Rapidement, elle étendit le bras, se saisit de la lettre et la parcourut avec avidité. Elle venait de Saint-Pétersbourg et elle était de la main du Tsar. Ce qui avait attiré son attention c'était une signature, celle du prince royal de Suède, Charles-Jean. Le Tsar, qui les avait fait copier, donnait connaissance confidentiellement à son ami Richelieu d'une lettre et d'une note écrites à lui-même par l'ex-maréchal Bernadotte :
« L'habitude qu'a l'empereur Napoléon de manier des grandes armées doit nécessairement lui donner confiance ; mais si Votre Majesté peut bien ménager ses moyens, écrivait Charles-Jean,si elle ne se trouve pas forcée d'accepter une bataille générale et qu'elle puisse réduire la guerre à des marches et à des combats partiels, l'empereur Napoléon commettra indubitablement quelque faute dont Votre Majesté pourra profiter. Le hasard l'a jusqu'à présent parfaitement secondé, car en matière militaire, comme en politique, il n'a dû ses succès qu'à la nouveauté de ses systèmes ; mais si des masses bien mobiles sont dirigées avec promptitude sur ses points faibles ou mal appuyés, il n'est pas douteux que Votre Majesté obtienne des résultats heureux et que la Fortune, fatiguée de servir l'Ambition, viendra se fixer enfin dans les rangs où l'Honneur et l'Humanité commandent...[19]»
La fin de la lettre proclamait la satisfaction du prince de voir la paix conclue avec les Turcs et son impatience de voir enfin arriver les « subsides anglais », afin d'opérer quand le temps en serait venu « sur les derrières de l'armée de l'empereur Napoléon et sur les frontières de son empire »...
La note mentionnait le désir profond qu'avait le futur roi de Suède de s'annexer la Norvège, alors possession danoise, et des dispositions que le Tsar pourrait prendre avec le Danemark pour que son ami Charles-Jean pût réaliser ses désirs et, en contrepartie, lui offrir l'aide non négligeable de l'armée suédoise...
Les mains soudain glacées, Marianne tourna et retourna le dangereux papier avec autant de précautions que s'il eût été couvert de poudre à canon. Elle ne parvenait pas à en croire ses yeux. Son esprit lui-même refusait d'enregistrer ce qu'il ne pouvait admettre que comme une trahison pure et simple. Bernadotte était un Suédois de trop fraîche date pour que cette lettre amicale à l'ennemi de Napoléon fût acceptable... Mais acceptable ou pas, Marianne sentit qu'il fallait que Napoléon sût le danger qui le menaçait sur ses arrières...
Décidée à copier la lettre, elle s'installa devant la table de travail, chercha une plume, puis se ravisa. Une copie serait insuffisante si la lettre du Tsar ne l'accompagnait pas... Elle connaissait trop Napoléon pour savoir qu'il aurait peine à y croire. Elle jeta un regard plein d'angoisse et de remords anticipé vers l'homme endormi. Il lui déplaisait de lui voler son courrier... mais c'était la seule solution. Il fallait prendre la lettre du Tsar.
Sans vouloir discuter plus longtemps avec elle-même, Marianne fourra lettre et note dans sa poche, souffla les bougies et quitta le bureau dont elle referma la porte silencieusement. Traverser le palier en courant, pénétrer dans le petit salon, y récupérer son manteau et, tout en le jetant sur ses épaules, s'élancer dans l'escalier, ne lui demandèrent qu'un instant.
Quelques minutes plus tard, elle passait, comme une tempête, devant les sentinelles somnolentes qui ouvrirent à peine un œil pour regarder fuir dans la nuit un météore vêtu de satin blanc et se rendormirent sans chercher à en savoir davantage.
Une hâte fébrile possédait maintenant la jeune femme. Il lui fallait, avant que la nuit fît place au jour, réveiller Jolival, tirer Jason de sa prison et quitter Odessa par n'importe quel moyen. Quand Richelieu se réveillerait, il comprendrait sans peine qui avait volé son courrier et alors, très certainement, il la ferait rechercher... Pour avertir l'Empereur, il fallait d'abord fuir...
Relevant ses robes à deux mains, Marianne courut de toutes ses forces vers l'hôtel Ducroux...
11
LA MORT D’UNE SORCIERE...
Arraché brusquement par une Marianne surexcitée au fauteuil où il avait fini par s'endormir en attendant le retour de sa jeune amie, Jolival sut immédiatement que cette fin de nuit allait compter dans ses souvenirs... Heureusement, c'était un homme dont l'esprit ne s'attardait jamais longtemps dans les brumes du sommeil et il fallut peu de phrases à la jeune femme pour le mettre au fait des derniers événements.
L'œil inquiet, il regarda un moment agiter alternativement sous son nez un ordre de libération signé « Richelieu » et une lettre du Tsar venue en sa possession par des moyens fort peu avouables. Puis, il posa deux ou trois questions et, comprenant qu'effectivement il n'y avait pas de temps à perdre si l'on ne voulait pas que le séjour à Odessa devînt inconfortable, il félicita brièvement Marianne de ses heureuses initiatives et sauta sur ses vêtements.
