Elle n'acheva pas sa phrase. Déjà il était debout et, comme un homme égaré, en proie à une angoisse trop forte pour lui, il se jetait vers elle qui, dans le clair-obscur de la pièce, avait l'air d'une apparition.
— Ne me quittez pas ! hoqueta-t-il. Ne me laissez pas seul... pas maintenant ! Je ne veux pas rester seul cette nuit...
— Mais pourquoi ? Que vous ai-je dit qui puisse vous faire si peur. Car vous avez peur...
— Oui, j'ai peur. Mais ce n'est pas pour moi. J'ai peur de ce que j'allais faire. Sans vous... sans cet avis que vous venez de me donner, c'était peut-être le désastre, la trahison, la mort même... que j'allais conduire vers Alexandre. Vers l'homme à qui je dois tout. Celui qui veut bien m'appeler son ami...
— Voulez-vous dire... que vous ne partirez pas ?
— C'est cela même. Je resterai ! Les troupes géorgiennes repartiront demain. Seules, les troupes tartares que j'avais préparées et dont je suis sûr prendront la route de Kiev. Et moi, je resterai.
Une brusque poussée de joie envahit Marianne incapable encore de croire à la réalité de son triomphe.
Ainsi, elle avait gagné, presque sur toute la ligne. Dans une heure, Jason serait libre et demain Richelieu demeurerait à Odessa cependant que deux régiments seraient écartés du champ de bataille... C'était à n'y pas croire. C'était trop beau et si seulement elle pouvait aussi récupérer la Sorcière...
— Est-ce à cause de ce que je vous ai dit ? demanda-t-elle doucement.
— Qu'avez-vous dit ?
— Vous renoncez à combattre ceux de votre race ?
Sur ses épaules qu'elles emprisonnaient, Marianne sentit trembler les mains du duc.
— Je ne peux lutter contre mes frères, même s'ils se fourvoient. Oui... il y a ça. Mais aussi vous m'avez fait comprendre qu'en quittant la Nouvelle Russie je risquais d'y laisser le champ libre à bien des ambitions. Moi parti, qui empêcherait Tsitsanov, ou un autre, de s'emparer de ces terres ? La Crimée a besoin d'être fortement défendue. Je dois rester. Sans moi, Dieu sait ce qui se passerait...
Une soudaine et fort inopportune envie de rire envahit Marianne. La politique était décidément une chose invraisemblable et ceux qui la pratiquaient les plus étranges gens du monde. On pouvait se fier à eux pour en rajouter et le prétendu renseignement qu'elle venait de fournir avait vraiment porté. Le duc en avait déduit une foule de conséquences parfaitement inattendues.
Elle retint cependant son rire prêt à fuser, se contenta d'un sourire, mais leva sur Richelieu un regard tellement pétillant de joie qu'il aurait pu la trahir. Heureusement, le duc se méprit sur son origine réelle.
— Vous êtes merveilleuse, dit-il doucement. Je crois, en vérité, que c'est la Providence elle-même qui vous a envoyée vers moi. Peut-être n'êtes-vous femme qu'en apparence ? Peut-être êtes-vous un ange ? Le plus beau de tous ? Un ange aux yeux d'éméraude, ravissant et doux sous l'apparence adorable d'un corps féminin...
Il était tout près d'elle maintenant et brusquement ses mains, glissant des épaules de la jeune femme, s'emparaient de sa taille, de ses hanches. Effrayée, soudain, elle vit tout contre le sien le visage torturé du duc, son regard sombre que le désir embrumait comme une eau sableuse dont on a remué le fond. Elle essaya de le repousser, inquiète de constater qu'en un instant son interlocuteur était devenu un autre homme.
— Je vous en prie, Excellence, lâchez-moi ! Je dois partir... je dois rentrer.
— Non. Vous ne rentrerez pas. Pas cette nuit en tout cas. Je sais reconnaître la chance quand elle apparaît, car elle est trop rare. Vous êtes ma chance, ma seule chance de bonheur. Je l'ai compris dès que je vous ai vue, l'autre jour, sur ce quai grouillant. Vous aviez l'air d'une fée planant sur un marais et vous étiez belle. Belle comme la lumière. Cette nuit, vous m'avez sauvé...
— N'exagérez pas ! Je vous ai donné un avis simplement. On dirait, à vous entendre, que je vous ai arraché à la mort elle-même.
— Vous ne pouvez pas comprendre. C'est bien plus que la mort que vous avez écartée... c'est la malédiction, celle qui pèse sur moi depuis des années... Dieu lui-même vous a envoyée. Il a écouté mes prières...
L'étreinte se resserrait et Marianne, affolée, sentit qu'elle n'était pas de taille à lutter contre lui. Il y avait chez cet homme mince, assez fragile d'apparence, une force nerveuse qu'elle n'avait pas soupçonnée. Elle était dans ses bras comme dans un étau et il n'écoutait rien de ses supplications, comme si, tout à coup, son être s'était dédoublé. Et les choses qu'il disait étaient si étranges... Qu'est-ce que Dieu pouvait avoir à faire dans le brutal accès de désir qui l'avait jeté sur elle ?
— La malédiction ? souffla-t-elle, haletante, essayant de retrouver sa respiration. Mais, de quoi parlez-vous ? Je ne comprends pas !
