubler la méditation de Marianne annonça l’arrivée de Napoléon. L’instant suivant, il était là, s’arrêtait une seconde au seuil puis, apercevant la jeune femme debout dans l’embrasure d’une fenêtre, s’avançait vivement vers elle. Sans même lui laisser le temps d’esquisser une révérence, il la prit aux épaules et, l’embrassant avec une tendresse inattendue :
— Pardonne-moi, petite Marianne ! Je ne voulais pas te faire de mal ! Ce n’était pas toi que je souhaitais atteindre... c’était... je ne sais pas : le destin peut-être ou la stupidité humaine ! Mais ce misérable fou m’avait mis hors de moi. Je crois que j’aurais pu étrangler quiconque se serait approché de ma personne... Tu ne souffres pas trop ?
Elle fit signe que non, mentant héroïquement et même s’efforçant de sourire.
— Si ce bobo, fit-elle en touchant l’endroit douloureux où le vase l’avait atteinte, a pu contribuer à donner quelque apaisement aux nerfs de Votre Majesté, j’en suis même très heureuse. Je ne suis... que sa servante.
— Ne sois donc pas si solennelle ! Si tu veux dire que tu m’aimes bien, dis-le tout bêtement au lieu d’employer les grâces ampoulées du langage de cour ! Tu ferais mieux de me dire ce que tu penses ; je suis une brute. Il y a longtemps que nous le savons tous les deux. Maintenant, dis-moi ce que je peux faire pour que tu me pardonnes tout à fait ! Tu peux demander ce que tu veux, même la permission de... faire encore des folies ! Veux-tu des chevaux ? Une escorte pour t’accompagner à Pétersbourg ? Veux-tu un bateau ? Tu peux partir à l’instant pour Dantzig, avec de l’or, et y attendre le passage de ton corsaire qui ne manquera pas d’y relâcher...
— Votre Majesté... a donc changé d’avis ? Elle pense maintenant que j’ai une chance de trouver le bonheur auprès de Jason Beaufort ?
— Certainement pas ! Mon opinion n’a pas varié. Mais il y a en moi la crainte de t’avoir trop demandé... et peut-être aussi celle de t’exposer à un danger trop grand. Je n’ignore pas que nous courons un risque. Mais moi et mes soldats nous sommes des hommes faits pour le risque. Pas toi ! Tu n’as déjà couru que trop de dangers pour venir jusqu’à moi. Je n’ai pas le droit de t’en demander davantage...
Comme cela se produit souvent dans les circonstances les plus dramatiques, une idée saugrenue traversa soudain l’esprit de Marianne. Est-ce qu’en lui proposant la liberté, Napoléon n’aurait pas aussi l’idée de se débarrasser d’elle ? Il ne semblait pas aimer Cassandre plus que ses maréchaux... mais au fond peu importait le mobile qui le faisait agir. Ce qu’il proposait était si inattendu, si merveilleux ! Une sorte d’éblouissement passa devant ses yeux... Elle comprit, à cet instant précis, qu’elle tenait entre ses mains les clefs de sa vie, de sa liberté. Un mot et, dans quelques minutes, les portes du Kremlin s’ouvriraient devant elle. Une voiture bien protégée l’emporterait, avec Gracchus et Jolival, comme aux beaux jours, vers le port où le fil rompu se renouerait et où, tournant définitivement le dos à l’Europe, elle pourrait s’envoler vers une vie nouvelle où il n’y aurait plus que l’amour... Mais ce mot-là, elle ne pouvait pas, elle n’avait pas le droit de le prononcer, car il équivaudrait à une seconde condamnation à mort de son parrain...
Le petite flamme s’éteignit en elle. Lentement, elle glissa des mains de l’Empereur, se laissant tomber à ses pieds puis, baissant la tête, elle murmura :
— Pardonnez-moi, Sire ! La seule chose que je veuille obtenir de vous... c’est la vie de l’abbé Gauthier !
— Quoi ?
Il s’était reculé vivement, comme si un projectile l’avait frappé. Et maintenant il la regardait, agenouillée devant lui dans sa modeste robe brune, avec son visage douloureux, ses grands yeux verts ruisselants de larmes et les mains tremblantes qui se croisaient dans un geste de prière.
— Tu es folle ! souffla-t-il. La vie de cet espion... de ce misérable prêtre fanatique ? Alors qu’il nous a voués, moi et les miens, à la malédiction de son Dieu de vengeance ?
— Je sais, Sire... et cependant je ne veux rien d’autre que cette vie.
Il revint vers elle, la saisit aux épaules, l’obligeant à se relever. Les traits de son visage étaient durcis et ses yeux clairs avaient maintenant la teinte exacte de l’acier.
— Allons, relève-toi ! Explique-toi ! Pour quelle raison veux-tu cette vie ? Que t’importe cet abbé Gauthier... Allons parle ! Je veux savoir !...
— C’est mon parrain, Sire !
— Comment ?... Que dis-tu ?...
— Je dis que l’abbé Gauthier est en réalité le cardinal de San Lorenzo, Gauthier de Chazay... mon parrain, l’homme qui toujours m’a servi de père. Et je supplie Votre Majesté de me pardonner d’intercéder pour un homme qui, malgré ses paroles imprudentes, m’est demeuré profondément cher.
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