Ce fut vite fait. Quand ce fut fini, Jolival tira son briquet, enflamma un coin du papier et alla porter le tout dans la cheminée devant laquelle il resta tant qu'il ne fut pas entièrement consumé.

— C'est tout ce que vous trouvez à dire ? s'indigna la jeune femme.

— Mais, je n'ai rien à dire. On vous demande un service, rendez-le, et, je vous l'ai dit, tâchez d'oublier ceci au plus vite. De toute façon, il nous faudra certainement rentrer à Paris. Maintenant, ajouta-t-il en tirant sa montre, il serait temps de vous préparer pour le souper.

— Le souper ? Est-ce que vous vous rendez compte que je vais devoir y aller seule ? Et que je n'en ai pas la moindre envie ? Je vais écrire pour refuser... prier que l'on remette à plus tard... A demain, tenez... ce soir je ne me sens pas bien !

— Ah mais non ! Vous ne refuserez pas ! Venez voir...

La saisissant par le poignet, il l'entraîna vers la fenêtre. Au-dehors, l'air s'emplissait du bruit des tambours, des trompettes et des fifres, tandis que la terre résonnait sous les pas de plusieurs centaines de chevaux. Autour des casernes, une foule énorme s'entassait, regardant monter du port un long ruban mouvant qui ressemblait à un serpent d'acier.

— Regardez ! fit Jolival. Voilà les deux régiments géorgiens envoyés par le prince Tsitsanov qui débarquent. Le gouverneur les attendait avec impatience à ce que m'a dit Ducroux. Dans deux jours, il compte se mettre à leur tête et rejoindre l'armée du Tsar qui, à l'heure présente, recule devant les troupes de Napoléon en Lituanie. Si vous voulez libérer Beaufort, c'est ce soir ou jamais.

— Arcadius ! rappelez-vous le ton du billet. Etes-vous certain que Richelieu ne mettra pas, à cette libération, certaine condition ?

— C'est possible ! Mais je vous crois assez habile pour jouer le jeu sans vous brûler. Si vous refusez son invitation, non seulement vous n'obtiendrez pas ce que nous sommes venus chercher, mais encore Richelieu, vexé et furieux, s'arrangera pour que vous ne puissiez pas retrouver votre ami. Certes, vous pouvez choisir, mais choisissez vite ! Je vous le répète, il part dans deux jours. Je sais que c'est difficile... mais voilà le moment de prouver ce que vous savez faire en matière de diplomatie.

Tandis qu'elle hésitait encore, il alla vers un siège où s'étalaient plusieurs robes, en prit une au hasard et vint la poser sur les bras de la jeune femme.

— Allez vite ! Marianne... et faites-vous très belle ! Ce soir, vous gagnerez peut-être une double bataille.

— Une double bataille ?

— La liberté de Jason d'abord. Et puis, qui sait ? Vous n'avez pas pu retenir les régiments de Kamenski sur le Danube, mais vous retiendrez peut-être les Circassiens à Odessa ! Il suffirait de faire ressortir combien il est inconvenant pour un Français de combattre d'autres Français !

Les yeux de Jolival souriaient, pleins d'innocence...

Farouchement, Marianne serra sa robe contre elle et lui jeta un regard fulgurant d'indignation :

— Il se peut que mon parrain soit le Pape Noir, Jolival, mais vous, il y a des moments où je me demande si vous n'êtes pas le diable...

10

UNE LETTRE DE SUEDE

La fumée de tabac voltigeait, bleue et parfumée, dans la pièce, à la fois intime et élégante, où Marianne et le gouverneur achevaient leur souper. Par les fenêtres, largement ouvertes sur la nuit bleue, la senteur des orangers du jardin, presque trop forte, se faisait grisante, tandis que les bruits de la ville diminuaient progressivement, s'éloignaient, comme si le petit salon jaune, pareil à quelque nacelle enchantée, eût rompu d'invisibles amarres pour voguer en plein ciel.

Par-dessus la table où le surtout de roses achevait de mourir, Marianne observait son hôte. Adossé à son fauteuil, son regard distrait fixé sur les longues bougies blanches qui, seules, éclairaient la pièce, le duc fumait lentement la pipe que la jeune femme l'avait autorisé à allumer. Il avait l'air heureux, détendu, si loin même des soucis de son gouvernement et du drame de la veille, que Marianne, un peu inquiète, en venait à se demander si, un jour, on en arriverait à ce qu'elle était venue chercher dans cette maison.

Elle n'avait pas voulu entamer elle-même le sujet pour ne pas se trouver trop vite en position de solliciteuse, donc en état d'infériorité. C'était à lui, qui l'avait fait venir ce soir, de faire les premiers pas et de poser les questions. Mais vraiment, il ne se pressait pas...

Depuis le moment où la voiture qu'il avait envoyée a l'hôtel pour la chercher l'avait déposée au bas des marches du petit palais neuf dont il avait fait sa résidence, Marianne avait décidé de jouer jusqu'au bout le jeu tel qu'il l'imposerait : très certainement celui d'un grand seigneur recevant, pour un aimable souper en tête à tête, une fort jolie femme. Agir autrement serait maladroit.

