Non seulement la sentinelle ne fit aucune difficulté pour s'élancer dans la citadelle, le papier à la main, mais encore elle n'appela personne pour la remplacer et laissa les deux visiteurs pénétrer à sa suite dans la cour qui, envahie de ténèbres, ressemblait au fond d'un puits. Dans le corps de garde, aucun bruit ne se faisait entendre et vraisemblablement tout le monde dormait. La guerre russo-turque étant terminée, il était inutile de se gêner.
Marianne et Jolival restèrent seuls un moment, serrés l'un contre l'autre, près de l'escalier qui menait chez le commandant. Leurs cœurs battaient lourdement et à un rythme égal, car tous deux avaient la même pensée : allaient-ils voir surgir leurs amis ou bien un piquet de soldats qui les conduirait chez l'officier pour complément d'information ?
Or, cette nuit-là, le commandant de la citadelle passait un moment fort agité mais plein de charme en compagnie de deux jolies Tartares qu'il n'avait pas la moindre envie d'abandonner, même quelques instants. Il entrouvrit sa porte à l'appel de la sentinelle, jeta un coup d'œil au papier que l'homme lui tendait sans rompre un garde-à-vous impeccable, jura horriblement, mais reconnaissant la signature du gouverneur et constatant que l'ordre était parfaitement explicite et indiquait de libérer « sur l'heure » les hommes du navire américain, il n'eut ni l'idée ni l'envie d'en savoir davantage.
Trop heureux, au fond, de se débarrasser de pensionnaires qui s'étaient révélés singulièrement encombrants et coûteux, il se hâta de passer dans son cabinet, sans même prendre la peine de s'habiller et, vêtu de sa seule innocence, signa précipitamment la levée d'écrou, brailla quelques ordres à l'adresse du soldat, ajouta qu'il ne voulait plus être dérangé de la nuit et retourna en hâte dans sa chambre pour y retrouver son nirvana personnel.
Le soldat redégringola dans la cour, fit signe aux deux étrangers de le suivre et se dirigea au grand trot vers l'énorme herse de fer qui donnait accès à la cour des prisons et qui, éclairée par deux torches, offrait une image particulièrement sinistre. Là, il leur enjoignit d'attendre de nouveau, tandis qu'à son appel deux hommes de garde venaient manœuvrer le treuil pour relever la herse.
Dix minutes plus tard, il revenait suivi de deux silhouettes dont la plus grande fit battre à coups redoublés le cœur de Marianne. La seconde suivante, envahie d'une joie qu'elle ne parvenait plus à contrôler, elle s'abattait, riant et pleurant tout à la fois, contre la poitrine de Jason qui, instinctivement, referma ses bras sur elle.
— Marianne ! s'exclama-t-il stupéfait. Toi, ici ?... Ce n'est pas possible ! Je rêve...
— Non, vous ne rêvez pas, coupa Jolival qui trouvait le moment mal choisi pour des effusions. D'ailleurs, vous n'en avez pas le temps. Il faut sortir d'ici et vite. Le gouverneur vous a libérés, mais tout danger n'est pas encore écarté, loin de là...
Lui-même, plus ému qu'il ne voulait l'admettre, se laissait embrasser chaleureusement par Craig O'Flaherty, tandis que la sentinelle regardait avec sympathie cette scène de retrouvailles à laquelle peut-être elle ne comprenait pas grand-chose. Marianne et Jason, eux, avaient visiblement oublié tout ce qui n'était pas eux et n'en finissaient plus de s'embrasser.
Les deux « libérés » étaient barbus comme des prophètes et sales à faire frémir, mais Marianne s'en moquait bien. Le corps qui se collait au sien était celui de Jason, la bouche qui écrasait la sienne était celle de Jason et elle ne souhaitait plus rien que s'anéantir avec lui dans ce baiser qui aurait dû, pour exaucer ses désirs secrets, déboucher sur l'éternité.
Mais jugeant que cela avait assez duré, Jolival, fermement, les sépara :
— Allons ! fit-il assez rudement. Cela suffit ! Vous aurez tout le temps de vous embrasser quand nous serons en route mais, pour le moment, quittons cet endroit qui ne me plaît pas.
Le rire jovial de Craig résonna à ses oreilles :
— A nous, non plus, il ne nous plaît guère ! Parlez-moi d'un bon cabaret. Je donnerais mon bras gauche pour un grand verre de vieux whisky irlandais.
Marianne, revenue à la réalité, regardait les deux hommes sans comprendre.
— Mais... vous n'êtes que deux ? Où sont les autres ? Où est Gracchus ? Le gouverneur a ordonné de libérer tout l'équipage...
— Justement, répondit Jason. Tout l'équipage, c'est nous... ou, tout au moins ce qu'il en reste. Il n'a pas l'air de bien savoir ce qui se passe chez les militaires, ton gouverneur, ma douce ! Le chef d'escadre qui nous a capturés a jugé qu'il n'avait aucune raison de nourrir en prison tout un menu fretin récolté, d'ailleurs, sur les rives de la Méditerranée. Il a lâché « l'équipage » dès son arrivée à terre en les envoyant se faire pendre ailleurs. Seuls, Craig et moi avons eu les honneurs de devenir prisonniers de guerre.
— Mais Gracchus ! Où est-il ? L'ont-ils aussi libéré ?
