La douleur grandissait maintenant, repoussant la tentation de fuir et Marianne désemparée ne savait plus bien quel regret la torturait davantage à cet instant : celui de l’amant qui fuyait loin d’elle ou celui de l’enfant qui ne l’aimerait jamais.
Elle allait peut-être se laisser emporter par une de ces vagues de désespoir qu’elle connaissait si bien et qui, parfois, l’avaient tenue éveillée des nuits entières, quand l’impression qu’il se passait quelque chose d’insolite l’arracha à son chagrin. Elle ouvrit les yeux, releva la tête et considéra un instant d’un œil vague l’espèce d’aurore qui envahissait sa chambre...
Sautant à bas de son lit, elle courut à la fenêtre et poussa une exclamation de stupeur : cette lumière insolite qui éclairait comme en plein jour, c’était Moscou qui brûlait ! Deux énormes incendies, sans commune mesure avec ce que l’on avait pu voir jusqu’à présent, avaient éclaté, au midi et à l’ouest et, poussés par le vent, se propageaient à toute vitesse, dévorant les maisons de bois comme fétus de paille.
Brusquement les adjurations de son parrain lui revinrent en mémoire ! Comment avait-elle pu les oublier ! Vivement, Marianne s’habilla, se chaussa et s’élança au-dehors. Le silence et l’obscurité du palais la suffoquèrent. Dans la galerie, à peine éclairée par une lanterne, tout était tranquille, silencieux à l’exception d’un ronflement vigoureux et rythmé qui, derrière la porte voisine, dénonçait le bon sommeil de Jolival. La ville brûlait et personne n’avait l’air de s’en apercevoir.
Décidée à donner l’alerte, Marianne se jeta dans l’escalier puis dans la grande galerie où des sentinelles montaient la garde. Elle courut vers la porte de l’appartement impérial et elle allait l’atteindre quand apparut brusquement Caulaincourt qui de toute évidence s’apprêtait lui aussi à entrer chez l’Empereur.
— Dieu merci, Monsieur le Duc, vous voici ! Je commençais à désespérer de trouver quelqu’un d’éveillé dans ce palais... La ville brûle et...
— Je sais, Princesse, j’ai vu ! Mon valet de chambre m’a éveillé voici cinq minutes.
— Il faut prévenir l’Empereur !
— Rien ne presse ! L’incendie a l’air sérieux mais il ne menace pas le Kremlin. J’ai envoyé mon valet prévenir le Grand-Maréchal. Nous verrons avec lui ce qu’il convient de faire.
Le calme du Grand-Ecuyer était réconfortant. Marianne l’avait approché ce soir pour la première fois puisque, à l’époque où elle gravitait autour de l’Empereur, Caulaincourt était ambassadeur en Russie et y était resté jusqu’en 1811. Mais elle s’était senti une sympathie spontanée pour cet aristocrate de vieille souche, intelligent et courtois, dont le beau visage méditatif et les manières parfaites tranchaient un peu sur l’entourage habituel de l’Empereur. En outre, elle plaignait le chagrin que lui causait la mort de son frère, tué à Borodino, tout en admirant l’élégant courage qu’il montrait en n’en laissant rien paraître.
Avec un soupir résigné, elle se laissa tomber sur une banquette recouverte de velours de Gênes et leva sur son interlocuteur un regard si chargé d’angoisse qu’il ne put s’empêcher de lui sourire.
— Vous êtes bien pâle, Madame, et je sais que vous êtes mal remise d’une blessure récente. Vous devriez retourner au lit.
Elle fit signe que non. L’énorme barrière de feu qu’elle avait contemplée un instant était encore devant ses yeux et une angoisse folle lui serrait la gorge.
— Je ne peux pas. Mais je vous en supplie, prévenez l’Empereur ! La ville va brûler tout entière. Je le sais, j’en suis sûre... On me l’a dit.
— Qui a bien pu vous dire une chose pareille, ma chère Marianne ? fit derrière elle la voix ensommeillée de Duroc, visiblement tiré sans ménagements de son premier sommeil.
— Un prêtre... que j’ai rencontré avant-hier à
Saint-Louis-des-Français où j’avais cherché refuge. Il m’a adjuré... comme tous ceux qui étaient là, de fuir, de quitter cette ville ! Elle est condamnée ! Rostopchine a fait ouvrir toutes les prisons, la canaille est lâchée et elle a été payée, abreuvée pour incendier Moscou !
— Mais enfin c’est insensé ! explosa Caulaincourt. Je connais bien les Russes...
— Vous connaissez les diplomates, Monsieur le Duc, vous connaissez vos pareils, vous ne connaissez pas le peuple russe. Depuis des jours et des jours, il fuit, il abandonne la ville, sa ville sainte. Et le gouverneur a juré que Moscou ne resterait pas entre vos mains, quelque moyen qu’il doive employer pour cela.
Par-dessus la tête de la jeune femme, les deux dignitaires se regardèrent.
— Pourquoi ne l’avez-vous pas dit plus tôt ? interrompit enfin le Grand-Maréchal.
Elle haussa les épaules.
