Les portes de certaines maisons, encore habitées, s’ouvraient pour recevoir quelques blessés, mais la majeure partie se dirigeait vers l’hôpital militaire et les deux hôpitaux privés qui se trouvaient de l’autre côté de la rivière, non loin du Kremlin.

— Nous n’arriverons jamais à passer, s’impatienta Marianne. Les quais me paraissent noirs de monde...

— D’autant plus que le monde en question, ce sont des soldats... Regarde ! J’aperçois là-bas des cavaliers. Ce sont des cosaques !

Son œil perçant d’homme habitué à scruter les pires brumes de l’océan avait distingué les soldats, alors que Marianne n’apercevait encore qu’une sorte de moutonnement rouge au-dessus des lointains du convoi.

— L’armée russe doit battre en retraite, poursuivit Jason. Elle revient dans la ville, sans doute pour la défendre. Il ne faut pas que nous restions là : nous risquons d’être foulés aux pieds des chevaux.

— Et où veux-tu aller ? Je refuse de m’éloigner d’ici tant que nous n’aurons pas rejoint les autres.

— Sur cette petite place, là tout près, j’ai remarqué une auberge. Essayons d’y aller. Tu as encore de l’argent sur toi ?

Marianne fit signe que oui. Bien entendu, elle avait perdu son sac de voyage qui lui avait été arraché dans la bousculade, mais elle avait pris l’habitude de garder de l’or et son fameux podaroshana dans la poche intérieure de sa robe. Elle hésitait néanmoins à quitter sa borne. L’accès de l’auberge paraissait difficile. Un homme et deux femmes en tablier, debout devant la porte, aidaient des blessés à laver une plaie trop sale ou bien offraient un coup de vin à ceux qui s’arrêtaient un instant avant de poursuivre leur chemin. L’homme et ses compagnes se dépensaient sans compter, avec une chaleur et une générosité qui forçaient la sympathie. On les sentait prêts à distribuer à ces malheureux tout ce que leur maison renfermait et Marianne se demanda s’ils éprouveraient tellement de joie à recevoir des voyageurs étrangers.

Une pierre, qui la manqua de peu et vint briser une vitrine derrière elle, la décida. Avec un cri, elle s’écarta. Pas assez vite cependant pour éviter un éclat de verre qui lui entama le front à la naissance des cheveux. Avec un cri de colère, Jason la saisit contre lui et tira son mouchoir pour étancher le petit filet de sang qui coulait.

— Tas de sauvages ! fulmina-t-il. N’ont-ils vraiment rien de mieux à faire qu’à démolir leurs vitrines ?

Sans répondre, Marianne qui s’était retournée pour considérer les dégâts lui montra l’enseigne, pimpante et fleurie, sur laquelle s’étalait un superbe gâteau débordant de crème. Elle indiquait qu’au Puits d’Amour, les frères Lalonde cuisinaient la meilleure pâtisserie de tout Moscou et fournissaient à leurs clients toutes les confiseries françaises, depuis les bêtises de Cambrai, jusqu’aux bergamotes de Nancy, en passant par les calissons d’Aix et les pruneaux d’Agen.

— Ce qui est surprenant, c’est que la maison soit encore debout, remarqua Marianne. Tu as raison : essayons l’auberge. Dans un instant, il ne sera plus possible de l’atteindre...

Ils se remirent en marche, Shankala toujours sur leurs talons, et tentèrent de se frayer un chemin jusqu’à l’entrée. Une bienheureuse éclaircie, dans le flot incessant qui allait vers le pont, leur permit enfin d’arriver auprès des trois personnages dont les tabliers blancs se tachaient maintenant de sang et de traînées de vin.

Marianne s’adressa à l’homme :

— Nous sommes des voyageurs Nous arrivons du sud et nous venons de loin ! Pouvez-vous nous loger ? demanda-t-elle en français, mais en s’efforçant de retrouver l’accent anglais de jadis.

Pour un aubergiste, l’homme ne devait pas aimer beaucoup les étrangers, car il la regarda avec méfiance :

— D’où venez-vous ? fit-il dans la même langue, mais avec un accent si rude qu’elle en devenait difficilement compréhensible.

— D’Odessa.

— Ça fait un bout de chemin. Et vous êtes quoi ? Italienne ? Française ?

— Mais non ! Anglaise ! s’écria la jeune femme aussi furieuse d’être obligée de mentir que du peu de succès de sa tentative. Je suis Lady Selton. Ceux-ci sont avec moi... à mon service.

L’homme se radoucit, visiblement convaincu, mais bien plus par la hauteur du ton que par le titre annoncé. Une Anglaise avait droit à toute la considération qu’il aurait refusée à la ressortissante d’une autre nation, encore qu’il n’approuvât guère la manie ambulatoire dont semblaient saisies, depuis quelque temps, les femmes de ce pays. Il trouva même un sourire contraint pour apprendre à son interlocutrice que les quelques chambres de sa maison étaient déjà emplies de blessés mais que, si elle voulait bien se contenter d’un coin de la salle, il se ferait une joie de lui servir un souper honorable.

— Demain, ajouta-t-il, j’essaierai de trouver pour milady un logement plus conforme à ses goûts, mais, du moins, sera-t-elle pour cette nuit à l’abri de la température et des soldats qui reviennent occuper Moscou et qui, naturellement, risquent de ne pas être d’un voisinage agréable pour une jeune dame.

