— Salir ? La princesse Sant’Anna ? En quoi l’ai-je salie en disant la vérité ! Par saint Alexandre, mon patron, que je meure si j’ai menti en affirmant qu’elle m’appartient ! Quant à toi, j’ai grande envie de te faire payer ton insolence sous le knout, seul traitement digne de tes pareils.

— Regarde-moi mieux ! Je ne suis pas un de tes moujiks. Je suis l’homme à qui tu dois un duel. Souviens-toi du soir de Britannicus à la Comédie-Française !

Le bras du Russe, prêt à frapper de nouveau, retomba lentement, tandis qu’il s’approchait de Jason qu’il dévisagea un instant avec attention avant d’éclater de rire.

— Mais, c’est pardieu vrai ! L’Américain ! le capitaine... Lefort, je crois ?

— Je préférerais Beaufort. Maintenant que vous savez qui je suis, j’attends vos explications, sinon vos excuses pour ce que vous avez osé dire...

— Soit ! Je vous offre mes excuses... mais seulement pour avoir écorché votre nom. J’ai toujours éprouvé les plus grandes difficultés avec les noms étrangers, ajouta-t-il avec un grand sourire moqueur. Quant à cette belle dame...

Incapable d’en supporter davantage, Marianne se précipita vers Jason :

— Ne l’écoute pas ! Cet homme n’est qu’un instrument à faire le mal. Un espion... Un misérable qui s’est toujours servi de ses amitiés et de ses amours dans l’intérêt de ses affaires...

— Celles de mon maître, Madame ! Et celles de la Russie !

S’adressant à ceux qui maintenaient toujours le corsaire, il aboya quelque chose et, immédiatement, ils lâchèrent prise. Jason se trouva libre, mais ce fut pour repousser doucement Marianne qui tentait de s’accrocher à lui.

— Laisse ! Je veux entendre ce qu’il a à me dire. Et je te prie de ne pas t’en mêler : ceci est une affaire d’hommes ! Allons, Monsieur... ajouta-t-il en s’avançant vers Tchernytchev, j’attends toujours ! Etes-vous prêt à reconnaître que vous avez menti ?

Le comte haussa les épaules :

— Si je ne craignais de vous choquer encore et de faire preuve d’un goût déplorable, j’ordonnerais à mes hommes de la mettre nue : vous pourriez constater alors qu’elle porte au flanc une petite cicatrice... la trace de mes armes gravées dans sa chair après une nuit d’amour.

— Une nuit d’amour ? cria Marianne hors d’elle.

Vous osez appeler une nuit d’amour le traitement abominable que vous m’avez fait subir ? Il est entré dans ma chambre, Jason, en brisant une fenêtre. Il m’a à demi assommée, liée sur mon lit avec les cordons de mes rideaux et là il m’a violée, tu entends ? Violée comme la première venue dans une ville mise à sac ! Mais comme cela ne lui suffisait pas, il a voulu me laisser une trace indélébile. Alors... il a fait chauffer le chaton de la bague que tu lui vois... cette lourde chevalière armoriée, et il me l’a imprimée, brûlante, dans la chair. Voilà ce qu’il appelle une nuit d’amour.

Poings serrés, Jason, avec un cri de colère, s’élançait déjà sur Tchernytchev, prêt à cogner, mais le Russe recula vivement et, tirant son sabre, en appuya la pointe sur la poitrine de son agresseur :

— Allons, du calme !... J’ai peut-être été un peu vif, cette nuit-là et je reconnais que le terme « nuit d’amour » était impropre... du moins en ce qui me concerne. Il doit s’appliquer plus exactement à l’homme qui m’a succédé... celui avec lequel je me suis battu, dans votre jardin, ma douce...

Marianne ferma les yeux, malade à la fois de honte et de désespoir. Elle se sentait prise dans un réseau de semi-vérités, plus redoutables que les pires injures. Le visage de Jason était gris maintenant. Même ses yeux, curieusement vidés de toute expression, semblaient avoir perdu leur couleur et avaient pris la teinte de l’acier.

— Tchernytchev ! murmura-t-elle. Vous êtes un misérable !...

— Je ne vois pas en quoi. Vous ne pouvez guère m’accuser de mensonge, ma chère. Car, je n’aurais malheureusement pas loin à aller pour appeler ce même homme en témoignage. Il doit être à l’heure présente à une journée à peine d’ici. Il court après Wittgenstein avec le corps du maréchal Victor... Mais, si vous le voulez bien, nous finirons plus tard cette intéressante conversation, car l’arrêt prolongé de ma troupe bouche une partie du quai et gêne ceux qui viennent derrière. Je vais vous faire donner des chevaux et...

— Il n’en est pas question ! coupa Jason avec une inquiétante froideur. Je ne ferai pas un pas en votre compagnie, car je n’ai aucune raison pour cela.

Les yeux du Russe se fermèrent à demi jusqu’à ne plus montrer que de minces fentes vertes. Sans cesser de sourire, il abaissa lentement son épée.

