— Jason ! Ne me laisse pas !

Puis, se tournant vers Aksakov qui, à son tour, venait de remonter en selle :

— ... Vous ne pouvez donc pas comprendre que je l’aime ?

A son tour, il haussa les épaules, la salua avec un respect dérisoire :

— Peut-être ! Mais ce qui a été conclu doit être maintenu : Votre... Altesse Sérénissime est libre. Même... de nous suivre s’il lui plaît de risquer d’être piétinée dans la foule et de se perdre sans recours.

Et, sans plus s’occuper d’elle, la petite troupe de cavaliers reformée autour du blessé que l’on avait installé aussi confortablement que possible sur son cheval en attendant que l’on trouvât une voiture, et du prisonnier, s’enfonça dans une rue transversale qui devait, sans doute, rejoindre l’armée en retraite un peu plus loin.

Marianne les regarda s’éloigner. Son angoisse était telle que les dernières paroles d’Aksakov avaient mis un certain temps avant de prendre tout leur sens. Ce fut seulement quand la croupe du dernier cheval disparut au coin de la rue qu’elle comprit que rien ne s’opposait, comme l’avait dit l’essaoul, à ce qu’elle suivît, elle aussi, à ses risques et périls. Comme on venait de le lui dire, elle était libre.

La pensée de ses amis qu’elle abandonnait sans doute sans espoir de les revoir jamais, traversa son esprit, mais elle la chassa : son destin n’était-il pas lié à celui de Jason ? Elle ne pouvait ni né voulait qu’il en fût autrement. Il fallait qu’elle le suivît jusqu’à la dernière minute, même si cette dernière minute devait sonner très prochainement... Après tout ce quelle avait déjà fait pour le rejoindre et le garder, agir autrement constituerait la plus stupide des désertions, une manière de se renier elle-même en quelque sorte.

Redressant la tête, elle prit une profonde inspiration et se dirigea, à son tour, dans la même direction que les soldats, traversa la place, voulut s’engager dans la rue. C’est alors qu’elle vit Shankala.

Debout au milieu de l’artère, assez étroite, les bras étendus, la tzigane prétendait lui barrer la route. Durant tout le combat, Marianne l’avait complètement oubliée car cette fille s’entendait comme personne à disparaître dans le moindre morceau d’ombre, à se faire muette, invisible. Mais maintenant, elle se montrait et, au sourire de triomphe, à l’expression haineuse qui convulsaient son visage brun, Marianne devina qu’il allait lui falloir se battre pour avoir le droit se suivre son amant. Elle comprenait trop tard qu’en prétendant poursuivre, contre toute vraisemblance d’ailleurs, l’homme qui l’avait répudiée, cette créature à demi sauvage ne souhaitait en fait que s’attacher le maître qu’elle s’était choisi et l’arracher à celle qui pouvait le considérer comme son bien légitime.

Marianne s’avança hardiment vers la femme qui dans ses vêtements couleur de sang avait l’air d’une de ces croix que l’on trace sur les portes des maisons pestiférées. D’un geste violent, elle lui ordonna de lui laisser le passage :

— Va-t’en ! ordonna-t-elle durement.

Alors, l’autre éclata d’un rire aigu et, avant que Marianne ait pu seulement la toucher pour l’obliger à lui faire place, elle avait tiré de sa ceinture un poignard dont la lame courte, un instant, brilla dans le soleil.

Elle frappa...

Avec un gémissement, Marianne s’écroula sur le sol battu par les sabots des chevaux. L’arme encore levée, Shankala voulut se pencher sur elle pour s’assurer sans doute qu’elle avait frappé à mort, mais un véritable tintamarre la fit regarder vers l’autre bout de la place et, renonçant au coup de grâce, elle prit sa course pour rejoindre les cosaques...

14

UNE REINE DE THÉÂTRE

Une douleur aiguë déchira de sa morsure l’épais cocon brumeux qui, pour Marianne, avait remplacé le monde. C’était comme une brûlure insistante et elle essaya de s’en défendre, luttant contre un bourreau invisible qui ne semblait pas décidé à lâcher prise

— Ce sera moins grave que je ne pensais, fit une voix féminine joyeusement colorée d’accent italien. Madré mia ! Elle a eu de la chance, car j’ai bien cru qu’elle était morte.

— Moi aussi, approuva une autre voix, dépourvue d’accent celle-là. Cependant, la meurtrière n’en était pas sûre. Si vous n’aviez claqué les volets en criant, ma chère Vania, elle frappait une seconde fois. Fort heureusement nous lui avons fait peur.

Ces voix n’ayant rien de céleste, Marianne ouvrit les yeux, mais faillit les refermer aussitôt tant les deux femmes qui se penchaient sur elle à la lumière d’une chandelle étaient étranges. Celle qui tenait la chandelle, jolie femme plus très jeune, rousse au teint blanc et aux yeux dorés, portait vertugadin de velours, fraise empesée et coiffe à trois pointes de princesses de la Renaissance, tandis que l’autre, drapée d’un péplum de pourpre typiquement romain, penchait sur la blessée, dont elle nettoyait la plaie avec une certaine énergie, un visage aux traits fins et réguliers, coiffé d’un haut chignon ceinturé d’un diadème tout aussi romain et de quelques aigrettes couleur de feu qui l’étaient beaucoup moins. Elle s’appliquait si fort à son travail que ses sourcils noirs se fronçaient au-dessus de ses yeux sombres et qu’un bout de langue pointue dépassait ses lèvres rouges et bien dessinées.

