— Où irez-vous ?

— Je... je ne sais pas !...

— Tu mens !

— Sire ! protesta-t-elle cabrée et furieuse de se sentir rougir encore.

— Ne proteste pas ! Je te dis que tu mens et tu le sais très bien. Ce que tu veux, n’est-ce pas, c’est te lancer sur la trace des Cosaques. C’est retrouver contre vents et marées ce Beaufort dont tu es entichée au point d’en devenir idiote. Est-ce que tu ne te rends pas compte qu’il te mène à ta perte ?

— Ce n’est pas vrai ! Je l’aime...

— Belle raison ! Moi aussi, j’aimais Joséphine et pourtant je l’ai chassée parce que je voulais une descendance. Je t’aimais, toi... Oui, tu peux sourire, je t’ai aimée vraiment et je t’aime peut-être encore. Pourtant j’en ai épousé une autre parce que cette autre était fille d’empereur et que la fondation d’une dynastie l’exigeait...

— Ce n’est pas la même chose.

— Pourquoi ? Parce que tu t’imagines avoir inventé l’amour ? Parce que tu penses être la femme d’une seule passion ? Allons, Marianne... Pas à moi ! N’aimais-tu pas, quand tu l’as épousé, l’homme que j’ai fait guillotiner à Vincennes ?

— Il s’est chargé lui-même de tuer cet amour. Et ce n’était qu’un emballement d’enfant...

— Allons donc ! Si, au lieu d’un misérable, il avait été l’homme que tu imaginais, tu l’aurais adoré ta vie tout entière sans jamais chercher ailleurs. Et pourtant, tu avais déjà vu le sieur Beaufort... Et moi ?

— Vous ?

— Oui, moi ! M’as-tu aimé, oui ou non ? ou bien était-ce une comédie que tu me jouais à Trianon ? Aux Tuileries ?

Elle le regarda avec terreur, sentant qu’en face de cette impitoyable logique, elle perdait pied.

— J’espère, murmura-t-elle, que vous ne croyez pas cela. Oui, je vous ai aimé... au point de devenir folle de jalousie au jour de votre mariage.

— Et si je t’avais épousée, tu aurais été la plus fidèle des impératrices. Pourtant, tu connaissais Jason Beaufort ! Dis-moi, Marianne, saurais-tu préciser à quel moment tu t’es aperçue que tu l’aimais ?

— Je ne sais pas. C’est assez vague... Les choses ne se font pas d’un seul coup. Il me semble pourtant que j’en ai eu vraiment conscience... au bal de l’Ambassade d’Autriche !...

L’Empereur hocha la tête :

— Quand tu l’as vu auprès d’une autre. Quand tu as su qu’il était marié, donc perdu pour toi. C’est bien ce que je pensais...

— Que voulez-vous dire ?

Brièvement, il lui sourit, de ce sourire qui lui rendait ses vingt ans et, avec beaucoup de tendresse, il passa son bras autour des épaules de Marianne pour l’attirer contre lui.

— Tu es comme les enfants, Marianne. Ils désirent toujours ce qu’ils ne possèdent pas et plus la difficulté de l’obtenir s’accroît, plus ils s’y attachent. Pour une chose sans valeur, mais hors de leur portée, ils dédaignent les plus beaux jouets, les plus grands trésors. Et pour atteindre le reflet d’une étoile qui brille dans l’eau noire d’un puits profond, ils peuvent aller jusqu’à mourir. Tu leur ressembles... Tu es prête à abandonner la terre pour un reflet dans l’eau... pour quelque chose que tu n’auras jamais et qui te détruira.

Elle protesta, mais avec un peu moins de véhémence que tout à l’heure.

— Lui aussi... il m’aime.

— Tu le dis plus bas... parce que tu n’en es pas vraiment certaine, et tu as raison. Ce qu’il aime surtout c’est l’image de lui-même qu’il voit dans tes yeux. Oh ! certes, il peut t’aimer à sa manière. Tu es bien assez belle pour cela. Mais avoue qu’il te l’a bien mal prouvé... Crois-moi, Marianne, abandonne cette idée. Renonce à cet amour néfaste... Tu dois cesser de vivre une vie qui n’est pas la tienne. De vivre à travers un autre, pour un autre...

— Je ne peux pas ! Je ne peux pas !

Il ne répondit pas, s’écarta d’elle tandis que des larmes jaillissaient des yeux de la jeune femme. Vivement, il alla vers l’un des murs, y prit le portrait qu’il accrochait si soigneusement tout à l’heure et le lui mit dans les mains.

— Regarde ! Voici mon fils. Ce portrait, peint par Gérard, Bausset me l’a apporté de Paris la veille de la Moskova. Je n’ai pas de plus précieux trésor. Vois comme il est beau...

— Très beau, Sire !

Avec un désespoir incompréhensible, elle considérait, à travers ses larmes, l’image d’un magnifique bébé blond au regard déjà grave, malgré les mousselines et la guirlande de roses qui l’habillaient à peine. La voix de l’Empereur se fit plus basse, confidentielle, mais plus pressante :

— Toi aussi tu as un fils. Et tu m’as dit qu’il était superbe. Tu prétends ne pouvoir cesser d’aimer Beaufort, mais ton fils, Marianne, est-ce si facile de ne plus l’aimer ? Tu sais bien que non ! Si tu t’obstines à ta folle recherche d’un bonheur impossible, à la poursuite d’un homme en puissance d’épouse  – ne l’oublie pas, car elle existe toujours la señora Beaufort, même si vous imaginez pouvoir l’oublier ! – si donc tu t’obstines, un jour viendra où le désir de retrouver ton enfant sera intolérable, même... et surtout si tu en as d’autres, parce qu’il sera celui qui ne t’aura pas aimée.