— Si j'ai bien compris, fit-il, nous allons immédiatement tirer Beaufort et ses gens de la citadelle ? Mais ensuite, où comptez-vous aller ?
Connaissant Marianne, il avait employé, pour poser cette dernière question, un ton de parfaite innocence, mais elle répondit sans l'ombre d'une hésitation :
— Est-ce que la lettre du Tsar ne vous l'a pas appris ? Secouez-vous, Jolival ! Il faut rejoindre l'Empereur tant qu'il marche vers l'intérieur de la Russie, afin qu'il apprenne le danger dont il est menacé au retour.
Tout en fourrant quelques chemises dans un grand sac de cuir, Jolival haussa les épaules :
— Vous parlez comme si nous étions à Paris et qu'il s'agissait de gagner Fontainebleau ou Compiègne ! Avez-vous seulement une idée des dimensions de ce pays ?
— Je crois que oui. De toute façon, les dimensions en question n'ont pas l'air d'effrayer les fantassins de la Grande Armée. Il n'y a donc aucune raison pour qu'elles m'effraient, moi. L'Empereur marche sur Moscou. Nous irons donc à Moscou.
Elle avait replié la lettre d'Alexandre, séparée de l'autre papier, et l'introduisait dans la poche intérieure de la robe sombre, en toile de laine fine et solide, qu'elle avait endossée à la place de sa toilette de soirée.
Jolival prit, sur la table, l'ordre qui représentait la liberté de Jason et de l'équipage de la Sorcière.
— Et lui ? fit-il doucement. Pensez-vous le décider à nous suivre au cœur de la Russie ? Avez-vous oublié sa réaction à Venise quand vous lui avez demandé de nous conduire à Constantinople ? Il n'a aucune raison d'aimer Napoléon aujourd'hui plus qu'hier.
Marianne planta son regard vert dans les yeux de son ami avec une détermination nouvelle et articula :
— Il n'aura guère le choix. Richelieu le libère mais ne veut rien entendre pour lâcher son brick. Il ne pourra pas renouveler son exploit de février dernier, le port est trop bien gardé. Et je ne le vois pas bien rentrant chez lui à la nage...
— Non. Mais il peut prendre passage sur n'importe quel navire franchissant le Bosphore et les Dardanelles.
Au geste excédé qu'eut la jeune femme, Jolival comprit qu'il serait maladroit d'insister. Au surplus, tous deux avaient mieux à faire qu'à discutailler. Ils activèrent leurs préparatifs de départ et, comme 2 heures sonnaient à l'église proche, Marianne et son ami quittaient l'hôtel Ducroux emportant seulement chacun un grand sac dans lequel ils avaient mis leur argent, quelques hardes et leurs biens les plus précieux. Ils abandonnaient tout le reste de leurs bagages devenus trop encombrants pour des fugitifs. En outre, ils avaient laissé, sur la table de la chambre de Marianne, une pièce d'or destinée à payer leur écot. Les vêtements qu'ils laissaient compensaient plus que largement ce qu'ils avaient pu dépenser, mais l'affaire du diamant, prétendument volé, était trop récente encore et Marianne, pour rien au monde, n'eût accepté de laisser derrière elle une triste réputation. Ladite réputation serait déjà bien assez écornée quand, tout à l'heure, la police la chercherait pour avoir soustrait le courrier secret du gouverneur...
Courant presque dans les chemins en pente qui cernaient les casernes, la jeune femme et son compagnon atteignirent le port en quelques minutes. A cette heure de la nuit, il était désert et presque silencieux. Seul, quelque part, derrière les façades muettes, un violon tzigane pleurait au fond de quelque cabaret, orchestrant bizarrement le cri des chats qui se battaient pour quelque reste de poisson. Mais, déjà, les murailles noires de la vieille citadelle se dressaient devant les fugitifs.
— J'espère que l'on acceptera de les libérer à cette heure de la nuit, hasarda Jolival inquiet.
Mais un geste péremptoire de Marianne lui imposa silence. Déjà, la jeune femme s'était précipitée vers une sentinelle qui, accotée à sa guérite, dormait tout debout avec une sûreté d'équilibre qui dénotait une longue habitude. Elle secoua l'homme énergiquement et, comme il ouvrait enfin une paupière pesante, elle lui mit sous le nez le grand papier afin qu'il pût distinguer, à la lueur d'un mauvais quinquet accroché au-dessus de sa tête, la signature du gouverneur.
Le soldat ne savait certainement pas lire, mais les armes impériales, timbrées sur le papier, étaient suffisamment explicites, ainsi que les gestes de cette jeune dame qui prétendait visiblement entrer dans la forteresse en répétant qu'elle voulait voir le commandant.
Sans vouloir se l'avouer, Marianne était au moins aussi inquiète que Jolival. Le commandant, en effet, pouvait refuser de libérer ses prisonniers en pleine nuit et, si c'était un bonhomme grincheux et à cheval sur le règlement, il pouvait également demander une confirmation... Mais, apparemment, cette nuit-là, le Ciel était avec Marianne.
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