Il enfouit son visage au creux tendre de l'épaule qu'il couvrit de baisers en remontant insensiblement le long du cou mince.
— Ne cherche pas... Tu ne peux pas comprendre. Donne-moi cette nuit, rien que cette nuit et puis tu seras libre. Je te donnerai tout ce que tu voudras... Laisse-moi t'aimer... Il y a si longtemps que je ne sais plus ce que c'est que l'amour. Je croyais que je ne pourrais plus jamais... plus jamais. Mais tu es si belle, si grisante... Tu m'as ressuscité...
Etait-il fou ? Que voulait-il dire ? Il la serrait si fort qu'elle croyait entendre craquer ses côtes, mais en même temps sa bouche contre sa chair frissonnante était d'une douceur presque insupportable. Une boule se noua dans la gorge de Marianne qui, tout à la fois furieuse et malade de honte, comprit soudain qu'elle n'avait plus tellement envie de lutter. Il y avait si longtemps que, pour sa part, elle ne savait plus ce que c'était que le plaisir d'amour, que les caresses d'un homme. Le dernier était cet inconnu, ce pêcheur grec sans doute, qui l'avait prise dans l'obscurité d'une grotte si noire qu'elle n'avait pas pu voir son visage. Il n'avait été qu'une forme vague dans la nuit, une sorte de fantôme, mais le plaisir qu'il lui avait donné l'avait comblée.
La bouche caressante glissa sur sa joue, trouva ses lèvres qui, d'elles-mêmes, s'entrouvrirent. Dans sa poitrine, le cœur de la jeune femme cognait comme un bourdon de cathédrale et quand une main sournoise s'arrêta sur son sein qu'elle emprisonna, elle sentit ses jambes se dérober sous elle. Et le duc n'eut aucune peine à la pousser doucement jusqu'à un canapé de velours disposé près de la table de travail.
Il cessa de l'embrasser pour l'y étendre et, se retournant vivement, souffla les bougies. Le cabinet de travail sombra dans une profonde obscurité. La tête bourdonnante et le corps en feu, Marianne crut en un instant qu'elle était revenue dans la bienheureuse grotte de Corfou. Elle était au cœur d'insondables ténèbres où ne subsistaient qu'un souffle chaud, fleurant le tabac, et deux mains trop habiles qui la dépouillaient de sa robe et parcouraient son corps avec fièvre.
Il ne disait plus rien, maintenant, et ne la touchait pas autrement. Seules, ses mains caressaient ses seins, son ventre, ses cuisses, s'attardant devant chaque nouvelle découverte, puis reprenaient leur irritante exploration et Marianne un instant crut qu'elle allait devenir folle. Tout son corps brûlait et appelait, tout prêt à chanter le plus primitif des concertos... aussi, ce fut elle qui l'attira vers elle.
Se penchant, elle noua ses bras autour du cou du duc, chercha ses lèvres et se laissa retomber avec lui sur les coussins, heureuse et déjà gémissante sous le poids de ce corps dont elle sentait le désir tout prêt à la vaincre. Dans sa hâte d'assouvir cette faim torturante, trop longtemps contenue et trop brutalement réveillée, qui la dévorait, elle s'ouvrit d'elle-même... mais rien ne se passa.
Ce fut le silence, tout à coup. Un silence étouffant, terrifiant... Le poids qui écrasait le corps de la jeune femme disparut et, tout à coup, dans cette nuit aussi sourde, aussi profonde que celle du tombeau, il y eut un sanglot...
Vivement, alors, Marianne se releva. A tâtons, elle chercha l'angle de la table, la lampe près de laquelle un briquet était disposé... De ses mains tremblantes, elle le saisit, le battit, ralluma l'une des chandelles, puis une autre. La pièce reparut avec ses meubles lourds, ses rideaux épais et son atmosphère d'étouffante austérité aussi peu propice que possible aux folies d'amour.
La première chose qu'aperçut Marianne fut sa robe, tas de soie neigeuse affalée au pied du canapé. Elle s'en saisit avec une sorte de rage pour en couvrir sa nudité frissonnante, cherchant à retrouver sa respiration, à calmer les battements désordonnés de son cœur. Puis elle vit le duc...
Effondré sur le bord d'un fauteuil, les coudes aux genoux et la tête dans ses mains, il pleurait comme un enfant oublié par le Père Noël, les épaules secouées de sanglots nerveux qui le faisaient trembler et si pitoyable que l'affreuse sensation de frustration qu'éprouvait Marianne se changea en pitié... Le puissant gouverneur de Nouvelle Russie semblait, à cette minute, plus misérable et plus démuni que. les mendiants arméniens qui encombraient le port d'Odessa.
Hâtivement, la jeune femme réintégra sa robe et remit un peu d'ordre dans sa chevelure. Elle n'osait pas rompre le silence, préférant laisser se calmer cette douleur dont elle sentait confusément que la source était une blessure profonde et secrète. Mais, au bout d'un moment, comme les sanglots ne s'arrêtaient pas, elle s'approcha de l'homme effondré et, posant presque timidement sa main sur son épaule :
— Je vous en prie, dit-elle doucement, ne pleurez plus ! Cela n'en vaut pas la peine. Vous avez été... victime d'un accident comme il en arrive fréquemment. Il ne faut pas vous désoler ainsi... pour si peu de chose.
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