Pendant ce temps, Tchernytchev avait rejeté son manteau et ouvert sa tunique qu’il lança à l’un de ses hommes. Puis, après une toute légère hésitation, il arracha sa chemise de fine batiste. Avec un froid sourire, Jason en fit autant de sa blouse.

A demi nus, les deux hommes semblaient de force sensiblement égale, mais ils avaient vraiment l’air d’appartenir à deux races différentes, tant le torse blanc de l’un avec sa toison rousse, contrastait avec le corps de l’autre, tellement tanné par les vents de mer qu’il avait pris la couleur du cuir. Après quoi, sans un regard vers la femme pour laquelle ils allaient se battre, ils allèrent se placer face à face sous le sycomore, là où l’ombre était la plus épaisse et où le soleil ne risquait de gêner personne.

Tchernytchev qui venait lui aussi de vérifier le fil de son sabre salua son adversaire avec un sourire narquois :

— Je regrette de n’avoir pas d’autre arme à vous offrir. Il se peut qu’elle ne vous convienne pas...

Jason lui rendit un sourire de loup affamé :

— Votre sollicitude me touche, mais soyez sans crainte, je m’accommoderai fort bien de cette arme. Les sabres d’abordage sont infiniment plus lourds.

Et, fouettant l’air de sa lame, il salua ironiquement son ennemi qui, avec un regard à la jeune femme accrochée, pâle comme une morte, au bras de son sous-ordre, murmura :

— Vous ne désirez pas dire adieu à la princesse ? Il est peu probable que nous sortions tous deux vivants de cette aventure...

— Non, car j’espère vivre encore. C’est à vous que je veux m’adresser avant que nous n’engagions le fer : si je meurs, me donnez-vous votre parole de lui rendre sa liberté ? Je désire qu’elle soit ramenée à proximité des lignes françaises. Elle pourra y retrouver sans doute la protection de l’homme avec lequel vous vous êtes battu, la nuit du jardin !

Une affreuse douleur tordit le cœur de Marianne. Le ton employé par Jason ne laissait hélas aucun doute sur ce qu’il éprouvait pour elle à cette minute : la jalousie réveillée ramenait avec elle la défiance et le mépris. Elle eut peur, en même temps, que le dégoût ne lui fit chercher la mort.

— Ce n’est pas vrai ! Sur l’honneur de mon père, sur la mémoire de ma mère, je te jure que le général Fournier, car c’est de lui qu’il s’agit, n’est pour moi qu’un ami venu à mon secours à un moment où j’en avais grand besoin. C’est de ma meilleure amie, de Fortunée Hamelin, qu’il est l’amant et c’est à ce titre qu’il m’a défendue. Ce soir-là, il venait me remercier d’avoir intercédé pour lui faire rendre son commandement. Que je meure à l’instant si ce n’est pas la vérité tout entière ! Quant à ce démon auquel il a permis de s’enfuir quand les gendarmes sont arrivés, il ne méritait certes pas ce geste chevaleresque, car c’est entre deux gendarmes que Fournier a quitté la maison cette nuit-là ! Osez dire le contraire, Tchernytchev ?

— Je ne m’y risquerais pas car, après tout, je n’y étais plus. Mais il se peut que vous ayez raison. C’est... en effet l’arrivée des gendarmes qui m’a déterminé à fuir.

— Ah ! tout de même...

Un immense soulagement vida tout à coup Marianne de ses forces. Elle dut s’asseoir sur le muret où s’enchâssaient les lances de la grille, remerciant Dieu, au fond de son cœur, que le Russe eût hésité, au moment de comparaître peut-être devant sa justice, à se présenter avec la charge d’un mensonge supplémentaire.

Jason lui lança un bref coup d’œil et un demi-sourire qui fit briller ses dents au milieu de la forêt sauvage de sa barbe.

— Nous verrons cela plus tard. En garde, Monsieur !...

Tandis que Marianne, retenue par Aksakov, ne voyant plus de ressource que dans le Ciel, entamait une longue et tremblante prière, le combat s’engageait avec une violence qui donnait la mesure exacte de la haine réciproque animant les deux ennemis. Tchernytchev se battait en homme pressé, les lèvres serrées, la fureur peinte sur son visage. Il attaquait sans cesse et la lame courbe de son sabre fendait l’air avec des sifflements rageurs, comme s’il cherchait à faucher quelque invisible prairie céleste.

Jason, pour sa part, se contentait momentanément de parer les coups, mais sans rompre d’une ligne. Malgré ses paroles pleines d’assurance, il lui fallait tout de même s’habituer à cette arme étrangère, un peu plus légère peut-être que le sabre d’abordage, mais dépourvue de garde. En outre, il étudiait le jeu de son adversaire. Les pieds rivés au sol, le torse immobile, il ressemblait assez à l’une de ces idoles hindoues aux bras multiples tant le sabre dansait autour de lui.

Néanmoins, comme Tchernytchev l’attaquait avec une fureur renouvelée, il recula d’un pas et trébucha contre une pierre. Marianne eut un cri rauque tandis que le Russe, profitant de l’accident, portait une botte qui eût percé l’Américain d’outre en outre si, revenant vivement à la parade, il n’avait écarté le coup. Le sabre glissa contre son corps en l’éraflant et la peau se rougit de quelques gouttes de sang.

