— Il y a là un réduit où l’on range toutes sortes d’outils. Mais je vais vous trouver un peu de paille et je crois que vous aurez assez de place pour vous étendre toutes les deux. Puis je vous porterai de quoi vous sécher et quelque chose de chaud.
Un moment plus tard, les deux femmes trouvaient, au milieu des balais, des seaux et des outils de jardinage, un confort relatif grâce à une botte de paille que l’on étendit à terre, une serviette pour s’essuyer, deux nappes dans lesquelles toutes deux s’enveloppèrent après avoir ôté leurs vêtements trempés qu’elles accrochèrent aux manches des râteaux, et à un pot fumant de vin chaud à la cannelle qu’elles burent avec délice, à la lueur d’une chandelle, après que leur hôte leur eut souhaité le bonsoir.
Avant de s’étendre, Vania vérifia avec sollicitude le pansement de Marianne. Il était mouillé, mais l’épaisse couche de pommade qu’elle avait étalée sur la blessure l’avait préservée de l’humidité. Un morceau de la serviette fournit un pansement sec, puis la cantatrice tâta le front de sa compagne.
— Vous serez vite guérie, déclara-t-elle avec satisfaction... Après tout ce que vous venez de subir, vous n’avez même pas de fièvre. Santa Madona ! Vous pouvez vous vanter d’avoir une bonne nature.
— J’ai surtout de la chance, ne fût-ce que celle de vous avoir rencontrée.
— Bah ! « La chance est femme... » chantonna Vania et je peux vous retourner le compliment. Il y a si longtemps que j’avais envie de vous connaître...
Les deux femmes ne tardèrent pas à sombrer dans le sommeil, mais celui de Marianne fut nerveux, agité. Les événements de cette longue et dure journée écoulée, la panique, la rencontre avec Tchernytchev, le duel, l’arrestation de Jason, l’attaque perfide de la tzigane, la blessure et enfin l’incendie du palais, la fuite sous l’averse, tout cela avait frappé sur la jeune femme à coups redoublés. Privé du contrôle du corps endormi, son esprit tournoyait comme un oiseau affolé sans parvenir à trouver le repos. L’angoisse l’assiégeait toujours, cette angoisse contre laquelle s’était dressée comme un providentiel rempart, une espèce d’ange pittoresque et chaleureux, drapé dans un péplum couleur d’enfer et coiffé d’un absurde plumail.
Elle retrouvait, curieusement, le vieux rêve qui si souvent l’avait hantée. La mer... la mer en vagues furieuses élevait un barrage écumeux entre elle et un vaisseau qui, à pleines voiles, s’envolait vers l’horizon. Malgré la fureur des flots, Marianne essayait désespérément de le rejoindre. Elle luttait, elle luttait de toutes ses forces, de toute sa volonté jusqu’à ce que, au moment où elle allait s’engloutir, une main énorme vînt couvrir l’océan et s’abattît sur elle pour l’arracher à l’abîme. Mais cette nuit, la mer était rouge et la main n’apparut pas. Ce qui vint, ce fut quelque chose d’imprécis qui heurta la dormeuse en la secouant légèrement... et Marianne, s’éveillant brusquement, vit que son parrain était penché sur elle et la secouait doucement.
— Viens ! chuchota-t-il... allons dans le couloir ! Il faut que je te parle...
Elle jeta un coup d’œil à sa compagne, mais Vania, roulée en boule dans la nappe de l’abbé Surugue, dormait comme une bienheureuse et n’eut garde de s’éveiller quand sa compagne froissa la paille en se levant.
Le couloir était obscur. Seul un quinquet allumé près de la porte de la rue en éclairait à peine les profondeurs. Assez tout de même pour que l’on pût se rendre compte qu’il était parfaitement désert. Néanmoins, Marianne et le cardinal demeurèrent dans le renfoncement de la porte.
— Pardonne-moi de t’avoir éveillée, fit ce dernier. Tu es blessée à ce que je vois ?...
— Ce n’est pas grave : un coup que j’ai reçu... dans la foule, mentit la jeune femme qui n’avait ni le désir ni le courage de se lancer dans de longues explications.
— Tant mieux ! Car demain matin, il faut que tu quittes cette maison... Et Moscou par la même occasion, surtout Moscou. Je n’arrive pas à comprendre ce que tu es venue y faire. Je te croyais en mer, faisant route vers la France.
Sa voix était sèche, haletante. Son haleine, un peu aigre sentait la fièvre et, dans le ton qu’il employait, aucune tendresse ne se devinait, mais surtout un mécontentement agacé.
— Je pourrais vous retourner votre question, riposta Marianne. Que fait, déguisé en bedeau, le cardinal de San Lorenzo dans Moscou à l’heure où l’Empereur en approche !
Dans l’ombre, elle vit un éclair de colère briller dans les yeux du prélat.
— Cela ne te regarde pas ! Et nous n’avons pas de temps pour des explications. Pars, te dis-je ! Fuis cette ville, car elle est condamnée.
— Par qui ? Et à quoi ? Croyez-vous Napoléon assez fou pour la détruire ? Ce n’est pas son genre ! Il hait la destruction et le pillage. S’il prend Moscou, Moscou n’a rien à craindre.
— Ne me pose pas de questions, Marianne. Fais ce que je t’ordonne. Il y va de ton salut... de ta vie... Qui est cette femme qui t’accompagne ?