— Croyez-vous ? J’en vois une excellente : vous n’avez pas le choix ! Ou bien vous venez avec moi et nous réglerons nos comptes à la halte de ce soir ou bien je vous fais fusiller comme espion. Car j’ai peine à croire que ce soit pour m’amener ma plus belle conquête que vous avez fait le voyage jusqu’ici. Quant à Madame, il me suffirait d’un mot jeté dans cette foule... l’annonce de ce qu’elle est au juste, par exemple, pour qu’elle soit mise en pièces dans les cinq minutes. Alors, choisissez... mais choisissez vite.

— Eh ! dites-le donc, ce mot ! s’écria Marianne. Dites-le et qu’on en finisse, mais aucune force humaine ne me convaincra de vous suivre. Vous êtes l’homme le plus méprisable que je connaisse. Faites-moi tuer ! Je vous hais...

— Tais-toi ! coupa brutalement Jason. Je t’ai déjà dit que ceci était une affaire d’hommes. Quant à vous, sachez que je choisis une troisième solution : nous allons nous battre, ici et sur l’heure. Vous oubliez un peu vite que vous avez disparu de Paris tout juste quelques heures après m’avoir appelé sur le terrain et que j’ai tous les droits de vous traiter de couard.

— Quand le Tsar ordonne, j’obéis. Je suis soldat avant tout. J’ai dû partir et je l’ai regretté, mais, je vous le répète, vous aurez votre duel, ce soir même...

— Non ! J’ai dit tout de suite. Sapristi, comte Tchernytchev, il n’est pas facile de vous mettre l’épée à la main ! Mais peut-être que maintenant...

Et d’un geste rapide, Jason souffleta par deux fois le Russe qui blêmit à son tour.

— Alors ? s’enquit Jason presque aimable. Nous battons-nous ?

Dans son uniforme vert sombre, le comte semblait prêt à se trouver mal. Son teint était cireux, ses narines pincées et il respirait avec difficulté.

— Oui ! fit-il enfin les dents serrées. Le temps de donner quelques ordres pour faire cesser cet encombrement et nous nous battons !

L’instant suivant, la sotnia reprenait son chemin dans un tonnerre de cris de satisfaction. Seuls, une dizaine de cosaques et un jeune « essaoul »[12] encore imberbe demeurèrent. Tchernytchev se retourna, sans doute pour saluer le pope avec lequel il conversait quand Marianne l’avait heurté, mais, choqué sans doute par la violence des propos échangés, à moins que ce ne fût par l’étrange comportement de son compatriote avec la femme inconnue, celui-ci s’était retiré dans son couvent dont la porte s’était refermée sans que personne s’en aperçût. Le comte haussa les épaules avec agacement et marmotta quelque chose entre ses dents. Puis, revenant à son adversaire :

— Venez ! ordonna-t-il. La rue que vous voyez là, à quelques pas, mène à une petite place fort tranquille entre le mur de ce monastère et les jardins des deux palais. Nous y serons à merveille pour ce que nous allons faire ! Le prince Aksakov voudra bien prendre soin de Madame, ajouta-t-il en désignant le jeune essaoul qui, perdant pour un instant sa raideur toute militaire, vint offrir son bras à Marianne plus morte que vive.

— S’il vous plaît, Madame, fit-il sans la moindre trace d’accent et, en s’inclinant avec une grâce inattendue, qui arracha un éclat de rire à Tchernytchev.

— Vous pouvez dire Altesse Sérénissime ! Cette belle dame y-a droit, mon cher Boris, fit-il d’un ton sarcastique. Puis, désignant Shankala, toujours présente et toujours muette : « Et celle-là qui a l’air plantée en terre à vos côtés, qu’est-ce que c’est ?

— La femme de chambre de la princesse, fit Jason avant que Marianne eût seulement trouvé le temps de répondre.

— Elle ressemble plus à une zingara qu’à une honnête camériste, mais vous avez toujours eu des goûts fort étranges, ma chère Marianne. Eh bien, je crois que nous pouvons aller maintenant...

On se mit en marche, les deux adversaires en tête suivis de Marianne qui, au bras du jeune officier, se sentait mourir à chaque pas et cherchait désespérément un moyen d’empêcher ce duel qui ne pouvait déboucher que sur un drame car, si Jason parvenait à sauver sa vie en abattant le Russe, qui pouvait dire ce que les Cosaques, dans leur fureur d’avoir perdu leur chef, feraient d’eux ? Pour le moment, ils les enveloppaient de toute part et se montraient d’ailleurs fort utiles pour remonter sur quelques mètres le flot redevenu dense de la foule armée.

Mais, en effet, quelques instants plus tard, ils atteignaient une place ombragée, aussi vide et silencieuse que si l’on eut été en pleine nuit. C’était, avec ses volets clos et ses murs aveugles, comme un morceau de planète morte au seuil de laquelle venait se perdre, bizarrement, le vacarme du quai cependant tout proche. Par-dessus les grilles dorées d’un parc, un sycomore géant étendait ses longues branches chargées d’un feuillage dont le vert profond s’argentait de revers duveteux. Le terrain, en dessous, était bien plat.

— L’endroit me paraît bon... fît Jason. J’espère que vous voudrez bien ajouter à vos... bienfaits en me faisant donner une arme ?

Mais déjà l’essaoul détachait son sabre de sa dragonne de soie et le lui lançait. Jason l’attrapa au vol, le tira du fourreau et, après en avoir essayé le fil sur son pouce, fit jouer un instant dans le soleil la lame qui lança des éclairs.