Elle l'avait compris quand elle l'avait vu s'incliner sur sa main au moment où, sur le perron, il l'avait accueillie. Le conducteur de travaux Septimanie, sa redingote fatiguée et ses bottes poudreuses avaient fait place à un homme d'une grande distinction, portant avec une rare élégance le costume de soirée : frac noir éclairé par la plaque scintillante de l'ordre français du Saint-Esprit, culotte et bas de soie noirs, escarpins vernis, chemise et haute cravate neigeuses. Et Marianne s'était surprise à découvrir ùn grand air romantique dans cette chevelure d'ébène striée d'argent et ce visage mat à l'expression tourmentée. Il ressemblait aux personnages qui hantaient l'imagination d'un jeune poète, anglais et boiteux, dont Hester Stanhope lui avait longuement parlé à Constantinople, avec un mélange d'admiration et d'exaspération, un certain Byron...

Le duc s'était montré un hôte parfait, plein de tact et de prévenances. Le souper, fin et léger, servi sur les échos éloignés d'un concerto de Vivaldi, était de ceux qui peuvent plaire à une femme. Et durant tout son déroulement, Richelieu n'avait parlé que fort peu, préférant sans doute laisser la parole à la musique et se contentant, durant les périodes de silence, de regarder son invitée, idéalement belle, d'ailleurs, dans une grande robe de satin nacré qui découvrait largement ses épaules et sans autre ornement qu'une rose pâle glissée au creux du profond décolleté.

L'un des deux valets, en bas blancs et perruques poudrées, qui avaient servi le repas, entra, portant avec précaution une bouteille de Champagne dont il emplit soigneusement deux flûtes translucides avant de se retirer. Quand il eut disparu, le duc se leva, saisit son verre et, sans quitter Marianne des yeux, il s'écria :

— Je bois à vous, ma chère, à votre grâce qui a fait de cette soirée l'un des moments précieux et rares où l'homme voudrait être Dieu et pouvoir arrêter le temps...

— Et moi, reprit la jeune femme en se levant à son tour, je bois à cette soirée, Excellence, qui demeurera dans ma mémoire comme l'un des instants les plus agréables de ma vie !

Ils burent en se regardant dans les yeux, puis le duc, quittant sa place, saisit la bouteille au passage et vint remplir lui-même le verre de son invitée qui protesta en riant :

— Doucement, Monsieur le Duc ! Ne me faites pas trop boire... A moins... que nous n'ayons d'autres toasts à porter ?

— Justement...

De nouveau, il éleva son verre, mais cette fois ce fut sans sourire et même avec une gravité impressionnante qu'il prononça :

— Je bois... au cardinal de Chazay ! Puisse-t-il revenir sain et sauf de la dangereuse mission qu'il entreprend pour la paix du monde, pour le Roi et pour l'Eglise.

Saisie, Marianne éleva machinalement sa flûte encore que cette nouvelle référence au Roi ne lui plût guère, mais pour rien au monde elle n'eût refusé de boire à la santé de son parrain. D'ailleurs, elle avait cru comprendre, dans les propos que son hôte lui avait tenus durant le souper, qu'il croyait bien avoir en face de lui une femme dont les aspirations et les idées politiques se trouvaient en harmonie parfaite avec les siennes propres. Il ne voyait en elle que la filleule du cardinal, la fille de son ancien camarade et, s'il avait mentionné le nom des Sant'Anna, cela avait été, cette fois, sans la moindre méfiance et, bien au contraire, en rendant hommage à l'ancienneté et aux grandes alliances de cette famille princière.

La prudence exigeant qu'elle ne le détrompât point, elle gratifia, au contraire, le gouverneur de son sourire le plus ému :

— A mon cher parrain dont la vigilance et la tendresse envers moi ne se sont jamais démenties et qui vient, une fois encore, de m'en donner une preuve éclatante en dissipant, hier soir, cet affreux malentendu.

— Vous êtes indulgente et bonne d'appeler malentendu ce que je qualifierai, moi, de sottise sans précédent et d'impardonnable brutalité. Quand je pense que ces brutes ont osé vous frapper... Souffrez-vous encore ?

Son regard s'attardait sur les épaules de la jeune femme avec une insistance qui comportait certainement autre chose que de la sollicitude chrétienne. Avec un rire léger, Marianne pivota sur elle-même, comme pour une figure de danse, afin de montrer la naissance de son dos :

— Ce ne sera rien ! Voyez, il n'y paraît déjà plus... Mais, ajouta-t-elle d'un ton soudain chargé d'inquiétude, vous avez parlé, Excellence, d'une mission importante et... dangereuse ?

Elle levait sur lui un regard angoissé où brillait déjà une larme et, avec une exclamation désolée, il se pencha pour prendre la main de la jeune femme qu'il garda dans les siennes.

— Quel idiot je fais ! Vous voilà toute tremblante et toute bouleversée. Je n'aurais jamais dû vous dire cela. Venez, quittons cette pièce et allons nous asseoir un peu sur la terrasse. La nuit est douce et l'air pur vous fera du bien. Vous êtes bien pâle, il me semble...