Armée d’une bouteille de cognac et d’un tampon de charpie, elle pansait la blessure de Marianne avec un soin qui n’excluait pas une certaine vigueur et qui arracha à sa patiente un gémissement de protestation :

— Vous me faites mal, se plaignit-elle.

Du coup, la dame aux aigrettes s’arrêta, regarda sa compagne, tandis qu’un grand sourire remplaçait son expression soucieuse :

— Elle parle français. Et sans accent, s’écria-t-elle en donnant toute son ampleur à un magnifique contralto. Etrange que nous ne la connaissions pas !

— Je suis française, dit Marianne, et je crois comprendre que vous l’êtes aussi. Mais je répète que vous me faites mal.

L’autre dame se mit à rire, découvrant de petites dents pointues et irrégulières, mais d’une blancheur absolue.

— Vous devriez être contente de pouvoir encore souffrir, remarqua-t-elle. De toute façon, nous n’avons pas le choix. Le poignard de cette fille pouvait être sale. Il valait mieux nettoyer.

— Voilà, c’est fini ! fit gaiement la Romaine. Votre blessure n’est pas très profonde. Je l’ai sondée et j’ai heureusement ici un onguent miraculeux. Je vais vous en faire un pansement et, avec un peu de repos, je pense que tout ira bien.

Tout en parlant, elle exécutait les gestes qu’elle annonçait, enduisait la plaie d’une sorte de pommade épaisse dont l’odeur balsamique était assez agréable et confectionnait un pansement de fortune avec un tampon et une large bande que la princesse de la Renaissance avait tirés des vestiges d’un jupon blanc. Quand ce fut fini, elle reprit la bouteille de cognac, en versa un doigt dans un verre et, après avoir entassé quelques coussins pour relever la tête de Marianne, le lui fit boire sans hésitation.

Redressée, Marianne put voir qu’elle était étendue sur un grand canapé dans une pièce de belles dimensions, mais dans laquelle les volets, hermétiquement fermés, entretenaient une obscurité qui ne permettait pas d’en distinguer les détails. La bougie que tenait la princesse arrachait cependant à l’obscurité des formes étranges d’objets empilés et de meubles défoncés.

Quand elle eut vidé le verre, elle se sentit moins faible et s’efforça de sourire aux deux femmes qui la regardaient avec une certaine anxiété.

— Merci, dit-elle. Je crois que je vous dois une fière chandelle. Mais comment m’avez-vous trouvée ?

La dame romaine en se relevant déploya une taille majestueuse sans lourdeur et se dirigea vers l’une des fenêtres dans l’envol dramatique de son péplum rouge :

— De cette fenêtre nous avons tout vu, d’un peu loin, bien sûr, car vous étiez à l’autre bout de la place.

— Vous avez tout vu ?

— Tout : les Cosaques, ce duel superbe mais auquel nous n’avons pas compris grand-chose... non plus qu’à ce qui s’est passé ensuite. C’était passionnant et tout à fait obscur. Cependant nous eussions évité de nous en mêler s’il n’y avait eu ce drame final, cette femme qui vous a poignardée. Alors nous avons rejeté les volets et poussé des cris, qui ont mis la diablesse en fuite, avant de descendre vous chercher. Voilà... vous savez tout.

— Pas entièrement. Pouvez-vous me dire chez qui je suis ?

La dame à la fraise se mit à rire :

— C’est par là que vous auriez dû commencer. Où suis-je ? Que fais-je ? Quel est ce bruit ? Voilà les questions que se doit de poser une héroïne dramatique lorsqu’elle sort d’un évanouissement. Il est vrai que vous avez quelques excuses et que notre accoutrement doit vous paraître étrange. Alors, je vous renseigne tout de suite : vous êtes ici dans les dépendances du palais Dolgorouki, inhabité la plupart du temps et où le concierge, un ami, a bien voulu nous recueillir. Je pourrais prolonger l’équivoque en vous disant que je suis Marie Stuart et que cette noble dame est Didon, mais je préfère vous dire que je suis Madame Bursay, directrice du Théâtre Français à Moscou. Quant à votre médecin occasionnel, je suppose que vous vous sentirez plus honorée par ses soins quand vous saurez qu’il n’est autre que la célèbre cantatrice Vania di Lorenzo, de la Scala de Milan...

— ... et des Italiens de Paris ! Grande admiratrice et... amie personnelle de notre grand empereur Napoléon, compléta Didon avec un air de tête superbe.

Malgré la douleur de son épaule et le chagrin qui lui était revenu avec la conscience, Marianne ne put s’empêcher de sourire.