— Vania di Lorenzo, une cantatrice célèbre. Et une femme de cœur.
— Je connais la cantatrice, pas son cœur. N’importe : je préfère que tu ne sois pas seule et elle doit connaître la ville... Demain matin... ou tout à l’heure, car le jour ne tardera plus guère, vous partirez d’ici. Dis-lui de te montrer la route que suivent les déportés quand ils s’en vont vers la Sibérie. A Kouskovo, vous trouverez le château du comte Chérémétiev. Ce n’est pas loin : une lieue et demie à peu près. Le comte est un ami. Dis-lui que tu es ma filleule. Il te recevra largement et tu attendras que je vienne te rejoindre.
— Dois-je aussi lui dire que je suis la princesse Sant’Anna, l’amie de l’Empereur ? Je doute à ce moment-là de la chaleur de son accueil, lit Marianne avec ironie.
Puis, plus durement :
— ... Non, mon parrain ! Je n’irai pas à Kouskovo où je n’ai rien à faire. Pardonnez-moi de vous désobéir, pour la première fois de ma vie et délibérément, mais je veux rester à Moscou.
Dans l’ombre, elle sentit soudain sur la sienne la main froide et sèche du cardinal.
— Quelle obstination ! gronda-t-il. Pourquoi veux-tu rester ? Pour le voir, n’est-ce pas ? Avoue donc que tu attends Bonaparte !
— Je n’ai aucune raison de ne pas l’avouer, comme vous dites ! Oui, j’espère rencontrer l’Empereur, car je veux lui parler...
— De quoi ?
Marianne comprit qu’elle était sur une pente glissante. Un instant de plus et, oubliant que Gauthier de Chazay était l’un des pires ennemis du César corse, elle allait laisser deviner une partie de ce qu’elle voulait lui apprendre. Elle se reprit juste à temps et, après une toute légère hésitation :
— De mes amis perdus. Je suis arrivée ici avec Jolival, avec Jason Beaufort et son second, un marin irlandais. Je les ai tous perdus : Jolival et O’Flaherty hier, dans la bousculade de la place Rouge... et Jason a été emmené en captivité par les Russes après avoir blessé en duel le comte Tchernytchev.
Elle crut alors que le cardinal allait éclater :
— Fou, triple fou ! Un duel ! Dans une ville emportée par la panique et avec l’un des favoris du Tzar ! Et à quel propos, ce duel ?
— A cause de moi, s’écria Marianne exaspérée et sans plus songer à étouffer sa voix. Il serait temps que vous cessiez de considérer mes amis comme des forbans et les vôtres comme des saints. Ce n’est pas chez le comte Chérémétiev que je risque de retrouver Jolival et Craig O’Flaherty. Ni même mon pauvre Jason. Dieu sait ce que ces cosaques en auront fait ! Vit-il seulement encore ?
La fêlure de sa voix fut sensible au cardinal et l’adoucit brusquement.
— Si son adversaire n’est pas mort, certainement ! Mais s’il l’est... de toute façon, Chérémétiev pourrait t’être utile pour le retrouver. Il a beaucoup d’influence et ses amis dans l’armée sont innombrables. Je t’en supplie, va chez lui.
Mais, après un court combat intérieur, elle secoua la tête :
— Pas tant que je n’aurai pas retrouvé Jolival. Ensuite, oui, j’irai peut-être chez lui. Je ne peux pas faire autrement. En revanche... vous, qui me semblez si puissant, si bien introduit, je vous supplie d’essayer de savoir ce qu’il est advenu de Ja-son. A ce prix... oui, j’irai vous rejoindre à Kouskovo.
Elle se garda bien d’ajouter que Jolival lui était indispensable pour accomplir auprès de Napoléon la mission dont elle s’était volontairement chargée et dont l’accomplissement conditionnait son départ pour les Amériques. Ce fut au tour du cardinal d’hésiter. Finalement, il haussa les épaules :
— Dis-moi où et comment s’est passé ce duel stupide. Où penses-tu que les cosaques aient emmené ton Américain ?
— Je ne sais pas... Ils ont dit que l’ataman déciderait de son sort. Quant au duel...
Elle le décrivit en quelques mots, mentionna le nom du prince Aksakov et attendit que son parrain parlât. Après un bref silence il murmura :
— Je crois savoir où se trouve l’Ataman Platov. J’essaierai de m’informer. Mais toi, fais ce que je te dis ! Essaie de retrouver tes amis si tu y tiens, mais arrange-toi pour avoir quitté Moscou avant demain soir ! Il y va de ta vie.
— Mais enfin pourquoi ?
— Je ne peux pas te le dire. Je n’en ai pas le droit. Mais je te supplie de m’écouter : il faut que tu sois demain soir, 15 septembre, à Kouskovo. Je t’y verrai.
Et sans rien ajouter de plus, Gauthier de Chazay tourna les talons et s’éloigna. Sa petite silhouette noire parut se fondre dans les ombres du couloir... Marianne regagna son réduit où Vania continuait de dormir à poings fermés. Elle se recoucha près d’elle et, un peu soulagée d’avoir confié le soin de rechercher Jason à quelqu’un d’assez puissant pour le retrouver, elle s’efforça d’oublier ce danger mystérieux qui la menaçait. D’ailleurs, elle avait près de trente-six heures devant elle. Et ce fut d’un sommeil sans rêves, cette fois, qu’elle s’endormit...
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