— J’ai essayé de le dire. J’ai essayé de prévenir l’Empereur mais il ne m’a pas écoutée. Vous savez comment il est. Mais maintenant il faut le sauver. Je vous jure qu’il est en danger. Réveillez-le ! Réveillez-le si vous ne voulez pas que je m’en charge !
Elle se levait. Elle allait s’élancer vers la porte close mais Caulaincourt la saisit par le bras.
— Je vous en prie. Princesse, calmez-vous. La situation n’est pas encore si tragique... et l’Empereur est éreinté. Voilà trois nuits qu’il ne dort pas et les journées ont été dures. Laissons-le reposer encore un peu et vous, tâchez d’en faire autant ! Ecoutez, voici ce que nous allons faire ! Vous, Duroc, envoyez aux renseignements auprès du Gouverneur et faites mettre la Garde sous les armes. Moi, je vais demander un cheval et je vais aller sur place me rendre compte, faire porter les secours que l’on pourra réunir. De toute façon, il faut prendre des mesures sans plus tarder ! Toutes les troupes disponibles attaqueront l’incendie !
— Faites. Mais ne me demandez pas d’aller me coucher, je ne pourrais pas. Je suis incapable de dormir.
— Alors entrez ici, fit Duroc en ouvrant la porte de l’antichambre impériale. Je vais vous confier à Constant pendant que je donnerai des ordres et je reviens vous retrouver.
— Ce n’est pas raisonnable, fit Caulaincourt, Madame...
— Je connais Madame, coupa Duroc. C’est une vieille amie et je peux vous certifier, mon cher duc, qu’à part celle de l’Empereur, je ne connais pas de tête plus dure que la sienne. Allez à vos affaires, je vais aux miennes.
Dans l’antichambre, ils trouvèrent le mameluk Ali et deux ou trois de ses camarades qui discutaient âprement avec Constant. Le valet de chambre impérial faisait de son mieux pour les calmer et, de toute évidence, leur préoccupation était identique à celle de Marianne : réveiller l’Empereur.
Duroc, en quelques mots, les envoya se recoucher et leur assura qu’on les ferait prévenir en cas de besoin.
— Nous ne réveillerons pas encore Sa Majesté. Elle a trop besoin de sommeil, ajouta-t-il d’une voix sévère. Et vous faites un vacarme à réveiller un sourd.
Constant se permit un sourire, haussant les épaules avec philosophie :
— Monsieur le Grand-Maréchal sait bien que, dans l’armée aussi bien que dans le palais, ils sont tous comme ça. Dès qu’il se passe quelque chose ils sont perdus si l’Empereur lui-même n’est pas là pour leur dire que tout va bien.
— Il aurait quelque peine à leur dire ça cette nuit, bougonna Marianne. Et, si j’étais vous, mon cher Constant, je préparerais déjà le déménagement de Sa Majesté. On ne sait jamais. Et les choses peuvent aller plus vite que vous ne l’imaginez. Quelle heure est-il ?
— Bientôt 11 heures, Madame la Princesse ! Si je peux me permettre, Votre Altesse Sérénissime devrait s’installer au salon en attendant le retour de Monsieur le Grand-Maréchal. C’est une pièce un peu humide mais il y a du feu, des sièges assez confortables et je pourrais apporter une bonne tasse de café...
Elle lui sourit, émerveillée de le trouver toujours aussi paisible, aussi efficace et aussi tiré à quatre épingles que s’il avait passé une heure à sa toilette. C’était vraiment le modèle des serviteurs.
— Le feu n’est pas ce que je souhaite le plus contempler cette nuit, mon bon Constant, mais le café sera le bienvenu.
Le salon en question était une pièce immense, partagée en deux parties par une corniche étayée de deux colonnes épaisses. Entre les murs et chacune des colonnes il y avait un trépied de bronze. Les murs, les colonnes, tout cela était abondamment pourvu de dorures mais ces dorures étaient un peu noircies et ternies par le temps. De grandes bergères et des canapés s’y éparpillaient et, naturellement, dans un coin, il y avait une grande icône rouge et or représentant une madone émaciée aux yeux énormes. Des tapis immenses mais poussiéreux formaient une sorte d’archipel sur le dallage de marbre noir.
Marianne s’attarda peu à contempler le mobilier. En attendant le café promis, elle alla coller son front à l’une des vitres pour contempler le panorama de la vieille capitale russe. Le vent soufflait à la fois du Nord et de l’ouest avec violence et poussait les flammes vers le centre, rabattant sur les maisons encore intactes des tourbillons d’étincelles rougeoyantes d’où naissaient, bien vite, d’autres flammes. Le démon du feu était sur Moscou et personne ne pouvait dire si l’on parviendrait à lui faire lâcher prise.
Le café arriva avec Duroc. Les deux anciens amis le prirent en silence comme un rite, chacun d’eux enfermé dans ses pensées et s’efforçant de dissimuler son inquiétude. Le sentiment de la Princesse et celui du Grand-Maréchal étaient, sans qu’ils s’en doutassent, identiques : cette ville qu’à des degrés divers ils avaient tant espérée leur faisait maintenant l’effet d’une mâchoire en train de se refermer sournoisement sur leurs fragiles formes humaines...
Vers minuit et demi, un autre incendie éclata, dans un quartier encore plongé dans l’obscurité, puis un autre.
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