— Le feu s’étend ! remarqua Duroc d’une voix curieusement enrouée.

— Le cercle se referme. Je vous en supplie, mon ami, éveillez l’Empereur quand il en est temps encore. J’ai peur, j’ai très peur... Ces gens sont décidés à ne pas laisser pierre sur pierre de Moscou.

Il haussa les épaules avec colère.

— Mais non ! C’est impossible ! On ne brûle pas une ville entière, surtout de cette étendue. Vous vous affolez parce que quelques faubourgs flambent mais nos soldats sont à l’œuvre et ils auront tôt fait d’intercepter les incendiaires... si incendiaires il y a !

— Vous en doutez encore ? Aveugles que vous êtes tous ! Voilà des heures que j’essaie de vous faire entendre que vous êtes en danger de mort et vous êtes à deux doigts de me prendre pour une folle. J’ai l’impression d’être Cassandre s’efforçant de faire entendre raison aux Troyens...

Devant le regard incertain de Duroc, elle préféra ne pas développer davantage ses comparaisons antiques. Visiblement le Grand-Maréchal se trouvait présentement à cent lieues de Troie et Cassandre était bien la dernière personne dont il souhaitait discuter les mérites. Le retour de Caulaincourt changea d’ailleurs le cours de la conversation.

Le duc de Vicence portait de visibles traces de suie. Son uniforme était criblé de petits trous causés par les flammèches et, sous ses sourcils froncés, son regard était très sombre.

— Les choses vont mal, admit-il. La reconnaissance que je viens d’effectuer autour du Kremlin m’a convaincu que nous sommes en train de vivre un drame inattendu. L’incendie gagne partout. De nouveaux foyers ont éclaté, au nord, et le vent gagne en puissance d’instant en instant. Mais il y a plus grave...

— Plus grave, ronchonna Duroc. Je vois mal ce que cela peut être !

— Les pompes ! Nous n’en avons presque pas trouvé ! Encore celles que nous avons dénichées sont-elles hors d’usage...

— Et cela ne vous a pas convaincu de la véracité de mes informations ? s’exclama Marianne, outrée. Mais que vous faut-il donc ? Je vous dis, je vous répète que tout ceci a été concerté, voulu, réglé dans les moindres détails, que les Russes incendient eux-mêmes Moscou sur l’ordre de leur gouverneur. Et cependant vous refusez toujours de m’entendre ! Fuyez, que diable ! Réveillez l’Empereur et...

— Et filez ? coupa Caulaincourt. Non, Madame ! Nous ne sommes pas venus jusqu’ici au prix de si grandes peines et de si grands sacrifices pour décamper comme des lapins pour quelques baraques incendiées ! Ce n’est pas la première fois que l’on brûle les maisons sur nos pas.

— Mais c’est sans doute la première fois qu’on en brûle sur votre dos. Pardonnez-moi, cependant, d’avoir ravivé une blessure encore fraîche ! Je ne songe qu’au salut de l’Empereur et de son armée, Monsieur le Duc !

— Je le sais, Madame, et croyez que je ne vous en garde pas rancune.

Réprimant un haussement d’épaules qui aurait traduit trop clairement son agacement, Marianne s’éloigna de quelques pas. Elle était découragée d’avoir constaté une fois de plus combien il est difficile d’empêcher les hommes de courir, tête baissée vers leur destin. Cependant Duroc demandait d’autres informations.

— Comment se présentent les choses, en ville ? questionna-t-il.

— Les troupes sont sous les armes. Quant aux habitants, ils ont, pour des incendiaires, un étrange comportement ils abandonnent leurs maisons en pleurant et vont s’entasser dans les églises. Elles débordent !

— Et ici ?

— Hormis l’Empereur, tout le monde est réveillé. La galerie est pleine de gens affolés. L’inquiétude est générale et, si vous voulez m’en croire, la panique menace. Il serait peut-être temps, quelque regret que j’en aie, de réveiller Sa Majesté.

— Ah ! Tout de même ! ne put s’empêcher de remarquer Marianne.

Caulaincourt se tourna vers elle et sévèrement :

— La situation l’exige, Madame. Mais ce n’est pas pour fuir que nous allons chercher l’Empereur. C’est pour que, selon sa coutume, il rassure par sa présence tous ceux qui, dans ce palais, sont bien près de se laisser emporter par l’affolement... vous la première, Princesse.

— Quoi que vous en pensiez, je ne me laisse nullement gagner par la panique, Monsieur le Duc ! Mais je crois que, lorsqu’une catastrophe se prépare, il vaut mieux en avertir le maître. Quelle heure est-il ?

— Bientôt 4 heures ! Allez-y, Duroc !

Tandis que le Grand-Maréchal se dirigeait vers la chambre impériale dont Constant, déjà, lui ouvrait la porte, Marianne, peu désireuse de rester avec Caulaincourt qui, visiblement, ne débordait pas de sympathie pour elle, décida de se mettre en quête de Jolival et de Gracchus. Avec tout ce tintamarre, ils ne pouvaient pas dormir encore. Leur sommeil n’avait rien d’impérial et, à cette heure, ils étaient peut-être fort en peine d’elle. Aussi se disposa-t-elle à remonter à l’étage supérieur.

