Il lui fallait bien admettre que son parrain était décidément un bien curieux personnage. Il semblait doué de pouvoirs hors du commun et sa vie se traçait toujours dans les chemins les plus obscurs et les plus mystérieux. Durant toutes les années de son enfance et de son adolescence, Marianne s'était fait de lui l'image d'un personnage de roman, homme de Dieu, doublé d'un agent secret dévoué au double service du Pape et des princes français en exil. A Paris, durant les fêtes du mariage de Napoléon avec la fille de l'empereur d'Autriche, elle l'avait retrouvé sous la simarre pourpre d'un prince de l'Eglise, mais d'un prince de l'Eglise contestataire, en révolte ouverte contre l'Empereur et contraint à prendre la fuite nuitamment pour échapper aux gendarmes de Savary. Ce qui, d'ailleurs, n'avait pas empêché le cardinal de l'engager elle-même dans la voie d'une union avec un mystérieux prince que nul n'avait jamais vu et dont elle-même, durant la cérémonie de leur mariage, n'avait connu qu'une main gantée...

Et maintenant, il était ici, à Odessa, occupé encore, bien certainement, à quelque besogne secrète, mais revêtu apparemment de pouvoirs extraordinaires et mystérieux qui soumettaient à ce petit prêtre aux yeux bleus les plus puissants dignitaires de cette terre étrangère. Quel rang occupait-il maintenant ? De quelle dignité inouïe avait-il été revêtu sans que l'on pût seulement s'en douter ? Tout à l'heure, quand il avait aperçu le chaton d'or dans la main du cardinal, Richelieu avait murmuré un mot curieux, inhabituel pour un prêtre : « Le Général... » De quelle armée cachée le cardinal de Chazay était-il donc le chef ? Ce devait être une armée bien puissante, même si elle n'évoluait que dans l'ombre, car Marianne se souvenait aussi de l'aisance avec laquelle l'ex-abbé, pauvre comme Job, avait payé la grosse somme d'or exigée par le chantage de Francis Cranmere, son premier mari...

Lasse de chercher, Marianne remit à plus tard les réponses à tant de points d'interrogation. Il lui fallait avant tout prendre du repos afin d'être fraîche et dispose le lendemain soir, quand il lui faudrait plaider la cause de Jason auprès du gouverneur. Une cause qui serait peut-être difficile car l'amabilité de Richelieu avait subi une baisse sensible quand Marianne avait osé poser sa requête. Du moins avait-elle retiré des quelques paroles échangées l'assurance que Jason se trouvait effectivement dans cette ville et qu'elle le reverrait bientôt.

L'esprit ainsi apaisé, ce fut avec satisfaction qu'elle accueillit les effusions de bienvenue de maître Ducroux et les regrets éperdus qu'il lui fit entendre pour le rôle involontaire joué par lui au cours de « ce malheureux incident ». Mais ce fut aussi avec une véritable joie qu'elle retrouva sa chambre où, par les soins d'une camériste, tout avait été remis dans un ordre parfait, en attendant sans doute qu'un jugement intervînt.

Quand elle ouvrit les yeux, tard dans la matinée du lendemain, la première chose qu'elle aperçut fut un bouquet de roses énormes disposé à son chevet. Elles étaient d'une merveilleuse couleur d'aurore et elles répandaient un parfum si intense qu'elle les prit entre ses mains pour mieux les respirer. Elle s'aperçut alors qu'elles recouvraient un petit paquet et un étroit billet sur lequel s'étalaient la croix et les chevrons des Richelieu, frappés dans la cire rouge.

Le contenu du paquet ne la surprit pas. C'était, bien entendu, élégamment présentée dans une bonbonnière d'or, la fameuse larme de diamant et, de nouveau, Marianne tomba sous le charme de cette magnifique pierre dont l'éclat magique illuminait son alcôve. Mais le billet la laissa plus rêveuse encore.

Il ne contenait, au-dessus de la signature du gouverneur, que douze mots :

« Les plus belles fleurs, le plus beau joyau pour la plus belle... »

Mais ces douze mots lui parurent chargés d'une signification si inquiétante que, sautant à bas de son lit, elle enfila vivement la première robe qui lui tomba sous la main, chaussa des mules et, sans prendre le temps de défaire les deux épaisses nattes noires qui lui battaient les reins, elle se précipita hors de sa chambre serrant d'une main contre son cœur la boîte d'or et le billet. Cette fois, il était urgent qu'elle puisse causer un peu avec Jolival, dût-elle pour cela lui jeter un pot d'eau sur la tête pour le réveiller.

En passant devant la chambre de Mme de Gachet, elle vit que la porte était grande ouverte et que la pièce était complètement vidée des affaires personnelles de la voyageuse, qui avait dû quitter la ville au petit matin. Mais elle ne s'y arrêta pas et, sans même prendre la peine de frapper, elle ouvrit la porte voisine et entra.

Un spectacle réconfortant l'attendait. Assis à une table, devant la fenêtre ouverte, dans l'une de ces robes de chambre à grands ramages qu'il affectionnait, le vicomte était occupé à faire disparaître méthodiquement le contenu d'un immense plateau où les légers croissants de maître Ducroux voisinaient avec des nourritures beaucoup plus substantielles et où deux flacons, agréablement poudreux, tenaient compagnie à une grande cafetière d'argent.

