— Vous aussi ? fit-elle. J’ai beaucoup entendu vanter votre voix et votre talent, signora. Quant à moi, je suis la princesse Sant’Anna et je...

Elle n’acheva pas. Avec impétuosité, Vania di Lorenzo revenait sur elle et, ôtant la bougie des mains de son amie, la promenait au-dessus du visage de la rescapée.

— Sant’Anna ? s’écria-t-elle. Je savais bien que je vous avais déjà vue quelque part. Vous êtes peut-être la princesse Sant’Anna, mais surtout vous êtes la cantatrice Maria Stella, le rossignol impérial, la femme qui a préféré un mari titré à une carrière exceptionnelle. Je le sais, j’étais au théâtre Feydeau le soir de votre première. Quelle voix ! Quel talent !... et quel crime d’avoir laissé tout ça !

L’effet de cette espèce de mise au point fut magique car, malgré la réprobation sincère de Vania, la glace se trouva rompue entre les trois femmes par la grâce de cette étonnante faculté, propre aux gens du spectacle, de se rejoindre et de se reconnaître en toutes circonstances, même les plus baroques.

Pour Mme Bursay, comme pour la signora di Lorenzo, Marianne ne représentait plus une grande dame ni même une femme du monde : elle était l’une des leurs, rien de plus... mais rien de moins.

Tout en grignotant du lard fumé et des abricots secs arrosés de bière (le ravitaillement des rescapées du palais Dolgorouki était aussi peu orthodoxe que possible et se récupérait à peu près exclusivement dans les caves de la maison) la prima donna et la tragédienne mirent leur nouvelle amie au courant des événements qui les avaient amenées dans ce palais désert.

La veille, tandis que Mme Bursay et sa troupe répétaient la Marie Stuart de Schiller, en costumes, au Grand Théâtre de la Ville et que Vania y essayait celui qu’elle devait porter pour chanter Didon quelques jours après, une véritable émeute avait failli emporter le théâtre. L’arrivée des premiers blessés de Borodino et les nouvelles désastreuses qu’ils rapportaient avaient rendu le peuple de Moscou enragé. Une flambée de haine furieuse s’était levée alors contre les Français, se propageant comme un feu de brousse. On s’était jeté à l’assaut de tout ce qui, dans la ville, appartenait à cette nation exécrée : les boutiques des commerçants avaient été ravagées et pillées, la plupart des appartements mis à sac et il s’était même trouvé quelques émigrés, cependant hostiles à Napoléon, pour en pâtir eux aussi.

— Nous étions les plus connus, soupira Mme Bursay, les plus aimés aussi... jusqu’à ce malheureux jour.

— Malheureux ! s’écria Marianne. Alors que l’Empereur remporte des victoires et va bientôt entrer dans Moscou ?

— Je suis, moi aussi, une fidèle sujette de Sa Majesté, reprit la tragédienne avec un petit sourire, mais si vous aviez vécu ce par quoi nous sommes passés hier ! C’était affreux ! Nous avons cru, un instant, que nous allions être brûlés vifs dans le théâtre. Nous avons eu tout juste le temps de nous enfuir par les caves et comme nous étions... mais nous avons dû attendre la nuit avant de quitter nos abris souterrains. Il était impossible de rentrer chez nous. Notre camarade Lekain, qui ne répétait pas, a pu regagner notre hôtel sans se faire remarquer : il a vu toutes nos chambres pillées, nos affaires jetées dans la rue et brûlées. Et il y a plus grave : tandis que nous, les femmes, fuyions les premières, notre régisseur Domergue a été pris par la foule et a failli se faire mettre en pièces. Heureusement, un piquet de police qui accourait pour éviter que le théâtre ne brûlât a pu intervenir et l’a arrêté. Le comte Rostopchine aurait proclamé son intention de l’envoyer en Sibérie !

— Comme son cuisinier, soupira Marianne. C’est décidément une manie. Mais qu’est devenu le reste de votre troupe ?

Vania eut un geste d’ignorance impuissante.

— On n’en sait rien du tout. A l’exception de Louise Fusil et de Mademoiselle Anthony qui sont ici avec nous, installées de l’autre côté de la cour, et du jeune Lekain présentement parti aux nouvelles, nous ne savons pas où sont les autres. Il nous a paru plus prudent de nous séparer : pris isolément nos costumes étaient déjà assez étranges, alors en groupe... Imaginez-vous Marie Stuart, ses fidèles, ses gardes, ses femmes et ses bourreaux déambulant dans les rues de Moscou ? Tout ce que nous pouvons faire c’est souhaiter qu’ils aient pu se tirer d’affaire aussi bien que nous et se trouver un refuge qui permette d’attendre, relativement à l’abri, que l’Empereur entre dans Moscou.

— Vous avez pris un bien grand risque en sortant pour me ramasser, murmura Marianne. Dieu sait ce qui aurait pu vous arriver si vous aviez été surprises ?

— Nous n’avons même pas pensé à cela, s’écria Vania en riant. Ce qui s’est passé sur la place était si passionnant ! Presque un acte de tragédie ! Et nous nous ennuyions tellement. Aussi n’avons-nous même pas hésité... D’ailleurs, je crois bien qu’il n’y a plus personne dans le quartier.