Le péril couru rendit à Jason la colère qui avait paru un instant l’abandonner. A son tour, il se mit à presser son adversaire qui rompit, mais pas assez vite pour éviter un coup de pointe dans la chair du bras. Jason avança encore : un second coup, plus rude encore, blessa Tchernytchev à l’épaule. Il gronda sourdement, voulut riposter malgré la douleur, mais une troisième fois, le sabre du corsaire l’atteignit à la poitrine.

Il chancela, tomba sur les genoux, tandis que Jason reculait d’un bond. Dans l’effort qu’il fit pour sourire, sa bouche se crispa :

— J’ai mon compte, je crois... souffla-t-il.

Puis il s’évanouit.

Il y eut un instant de silence et de stupeur. Les cosaques regardaient la grande forme blanche étalée sur la terre comme s’ils refusaient le témoignage de leurs yeux. Mais ce ne fut qu’un instant. Tandis que Marianne, avec un gémissement de bonheur, courait vers Jason qui laissait tomber l’arme dont il venait de se servir si magistralement, Aksakov se précipitait vers son chef.

— Viens ! dit Marianne, haletante. Partons vite. Tu as vaincu loyalement, mais il ne faut pas rester ici...

Le jeune essaoul examinait le blessé, puis relevait la tête pour considérer les deux jeunes gens avec un mélange de fureur et de soulagement.

— Il n’est pas... mort, fit-il. Vous avez de la chance car je vous faisais fusiller sur l’heure.

Occupé à remettre sa blouse, Jason se raidit et se détournant considéra l’officier avec hauteur :

— Est-ce là votre conception de l’honneur et des lois du duel ? J’ai vaincu : donc je suis libre.

— Les lois du duel n’interviennent pas lorsque l’on est en guerre. Je ne vous tuerai pas puisque vous n’avez pas tué, mais je vous emmène : vous êtes mon prisonnier. C’est l’ataman qui décidera de votre sort ! Seule, Madame est libre !

— Mais je ne veux pas, protesta Marianne. Ou vous nous libérez tous les deux ou vous nous emmenez tous les deux. Je refuse de le quitter.

Elle s’accrochait au cou de Jason, mais déjà, sur un ordre bref du prince, deux soldats l’en détachaient de force tandis que d’autres maîtrisaient Jason et lui liaient les poignets avant de l’attacher à la selle de l’un des chevaux.

Comprenant qu’on allait la laisser là, seule, au milieu de cette ville en folie, tandis que l’on emmènerait Jason vers un destin inconnu qui était peut-être la mort, elle éclata en sanglots convulsifs. Elle ne se souvenait même plus de ce qu’elle était venue faire ici, de son désir de joindre l’Empereur des Français, de le mettre en garde, de son besoin de retrouver Arcadius et les autres. Il n’y avait plus devant elle que ce mur impitoyable fait de ces hommes sauvages qui, dans leur presque totalité, ne la comprenaient pas, et qui prétendaient la retrancher définitivement de l’homme qu’elle aimait.

Comme ses gardiens la lâchaient pour remonter à cheval, elle courut vers Aksakov qui prenait des dispositions pour emporter son chef et se jeta à ses pieds :

— Je vous en supplie. Emmenez-moi ! Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ? Vous aurez deux prisonniers au lieu d’un et je ne demande qu’à partager le sort de mon ami.

— Peut-être, Madame. Mais avant le combat, les conventions n’ont porté que sur vous et vous seule. Mon devoir exige que je vous rende votre liberté, mais...

— Que voulez-vous que j’en fasse ? Et vous voilà bien à cheval sur votre devoir, Monsieur, alors qu’en arrêtant le vainqueur du duel, vous faites bon marché de sa règle la plus stricte. Je vous en prie : vous ne pouvez pas savoir ce que cela représente pour moi...

La voix de Jason, curieusement froide et lointaine, lui coupa la parole :

— Tais-toi, Marianne ! Je te défends de t’abaisser pour me sauver. Je te défends de supplier. Si cet officier préfère se déshonorer, c’est son affaire : je -refuse de faire la moindre tentative pour l’en empêcher... et je te l’interdis.

— Mais comprends donc qu’il veut nous séparer. Que nous allons nous quitter... ici même et que c’est peut-être devant un peloton d’exécution qu’il t’emmène.

Il eut ce petit sourire moqueur qui lui était familier et qui ne tirait qu’un coin de sa bouche. Puis, haussant les épaules :

— Il en sera ce que Dieu voudra. Songe à toi. Tu sais très bien que tu peux te sauver, que tu ne seras pas longtemps perdue dans cette ville.

— Mais je ne veux pas... je ne veux plus... Je veux rester avec toi, partager ton sort quel qu’il soit.

Elle faisait des efforts désespérés pour le rejoindre, pour s’attacher à lui, quitte à être foulée aux pieds par les chevaux, mais déjà le cercle des cavaliers se refermait autour de lui. Elle eut un cri de bête blessée :