L'entrée tumultueuse de la jeune femme ne troubla aucunement le vicomte. La bouche pleine, il lui adressa un large sourire, tout en lui indiquant un petit fauteuil.

— Vous voilà bien pressée, constata-t-il quand il put récupérer l'usage de la parole. J'espère qu'il ne nous arrive pas d'autre catastrophe ?

— Non, mon ami... tout au moins, je ne crois pas.

Mais dites-moi d'abord comment vous vous sentez ?

— Aussi bien qu'on peut l'être avec ça sur la tête, fit-il en ôtant son bonnet de nuit pour découvrir, au beau milieu de sa calvitie, une bosse d'un bleu violacé qui pouvait avoir la taille d'un petit œuf et que barrait une écorchure. J'en serai quitte pour ne pas ôter mon chapeau pendant quelques jours si je ne veux pas attirer trop vivement l'attention des peuplades sauvages de ce pays-ci. Voulez-vous un peu de café ? Vous me faites l'effet de quelqu'un qui a quitté son lit en catastrophe et qui n'a pas encore pris le temps de se nourrir. Et pendant que nous y sommes, montrez-moi donc ce que vous serrez si précieusement contre votre cœur...

— Voilà ! fit-elle en déposant les deux objets devant lui. J'aimerais savoir ce que vous pensez de ce billet.

L'arôme du café fumant emplit la pièce. Jolival acheva posément de remplir la tasse de la jeune femme, lut le billet, avala un plein verre de vin, remit son bonnet de nuit puis se laissa aller au fond de son fauteuil en agitant doucement l'étroit rectangle de papier.

— Ce que j'en pense ? fit-il au bout d'un moment. Ma foi, ce qu'en penserait le premier imbécile venu : que vous plaisez beaucoup à Son Excellence.

— Et cela ne vous paraît pas un peu inquiétant ? Avez-vous songé que je dois, ce soir même, souper chez lui... et souper seule, car je ne me souviens pas de l'avoir entendu vous inviter ?

— C'est tout à fait exact et j'en déduis sans peine que je ne lui ai certainement pas produit le même effet... Mais je crois que vous auriez tort de vous tourmenter, car si je n'y suis pas, votre parrain, lui, s'y trouvera à coup sûr. En outre, vous aurez certainement de ses nouvelles dans la journée et je crois qu'en cette occasion il vous conseillera beaucoup plus utilement que l'oncle Arcadius, puisqu'il connaît le duc. C'est, d'ailleurs, un homme très remarquable, votre parrain... un personnage que j'aurais plaisir à voir de plus près. Vous m'en avez parlé bien souvent, ma chère enfant, mais je n'aurais jamais imaginé qu'il pût atteindre à cette dimension...

— Moi non plus ! Oh ! Jolival, je peux bien vous l'avouer à vous : malgré tous les bienfaits dont il me comble, il y a des moments où mon parrain m'inquiète... presque au point de me faire peur. Tout est si mystérieux chez lui. Et il y a justement ces dimensions dont vous parlez, qui semblent n'avoir pas de limites et qui m'effraient. Voyez-vous, je croyais bien le connaître et cependant chaque fois que je le rencontre, il y a toujours davantage de choses qui m'échappent.

— C'est naturel. Vous avez connu un être qui, à un certain moment, a remplacé tout à la fois votre père et votre mère, un petit prêtre qui vous a entourée d'une tendresse constante mais, pour l'enfant que vous étiez, il était normal que toute une face de son personnage réel vous échappât.

— C'est normal, en effet, tant que j'étais enfant. Ce l'est moins maintenant ! Malheureusement, plus j'avance en âge et plus l'ombre qui l'entoure se fait épaisse...

De son mieux, elle restitua ce qui s'était passé dans le cabinet du commandant de la citadelle avant l'arrivée de Jolival, s'efforçant de retrouver les paroles exactes qui avaient été prononcées et insistant sur l'étrange instant où, en lui montrant l'envers d'une bague, le cardinal avait fait immédiatement capituler la volonté de Richelieu et sur ce titre de « Général » qui lui avait échappé.

Mais, lorsqu'il franchit les lèvres de la jeune femme, Jolival tressaillit :

— Il a dit « le général » ?... Vous êtes sûre ?

— Certaine ! Et je vous avoue que je n'ai pas compris. Est-ce que vous imaginez ce que cela peut vouloir dire ? Je sais bien que le supérieur d'un ordre monastique peut porter ce grade, mais mon parrain n'appartient pas au clergé régulier. Il a toujours été séculier...

Elle s'aperçut bientôt que Jolival ne l'écoutait pas. Il gardait un silence absolu, mais son regard se fit tout à coup si lointain et si grave que Marianne, impressionnée, respecta sa méditation. Il avait abandonné son déjeuner, ouvert la minuscule boîte d'or et pris entre ses doigts le diamant qui fulgurait dans le soleil comme une goutte de feu. Un long moment, il le fit jouer avec la lumière qui en arrachait des éclairs bleus, comme s'il cherchait à s'hypnotiser lui-même.