— Est-ce qu’ils reviennent pour défendre la ville ?

— Bien entendu, milady ! Qui pourrait imaginer notre petit père le Tsar laissant l’Antéchrist mettre ses vilaines pattes sur notre sainte cité ! Foi d’Ivan Borissovitch, de grandes choses vont se passer ici et Votre Grâce pourra constater bientôt de quoi les Russes sont capables quand ils défendent le sol sacré. D’après ce que m’a dit un chasseur, notre Koutousov, le vieux maréchal « En avant », sera ici dans la nuit, ajouta-t-il sur le ton de la confidence heureuse.

— Mais alors, l’émeute, tout à l’heure, sur la place ?

— L’émeute ? Quelle émeute ?

— Celle que j’ai vue de mes yeux ! Au coucher du soleil, j’ai assisté, devant l’hôtel du gouverneur, à une exécution et, tout de suite après, une foule armée et hurlante s’est ruée vers cet hôtel...

Ivan Borissovitch se mit à rire :

— Ce n’était pas une émeute, milady. Simplement la nouvelle était venue, ce matin, que ces maudits Français avaient atteint le couvent de Mojaïsk, à vingt lieues d’ici...

— Encore un lieu saint ? demanda Marianne mi-figue mi-raisin.

Mais le digne homme était aussi imperméable à l’humour anglais qu’à l’ironie française et il se signa dévotement plusieurs fois.

— Extrêmement saint, Votre Excellence ! Nos braves gens voulaient se porter à la rencontre de l’ennemi et se sont massés ce matin, à la barrière de Dorogomilov pour attendre le gouverneur qui devait prendre leur tête. Mais ils ont attendu en vain toute la journée et sont revenus sur leurs pas pour voir ce qui avait ainsi retenu le comte Rostopchine. D’ailleurs, l’arrivée de l’armée, elle aussi, les a obligés à rebrousser chemin !

Marianne se garda bien de lui faire connaître le fond de sa pensée. De toute évidence, le comte Rostopchine avait bien d’autres chats à fouetter, ne fût-ce que son cuisinier, que d’aller prendre la tête d’une bande insubordonnée pour se lancer avec elle à l’assaut des troupes de Napoléon.

Sans autre commentaire, elle se laissa mener jusqu’à un coin d’une grande salle basse et passablement noire où Ivan Borissovitch entassa, sur les bancs qui garnissaient l’angle des deux fenêtres, tout ce qu’il put trouver de coussins et d’édredons disponibles avant d’annoncer que le souper serait servi dans un petit moment.

Le souper, arrosé d’un vin de Crimée, fut en effet convenable, mais la nuit parut à Marianne la plus longue qu’elle eût jamais vécue car, malgré les coussins, elle ne parvint pas à sommeiller un seul instant. Seule, Shankala, habituée à dormir à même la terre, prit un repos total. Quant à Jason, il réussit, lui aussi, à s’assoupir quelques heures, mais Marianne, assise auprès d’une fenêtre, passa toute sa nuit à regarder ce qui se déroulait au-dehors. Eût-elle été dans un lit, d’ailleurs, qu’elle n’eût certainement pas dormi davantage, tant le vacarme était insupportable car, durant la nuit entière, l’armée russe défila...

C’était, de chaque côté de la rivière, un double fleuve où les uniformes des chasseurs, des grenadiers, des hussards et des troupes de ligne, se mêlaient aux robes bleues ou rouges des cosaques et aux bonnets de chèvre des Kalmouks. Tout cela avançait à la lumière des torches. Sans désordre excessif, les escadrons montés se mêlaient aux troupes à pied et aux canons dont le roulement faisait résonner toute la ville.

Dans la lumière fuligineuse des torches qui dansaient un peu partout et jusqu’au sommet des rouges murailles du Kremlin, les faces de ces hommes, visiblement harassés, paraissaient hagardes et Marianne se demanda s’ils venaient vraiment pour occuper la ville ou s’ils avaient l’intention de la dépasser, car tous continuaient le long de la rivière comme s’ils cherchaient à atteindre les portes Est de la cité, celles par lesquelles, justement, l’ennemi ne viendrait pas.

Toute la nuit aussi Ivan Borissovitch demeura debout, avec sa femme et sa sœur, au seuil de sa maison, offrant inlassablement ses pichets de vin ou ses pots de kvas. Mais, à mesure que le temps coulait, la belle confiance et l’espèce d’enthousiasme qu’il avait manifestés dans la soirée, semblaient s’effriter et se dissoudre. De temps en temps, il posait une question à l’un des soldats qu’il abreuvait, en recevait une réponse et chaque fois son visage se faisait plus anxieux, tandis que sa tête paraissait s’enfoncer entre ses épaules.

Quand le ciel devint un peu plus clair, vers 4 heures du matin, il y eut, sur la rivière, une énorme explosion, grâce à laquelle on put croire un instant que le soleil venait de se lever à l’envers et en éclatant. Mais c’était seulement le grand pont, vers la pointe sud-ouest du Kremlin, qui venait de sauter dans une gerbe aveuglante d’étincelles. Alors, Ivan Borissovitch, dont le visage était maintenant gris et les traits tirés, vint secouer Jason qui dormait sur son banc et s’approcha de Marianne :