Incapable d’en supporter davantage, elle laissa tomber le portrait et s’abattit de tout son long sur le canapé, secouée de sanglots convulsifs qui la faisaient trembler de tout son corps. Elle entendit à peine la voix de l’Empereur qui murmurait.

— Pleure ! Tu en as besoin... Reste ici, je vais revenir !

Elle pleura ainsi un temps dont elle n’eut pas conscience et sans d’ailleurs savoir vraiment pourquoi. Au prix de sa vie, elle aurait été incapable de dire à qui s’appliquait ce désespoir qui lui faisait si mal : à l’homme qu’elle s’obstinait à adorer ou à l’enfant que l’on venait de lui rappeler si brusquement...

Elle sentit enfin qu’on la redressait, qu’une main soigneuse passait sur son visage un linge imbibé d’eau de Cologne qui la fit éternuer.

Ouvrant les yeux, elle reconnut Constant qui se penchait sur elle avec tant de sollicitude que, malgré son chagrin, elle lui sourit.

— Il y a longtemps... que vous n’avez pas eu à me prodiguer vos bons soins, mon cher Constant.

— En effet, Madame la Princesse. Je l’ai souvent regretté. Vous sentez-vous mieux ? J’ai fait encore un peu de café...

Elle en accepta une tasse brûlante qu’elle avala presque d’un trait, sensible seulement au réconfort presque immédiat qu’elle en éprouva. Voyant que la chambre était vide à l’exception du fidèle valet, elle demanda :

— Où est l’Empereur ?

— Dans la pièce voisine où l’on installe son cabinet. Il paraît que de nouveaux incendies se sont déclarés le long d’une rivière qu’ils appellent la Yaouza, tout près d’un palais... Balachov où le roi de Naples a établi son état-major.

Aussitôt, elle fut debout, courut aux fenêtres mais celles-ci ne donnaient pas dans la bonne direction. Elle ne vit rien qu’une légère fumée du côté de l’est.

— Je lui ai dit que cela allait recommencer, fit-elle nerveusement. Ce nouvel incendie va peut-être le décider à évacuer...

— Cela m’étonnerait beaucoup, remarqua Constant. Evacuer ? Sa Majesté ne connaît pas ce mot-là. Pas plus que le mot retraite. Elle ne sait même pas ce que cela veut dire. Et cela quel que soit le danger... Tenez, Madame, regardez ce maroquin, ajouta-t-il en montrant à la jeune femme un gros portefeuille vert qu’il venait de tirer d’un coffre de voyage, voyez-vous cette couronne de lauriers qui y est gravée en or ?

Elle fit signe que oui. Alors, suivant d’un doigt presque tendre le dessin imprimé dans le cuir, Constant soupira :

— Cette couronne reproduit celle qu’à Notre-Dame, le jour du Sacre, il s’est lui-même posée sur la tête. Remarquez le dessin des feuilles... Elles sont pointues comme les flèches de nos anciens archers et, comme elles, se dirigent toujours vers l’avant sans jamais reculer...

— Mais elles peuvent être détruites... Que deviendront-ils au milieu des flammes, vos lauriers, mon pauvre Constant ?

— Une auréole, Madame la Princesse, plus éclatante encore si elle est celle du malheur. Des lauriers de flammes en quelque sorte...

Le pas rapide de l’Empereur qui revenait lui coupa la parole et, s’inclinant profondément, il se retira au fond de la chambre, tandis que Napoléon reparaissait. Cette fois, il était sombre et ses sourcils froncés formaient une barre au-dessus de ses yeux qui avaient pris la teinte de l’acier...

Pensant qu’elle était de trop, Marianne esquissa une révérence :

— Avec la permission de Votre Majesté...

Il la regarda d’un air hostile :

— Rengainez votre révérence, Princesse. Il n’est pas question que vous partiez. J’entends que vous demeuriez ici. Je vous rappelle que vous avez été récemment blessée. Il n’est donc pas dans mes intentions de vous laisser courir je ne sais quelles routes impossibles, livrée à toutes les aventures de la guerre.

— Mais, Sire... cela ne se peut pas !

— Pourquoi ? A cause de vos... prévisions ? Vous avez peur ?

Elle eut un léger haussement d’épaules où entrait beaucoup plus de lassitude que d’irrévérence.

— Votre Majesté sait bien que non ! Mais j’ai laissé, dans la galerie, mon jeune cocher et, au palais Rostopchine, de vieux amis qui m’attendent et qui peut-être s’inquiètent...

— Ils ont tort ! Vous n’êtes pas en danger avec moi, que je sache ! Quant au palais Rostopchine, les grenadiers du duc de Trévise y cantonnent : vos amis ne sont donc pas abandonnés ! N’importe ! Je ne veux pas vous savoir inquiète ou risquer de vous voir tenter quelque rocambolesque évasion. Qui vous a conduite jusqu’ici ?

— Le commandant de Trobriant !

— Encore un vieil ami ! constata l’Empereur avec un sourire narquois. Vous en regorgez, décidément. Eh bien, je vais le faire chercher pour qu’il se charge d’aller récupérer votre Jolival et cet... Irlandais, je crois, dont vous m’avez parlé. On les amènera ici. Grâce à Dieu, il y a dans ce palais de quoi loger un peuple... Constant va s’occuper de vous et, ce soir, nous souperons ensemble. Ce n’est pas une invitation. Madame, ajouta-t-il en voyant que Marianne esquissait un geste annonçant une plaidoirie, c’est un ordre...