Naturellement, après avoir reçu les confidences des deux femmes, il fallut que Marianne racontât une partie de son histoire. Elle le fit aussi brièvement que possible, car elle se sentait prise d’une immense lassitude dans laquelle se glissait un début de fièvre due à sa blessure. Elle insista surtout sur l’angoisse que lui inspirait le sort de Ja-son et sur le regret qu’elle éprouvait de n’avoir pu retrouver ses amis perdus. Et comme, vaincue par l’émotion, elle se mettait à pleurer, Vania vint s’installer sur le bord du canapé et, rejetant en arrière un pan de son péplum, posa sa main fraîche sur le front de sa nouvelle amie.

— Assez parlé comme cela ! Vous avez de la fièvre et il faut vous reposer. Quand le gardien viendra, ce soir nous essaierons d’obtenir de lui qu’il nous ouvre un appartement plus décent pour que vous ayez au moins un lit. Jusque-là, il faut essayer d’oublier vos amis car vous ne pouvez rien pour eux. Quand l’armée française entrera dans la ville... il est probable que tous ceux qui se cachent reparaîtront...

— S’il y a encore une ville, fit, dans les profondeurs de la pièce, une voix caverneuse dans la direction de laquelle les deux femmes se tournèrent.

— Ah ! Lekain ! Te voilà enfin, s’écria Mme Bursay. Quelles nouvelles ?

Un jeune homme d’une trentaine d’années, blond et séduisant, encore que d’une physionomie un peu molle et d’une grâce un peu efféminée, sortit de l’ombre. Il portait des vêtements de toile assez élégants mais fort poussiéreux et semblait exténué. Son œil bleu se posa tour à tour sur les visages des trois femmes et il grimaça un sourire.

— Plus je vis à l’étranger, plus j’aime ma patrie, déclama-t-il avant d’ajouter de sa voix normale : les choses vont de mal en pis. Je ne sais si l’Empereur atteindra Moscou assez tôt pour nous sauver. Mes hommages, Madame, ajouta-t-il à l’adresse de Marianne. J’ignore qui vous êtes, mais vous me semblez aussi pâle que belle.

— C’est une camarade que j’ai rencontrée par hasard, affirma Vania. La signorina Maria Stella, du théâtre Feydeau. Mais racontez, mon garçon, racontez ! Qu’est-ce qui nous menace encore ?

— Donnez-moi à boire d’abord. Ma langue me fait l’effet d’une grosse éponge complètement desséchée, elle tient toute la place.

— Elle en tiendra bien davantage encore quand elle sera imbibée, remarqua Mme Bursay en lui servant un plein pot de bière qu’il avala, les yeux mi-clos, avec une expression de parfaite béatitude. Tout souci d’élégance superflue banni, il fit claquer sa langue, avala une tranche de jambon presque sans mâcher, la fit glisser à l’aide d’une seconde rasade puis, s’étalant de tout son poids dans un fauteuil cassé qui protesta, il poussa un profond et lugubre soupir.

— Même si le corps est destiné à une prochaine destruction, fit-il, c’est toujours une chose bien réconfortante que de le nourrir.

— Eh bien ! marmotta Vania. Vous êtes gai, vous ! Qu’est-ce qui vous fait croire que nous sommes voués à... comment dites-vous : une prochaine destruction ?

— Ce qui se passe en ville. Le bruit court que la cavalerie de Murat talonne l’arrière-garde de Koutousov. Alors, la population fuit !

— La bonne nouvelle ! Elle ne fait que ça depuis trois jours.

— Peut-être, mais il y a population et population. Hier, c’étaient les riches, les nobles, les nantis ! Aujourd’hui, c’est tout le monde, pour peu que l’on ait quelque chose à sauver. Seuls les indigents, les malades intransportables, les mourants vont demeurer. Et, à cette minute, le désespoir règne parmi tous ces gens parce que, de toutes les églises, comme de tous les couvents, on enlève les Saintes Images qui ne doivent pas tomber aux mains de l’Antéchrist et de sa bande de pirates. Près de l’église Pierre-et-Paul, j’ai vu la foule qui escortait les blessés à l’hôpital Lefort se jeter dans la poussière jusque sous les pieds des popes en tendant des bras suppliants vers les icônes, implorant pour que les images restent là et clamant que les blessés allaient certainement tous mourir, puis s’écarter sans même que les prêtres eussent seulement fait un geste pour l’en prier, tant est forte, chez ces gens, l’habitude de la soumission. Mais il y a plus grave...

— Quoi encore ? ronchonna Mme Bursay. Quelle fichue manie as-tu de toujours ménager tes effets, Lekain ?

— Ce n’est pas eux que je ménage : c’est vous ! Avant de quitter Moscou, ce damné Rostopchine a fait ouvrir toutes les prisons. Toute la vermine qu’elles contenaient, les bandits, les voleurs, les assassins, tout ça est lâché sur la ville et ne se soucie pas de la quitter sans en avoir profité. J’en ai vu une bande qui s’engouffrait dans le Kremlin par la porte du Sauveur... et je te jure bien qu’aucun n’a songé à saluer l’icône et qu’il ne s’est trouvé personne pour les rappeler à l’ordre[13]. Il est probable que la plupart des palais vont recevoir leur visite...