— On dirait qu’il a grossi, chuchota Gracchus. Et il a rudement mauvaise mine !...
C’était vrai. Le teint de Napoléon était d’un jaune bilieux et incontestablement sa silhouette s’était épaissie. Autour de lui caracolaient Berthier, Caulaincourt, Duroc, le mameluk Ali, d’autres encore que Marianne distingua mal. Il fit un geste pour saluer les hommes qui l’acclamaient frénétiquement puis, suivie d’un escadron du Ier Chasseurs, toute la cavalcade disparut par la porte du Sauveur près de laquelle, instantanément, les Chasseurs prirent la garde.
— Vous croyez qu’ils vont nous laisser entrer, Mademoiselle Marianne ? émit Gracchus inquiet. On n’a pas trop bonne mine avec nos vêtements sales et en mauvais état...
— Il n’y a aucune raison qu’on ne nous laisse pas entrer. J’ai aperçu le Grand Maréchal. C’est lui que je vais faire demander. Allons, marchons !
Et, sans hésiter, elle se dirigea à son tour vers la haute tour où s’inscrivait la porte du Sauveur. Mais, comme l’avait prévu Gracchus, les sentinelles refusèrent de la laisser entrer bien qu’elle eût décliné clairement ses nom et qualités.
— Il n’y a pas encore d’ordres, lui déclara un jeune lieutenant qui n’avait eu sans doute qu’à peine le temps de mettre pied à terre. Attendez un moment !
— Mais je ne vous demande rien d’autre qu’aller prévenir le Grand-Maréchal Duroc. C’est l’un de mes amis...
— C’est possible ! Mais laissez-lui au moins le temps d’arriver et à nous celui de prendre les consignes...
Marianne patienta un moment puis, comme l’officier paraissait l’avoir complètement oubliée, elle revint à la charge. Sans plus de succès que la première fois. La discussion menaçait de s’éterniser quand, bienheureusement, une silhouette chamarrée apparut sous la gigantesque voûte.
Marianne en reconnut aussitôt le propriétaire :
— Voilà le capitaine de Trobriant, ordonna-t-elle, allez me le chercher !
— Vous retardez, Madame : c’est le commandant qu’il faut dire. Il est passé chef d’escadron et je ne vois pas... Eh là ! Revenez !...
En effet, lasse de palabrer, Marianne venait de se glisser sous le bras qu’il étendait pour lui livrer le passage et courait vers l’officier supérieur. Il y avait longtemps, en effet, qu’elle connaissait Trobriant. Cela datait de ce fameux soir à Malmaison où Jason et elle avaient pu prévenir Napoléon de l’attentat préparé par le chevalier de Bruslart. Depuis, le bel officier de chasseurs avait assez souvent pénétré dans le salon de l’hôtel d’Asselnat et il ne lui fallut qu’une seconde pour reconnaître la femme pâle et modestement vêtue qui se précipitait vers lui.
— Vous ? Mais que faites-vous ici ? Sur mon honneur, Madame, j’ignorais que vous fussiez en Russie et je crois que l’Empereur lui-même...
— C’est lui que je viens voir, Trobriant. Je vous en supplie, faites-moi entrer. Vous me connaissez : je ne suis ni folle ni une illuminée, mais il est indispensable que je parle à Sa Majesté immédiatement. J’ai à lui dire des choses de la plus haute importance. Il y va du salut de tous...
Il la regarda un instant au fond des yeux. Ce qu’il y lut dut le convaincre car, sans poser d’autre question, il glissa son bras sous celui de la jeune femme.
— Venez ! dit-il.
Puis, se tournant vers son subalterne :
— Laisse passer le garçon qui accompagne la princesse Sant’Anna, Breguet, c’est son cocher !
— Je ne pouvais pas deviner, marmotta l’autre. Un cocher sans voiture et sans chevaux, c’est difficile à distinguer... presque autant qu’une princesse en robe de femme de chambre...
— On ne t’en demande pas tant ! J’espère que je vais réussir à m’y retrouver dans ce tas de palais, ajouta-t-il en souriant à la jeune femme. Peut-être vous y connaissez-vous mieux que moi ?
— Pas du tout ! Je viens d’arriver, moi aussi.
En compagnie de l’officier, elle traversa cours et jardins qui séparaient des églises, des palais, se dirigeant vers le plus grand d’entre eux, étonnant assemblage de style gothique et « moderne », mais dont la majeure partie avait été construite par la tsarine Elisabeth. Partout des soldats s’installaient et déjà les serviteurs de l’Empereur prenaient possession de leur nouveau domaine.
— L’Empereur est-il content ? demanda Marianne tandis que l’on gravissait un large escalier de pierre.
— Vous voulez savoir s’il est de bonne humeur ? fit l’officier en riant. Je crois, oui... Tout à l’heure, quand il a franchi l’enceinte, je l’ai entendu s’écrier : « Je suis donc enfin dans Moscou, dans l’antique palais des Tsars, dans le Kremlin ! » C’est heureux qu’il l’ait pris comme cela, parce que lorsque nous avons vu la ville à ce point déserte, en arrivant, nous avons craint une trop forte déception. Mais non... l’Empereur pense que les gens ont peur, se cachent, mais qu’ils reparaîtront quand ils verront à quel point il est bien disposé envers eux...