Mais elle n’eut pas loin à aller. A peine fut-elle entrée dans la galerie où s’entassaient pêle-mêle officiers, soldats et serviteurs de la maison impériale, qu’elle aperçut Jolival assis sur une banquette aux pieds de Gracchus qui, grimpé sur la même banquette se haussait encore sur la pointe des pieds cherchant visiblement quelqu’un dans cette foule. L’apparition de Marianne leur arracha, à l’un comme à l’autre, une exclamation de soulagement.

— Sacrebleu ! gronda Jolival traduisant en mauvaise humeur l’angoisse qu’il venait d’éprouver. Où diantre étiez-vous passée ? Nous nous demandions si vous n’étiez pas quelque part dans cette mer de feu en train de chercher...

— ... A m’enfuir d’ici ? A gagner la route de Saint-Pétersbourg ? Et cela, bien sûr, en vous abandonnant ici ? Vous me connaissez bien mal, mon ami, dit la jeune femme avec reproche.

— Vous seriez bien excusable et d’autant plus que vous saviez que Gracchus était avec moi ! Vous pouviez choisir la liberté et la fuite vers la mer.

Elle eut un petit sourire triste et, passant un bras autour du cou de son vieil ami, elle eut un geste impulsif et l’embrassa sur les deux joues.

— Allons, Jolival ! Vous savez bien qu’à cette heure vous êtes, avec Gracchus, tout ce qui me reste. Qu’irais-je faire sur la route de Saint-Pétersbourg ? On n’y souhaite guère ma présence, allez ! A cet instant, Jason ne songe qu’à une chose : le bateau qui va bientôt l’emporter vers sa chère Amérique, vers la guerre, vers... tout ce qui nous sépare. Et vous voudriez que je coure après lui ?

— N’en avez-vous pas un seul instant éprouvé la tentation ?

Elle n’hésita pas un instant.

— Honnêtement, si ! Mais j’ai réfléchi. Si Jason souhaitait ma présence autant que je souhaite la sienne, il serait, à cette minute, dans Moscou même, cherchant à me retrouver, criant mon nom à tous les échos.

— Qui vous dit que ce n’est pas le cas ?

— Ne vous faites pas l’avocat du diable, mon ami. Vous savez aussi bien que moi que cela n’est pas. Jason s’éloigne de nous, soyez-en certain. Après tout, c’est le paiement normal de ma folie. Qu’avais-je besoin de l’arracher à sa prison d’Odessa et de le suivre jusqu’ici ? L’eussé-je laissé avec Richelieu qu’il fût demeuré tranquille durant tout le temps de sa maudite guerre anglaise en admettant qu’il n’eût pas réussi à s’enfuir. Mais j’ai ouvert moi-même les portes de la cage et, pareil aux oiseaux sauvages, il s’enfuit à tire-d’aile, me laissant là. Je ne l’ai pas volé.

— Marianne, Marianne, vous êtes amère, dit doucement le vicomte. Je n’ai pas une grande tendresse pour lui mais vous le faites peut-être plus noir qu’il n’est.

— Non, Jolival ! J’aurais dû comprendre depuis longtemps. Il est ce qu’il est... et moi je n’ai que ce que je mérite. On n’est pas bête à ce point...

De furieux éclats de voix dans lesquels Marianne n’eut aucune peine à reconnaître le timbre métallique de Napoléon vinrent interrompre son autocritique désabusée. L’instant suivant, la porte de l’appartement impérial fut emportée plus qu’elle ne s’ouvrit et Napoléon lui-même surgit sur le seuil, vêtu de sa robe de chambre, les cheveux en désordre et le madras qu’il venait d’arracher de sa tête à la main.

Aussitôt, ce fut le silence. Le vacarme des conversations s’arrêta tandis que l’Empereur faisait peser sur l’assemblée son regard fulgurant.

— Que faites-vous tous ici à piailler comme des vieilles femmes bavardes ? Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenu ? Et pourquoi n’êtes-vous pas tous à vos postes ? Les incendies s’allument un peu partout à cause du désordre de mes troupes et de l’abandon où les habitants de cette ville laissent leurs maisons...

— Sire ! protesta un géant blond de type nordique dont le beau visage s’encadrait d’épais favoris dorés, les hommes sont victimes de cet incendie comme nous-mêmes. Ce sont les Moscovites eux-mêmes...

— Allons donc ! On me dit que la ville est livrée au pillage. Les soldats brisent les portes, enfoncent les caves. On s’empare du thé, du café, des pelleteries, du vin et de l’alcool. Et moi je ne veux pas de cela ! Vous êtes gouverneur de Moscou, Monsieur le Maréchal ! Faites cesser ce désordre !

Ainsi tancé, le maréchal Mortier ébaucha un geste de protestation qui s’acheva en symbole d’impuissance puis, tournant les talons, se dirigea vers l’escalier et disparut suivi de deux officiers de son état-major, cependant que Napoléon glapissait :

— Les Moscovites ! Les Moscovites ! Ils ont bon dos. Je ne puis croire que ces gens brûlent leurs maisons pour nous empêcher d’y coucher une nuit...

Courageusement, Marianne s’avança jusqu’à lui.

— Et pourtant. Sire, cela est. Je vous supplie de me croire ! Vos soldats ne sont pas cause de ce drame ! Rostopchine seul...