Devinant son angoisse, Jason resserra l'étreinte du bras qu'en marchant il avait passé autour de sa taille.
— Gracchus est français, mon cœur. Comme tel, il risquait encore bien plus que nous. Ces brutes l'auraient fusillé sans procès en arrivant. Tant que nous avons été en mer, il a contrefait l'idiot, mais c'est un garçon qui sait mal discipliner sa nature et, quand nous sommes entrés dans la baie, au lever du jour, il s'est jeté à l'eau pour gagner la côte à la nage.
— Mon Dieu ! Mais il est peut-être mort à l'heure qu'il est !
O'Flaherty se mit à rire.
— Vous ne le connaissez pas. Gracchus est certainement le garçon le plus étonnant que j'aie jamais rencontré. Savez-vous où il est à cette heure ?
Tout en parlant, on avait franchi le vieux pont-levis aux chaînes rouillées qui n'avait pas été relevé depuis plus d'un siècle et l'enfilade encombrée des quais s'ouvrait devant eux au bas de la rampe rocheuse qui servait de support à la citadelle. O'Flaherty désigna la boursouflure d'une petite synagogue.
— Voyez-vous cette taverne grecque, entre le grand entrepôt de la distillerie de grains et la synagogue ? Gracchus a réussi à s'y faire engager comme garçon de salle. Il baragouine un étrange sabir mi-grec mi-turc qu'il a appris à Constantinople et ne se débrouille pas trop mal, d'autant plus qu'il s'essaie au russe depuis son arrivée.
— Mais comment savez-vous qu'il est là ?
— Parce que nous l'avons vu. Quelques jours après son installation, il s'est mis à tourner autour de la citadelle en chantonnant des chansons de mer typiquement françaises. Notre prison prenait jour sur les rochers. Nous avons pu communiquer avec lui. Et, parfois, ajouta-t-il avec un soupir dont la vigueur trahissait l'ampleur de sa reconnaissance, ce cher garçon a pu nous faire passer quelques flacons réconfortants... Malheureusement, nous ne pouvions pas suivre le chemin des bouteilles. La fenêtre était trop petite... et les murs trop épais...
La nuit se faisait plus fraîche et un vent léger, venu de la mer, enveloppa les quatre personnages, un vent qui sentait les algues et que les deux marins respirèrent avec délices.
— Dieu que c'est bon l'air de la liberté ! soupira Ja-son. Enfin, nous allons pouvoir reprendre la mer. Tu entends, ma douce, comme elle nous appelle... Ah ! sentir de nouveau sous mes pieds le pont de mon bateau...
Marianne frémit, comprenant que le moment difficile était arrivé. Elle ouvrait déjà la bouche pour détromper Jason, quand Jolival, sentant la peine qu'elle éprouvait, la devança :
— Vous êtes libre, Jason, dit-il avec une ferme douceur, mais votre bateau, lui, ne l'est pas ! Malgré tous nos efforts, le duc de Richelieu ne vous le rend pas.
— Comment ?
— Essayez de comprendre, et, surtout, ne vous fâchez pas ! C'est déjà très beau que nous ayons réussi à vous sortir de ce trou à rats. Le brick, prise de guerre, appartient désormais à la marine russe et le gouverneur d'Odessa n'y peut rien.
Contre ses côtes, Marianne sentit se crisper la main de Jason. La voix du corsaire ne s'éleva qu'à peine, mais elle était tendue d'inquiétante façon.
— Je l'ai déjà volé une fois. Je recommencerai. Après tout, ce n'est qu'une habitude à prendre.
— Ne vous leurrez pas ! Ici, c'est impossible... Le brick est amarré, là-bas, presque au bout du grand môle et plusieurs vaisseaux russes l'entourent. D'ailleurs, s'il faisait jour, vous pourriez constater que des ouvriers sont au travail pour y apporter les modifications nécessaires. J'ajoute... qu'il nous faut quitter la ville sur l'heure.
— Et pourquoi, s'il vous plaît ? Ai-je, oui ou non, été libéré par ordre du gouverneur ?
— Oui. Mais vous devez avoir quitté Odessa avant le lever du soleil. C'est un ordre. Si l'on vous retrouve, vous serez de nouveau enfermé et, cette fois, ni vous ni personne ne pourra vous tirer de là. En outre, Marianne... n'est pas au mieux avec le gouverneur qui souhaitait lui montrer plus... d'intérêt qu'elle ne le désirait. Alors, choisissez : restez pour tenter de reprendre votre bateau et vous risquez deux choses : la prison pour vous et le lit du gouverneur pour Marianne. La sagesse, je le crois, est de partir au plus vite...
Serrée contre l'épaule de Jason, Marianne retint son souffle. Elle avait tout à la fois envie de rire, de pleurer et d'embrasser son vieil ami pour avoir su présenter les choses de manière à éviter les questions gênantes. Jason n'était pas un homme facile à leurrer et il savait mener un interrogatoire avec autant d'habileté qu'un juge d'instruction blanchi sous le harnois. Sous sa main, elle sentait le cœur du marin battre à coups redoublés. Une vague de pitié l'envahit en même temps qu'une anxiété dévorante. A cette minute, il allait devoir choisir entre elle-même et ce bateau qu'elle l'avait souvent accusé d'aimer plus que leur amour et plus que tout au monde...
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