Marianne hocha la tête tristement :
— Ils ne reparaîtront pas, mon ami. Cette ville est un énorme piège...
Elle n’en dit pas davantage. On venait d’arriver dans une vaste galerie au milieu de laquelle le comte de Ségur, Maître des cérémonies et le marquis de Bausset, Préfet du Palais, qui étaient arrivés la veille pour préparer les logements, s’affairaient à distribuer leurs quartiers à tous ceux qui encombraient l’immense pièce.
Tout ce monde était tellement occupé qu’on ne prêta aucune attention aux nouveaux arrivants et Trobriant, avisant la silhouette impassible du mameluk Ali, qui se tenait debout, bras croisés, devant une grande porte ouvragée, se dirigea vers elle.
— L’Empereur est là ? demanda-t-il.
Ali fit signe que oui, puis indiqua que Napoléon était dans sa chambre en compagnie de son valet de chambre.
— Constant ? s’écria Marianne. C’est lui qu’il me faut. Pour l’amour du ciel, allez le chercher ! Dites-lui que la princesse Saint’Anna est là, qu’elle désire rencontrer Sa Majesté Impériale sur l’heure.
Un instant plus tard, le valet flamand surgissait de la porte et, pleurant presque, tombait littéralement dans les bras de Marianne pour laquelle depuis longtemps il avait un faible.
— Mademoi... Princesse ! Votre Altesse Sérénissime ! Quelle joie inattendue ! Mais par quel hasard ?...
— Plus tard, mon cher Constant, plus tard ! Je veux voir l’Empereur. Est-ce possible ?
— Mais bien sûr. Nous n’avons pas eu le temps encore d’établir le protocole. Et il va être si content. Venez ! Venez vite !
Quelques portes, une enfilade de salons, une nouvelle porte et Marianne, annoncée comme une victoire par la voix triomphante de Constant, se vit catapultée dans une grande chambre encombrée de bagages où, près d’un lit, dont le baldaquin s’ornait d’un aigle bicéphale et d’une couronne impériale, Napoléon, aidé de Duroc, était en train d’accrocher au mur un portrait représentant un enfant blond.
Elle plongea dans sa révérence, tandis que les deux hommes se retournaient.
Il y eut un silence si plein de surprise que la jeune femme, presque agenouillée, n’osa même pas relever la tête. Puis la voix de Napoléon lui parvint :
— Comment ? C’est vous ?
— Oui, Sire, c’est moi ! Pardonnez-moi d’avoir pour ainsi dire forcé votre porte, mais j’ai fait un long chemin pour venir jusqu’à vous.
Nouveau silence, mais, cette fois, elle osa relever la tête, le regarder et, tout de suite, elle sentit la déception l’envahir, en même temps qu’une vague inquiétude. Après ce que lui avait dit Murat, après l’accueil chaleureux de Trobriant, celui enthousiaste de Constant, elle s’était attendue à de la joie, à une véritable bienvenue. Or, il n’était apparemment question de rien de tout cela. D’un seul coup l’Empereur avait pris sa figure des mauvais jours. Sourcils froncés, il la regardait d’un air sombre, tout en nouant, machinalement, ses mains derrière son dos. Et comme il ne faisait pas mine de l’autoriser à se relever, elle murmura :
— J’ai eu l’honneur de dire à Votre Majesté que je viens de faire un long chemin ! Je suis lasse, Sire...
— Vous êtes... Ah oui ! Eh bien, relevez-vous.
Va-t’en Duroc ! Laisse-nous et veille à ce que l’on ne me dérange pas.
Le sourire que lui adressa en passant auprès d’elle le Grand-Maréchal du Palais réconforta un peu Marianne qui se relevait avec quelque peine, l’usage des révérences lui étant peu familier depuis quelque temps.
Cependant Napoléon, reprenant tout naturellement, dans ce palais étranger, ses habitudes de Saint-Cloud ou des Tuileries, commençait à arpenter le dallage couvert d’épais tapis, jetant de temps en temps un coup d’œil sur les fenêtres, ouvertes le long de la Moskova et d’où l’on découvrait tout le sud de la ville. Ce fut seulement quand le claquement discret de la serrure lui apprit qu’il était seul avec Marianne qu’il arrêta un instant sa promenade et considéra la jeune femme.
— Vous êtes étrangement attifée pour une dame du Palais, remarqua-t-il sèchement. Ma parole, votre robe a des trous. Elle est sale. Et si vos cheveux ne sont pas trop en désordre, vous n’en êtes pas moins presque laide. Que voulez-vous ?
Suffoquée par la brutalité de cette sortie, Marianne sentit un flot de sang monter à son visage.
— Ma robe est comme moi, Sire ! Elle a traversé les trois quarts de la Russie depuis Odessa pour venir jusqu’à vous ! Et si elle a des trous, du moins a-t-elle su conserver ceci.
De sa poche intérieure, elle sortit la lettre et la note du Tsar qu’à travers tant de tribulations elle avait réussi à conserver en assez bon état, ainsi d’ailleurs que le diamant toujours cousu à sa chemise.
— Qu’est-ce que cela ? bougonna Napoléon.
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