— Ainsi, c'était bien votre filleule, Eminence ? Il n'y a aucun doute là-dessus ?

— Aucun, mon ami, aucun. Voici Marianne d'Asselnat de Villeneuve, fille de mon malheureux cousin Pierre-Armand et de Lady Ann Selton...

— En ce cas, j'ai peine à croire que l'unique descendante d'un tel homme se soit oubliée au point de devenir une vulgaire voleuse.

— Je ne suis pas une voleuse, protesta Marianne furieusement. Cette femme qui ose m'accuser est bien la créature la plus perverse, la plus perfide et aussi la plus fieffée menteuse que j'ai jamais rencontrée. Faites-la donc venir. Monsieur le Duc ! Et voyons un peu qui de nous deux aura raison.

— C'est exactement ce que j'avais l'intention de faire ! La comtesse de Gachet jouit de la protection toute particulière de Sa Majesté Impériale et, comme telle, je lui dois respect et considération. Ce n'est guère votre cas, Mademoiselle, car depuis votre arrivée ici, vous n'avez guère causé que troubles et perturbations. Malgré votre nom, et votre beauté à laquelle je rends hommage, vous me paraissez être de ces filles qui...

— Si vous permettez, mon cher duc, coupa froidement le cardinal, vous ne m'avez pas laissé le temps de terminer les présentations. Il ne s'agit pas ici de demoiselle... ou d'une fille quelconque ! Ma filleule a droit au titre d'Altesse Sérénissime depuis son mariage avec le prince Corrado Sant'Anna et j'estime que vous lui devez au moins autant de respect sinon plus qu'à cette Mme de Gachet... que je connais mieux que vous d'ailleurs.

Mentalement, Marianne s'en remit à la grâce de Dieu, maudissant l'orgueil familial du cardinal qui, pour forcer son ami au respect, dévoilait si brutalement son véritable nom. L'œil sombre de Richelieu s'arrondissait, tandis que l'un de ses sourcils se relevait d'un air peu engageant. Sa voix, un peu perchée, monta d'un seul coup de trois tons et se fit brusquement aigre et glapissante :

— La princesse Sant'Anna, hein ? Je connais ce nom-là. Je ne me souviens plus très bien à quel propos on m'a parlé d'elle, mais je crois me rappeler que ce n'était pas précisément en bien. En tout cas, une chose est certaine : elle est entrée à Odessa en fraude et en prenant bien soin de dissimuler sa véritable identité sous un seul nom de jeune fille. Il doit y avoir à cela une raison...

Gauthier de Chazay, cardinal de San Lorenzo, ne cultivait pas précisément la vertu de patience. Il avait suivi, avec une visible et grandissante irritation, la diatribe du gouverneur à laquelle il mit fin brutalement, d'un solide coup de poing assené sur la table.

— Une raison que nous chercherons plus tard, si vous le voulez bien, mon fils ! Votre mauvaise humeur, un peu trop apparente, ne serait-elle pas due au fait que vous devez des excuses à la princesse et qu'il vous en coûte énormément d'admettre que Mme de Gachet n'est pas la sainte que vous imaginez ?

Le duc se mordit les lèvres et fit le gros dos, peut-être pour cacher le rouge qui lui montait aux joues. Il grommela quelque chose d'assez imprécis où il était vaguement question des difficultés qu'il y avait à être un fils obéissant de la Sainte Eglise lorsque ses princes se révélaient d'affreux touche-à-tout !

— Alors ? insista le petit cardinal. Nous attendons...

— Je ferai des excuses à... Madame quand l'affaire sera éclaircie. Que l'on introduise la comtesse de Gachet !

En voyant entrer celle à qui elle devait une épreuve particulièrement pénible, Marianne vit rouge et voulut se jeter sur l'impudente créature qui effectuait une entrée de reine de théâtre. Plus poudrée et empanachée que jamais, la main appuyée sur l'une de ces hautes cannes enrubannées que Marie-Antoinette avait jadis mises à la mode dans les jardins de Trianon, la traîne de sa robe violette bruissant sur ses pas, elle s'avança dans la pièce, salua le duc en femme qui sait son monde et, sans attendre d'y être invitée, alla s'asseoir sur une chaise de bois grossier. Le coup d'œil qu'elle avait jeté sûr Marianne et sur le petit prêtre sans apparence qui se tenait auprès d'elle donnait la mesure du genre d'estime qu'elle leur portait.

Comme elle l'avait fait dans la chambre de Marianne, elle étala ses soieries autour d'elle et eut un petit rire :

— Auriez-vous déjà disposé du sort de cette malheureuse, monsieur le Duc ? Je vois auprès d'elle un prêtre que vous avez sans doute chargé de la préparer à subir le châtiment de ses pareilles ? Je veux croire, tout de même que, pour cette fille, la Sibérie suffira et que vous n'irez pas...

— Assez, Madame ! coupa sèchement le cardinal. Vous êtes ici pour répondre à des questions, non pour disposer d'un sort qui ne vous appartient pas... ni pour décider de ce que doit être le châtiment des voleuses. Je crois que, sur ce chapitre, vous savez depuis longtemps à quoi vous en tenir !... Il y a presque vingt-six ans, n'est-ce pas ?...

— Mon cher ami... commença le gouverneur.

Mais, d'un geste de la main, le cardinal le fit taire, sans pour cela quitter des yeux la comtesse qui venait de pâlir visiblement sous ses fards. Avec étonnement, Marianne vit des gouttes de sueur perler à la lisière des cheveux poudrés, tandis que, sur le pommeau de la canne, les doigts blancs, à demi couverts de mitaines en dentelle noire, se crispaient.

Mme de Gachet détourna les yeux, cherchant visiblement à échapper à ce regard calme et bleu qui s'attachait à elle avec insistance. Et, de nouveau, elle eut son petit rire, haussa les épaules avec une feinte désinvolture :

— Naturellement, je sais à quoi m'en tenir, monsieur l'abbé... Et, en vérité, je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire...

— Je crois que si ! Vous comprenez très bien, car, si vous êtes ici, vous le devez autant à certains des miens qu'à la bonté... ignorante du Tsar. Cependant, les quelques gouttes de sang royal que vous portez en vous ne vous donnent pas le droit de faire d'autres victimes...

Marianne, qui suivait cette scène étrange et incompréhensible avec passion, vit les yeux de la comtesse s'agrandir démesurément. Elle porta à sa gorge sa main tremblante, comme si elle cherchait à desserrer un lien qui l'étouffait, fit un effort pour se lever, mais retomba lourdement sur sa chaise comme privée de ses forces.

— Qui... êtes-vous ? souffla-t-elle d'une voix à peine audible. Pour savoir... cela, il faut que vous soyez le diable !

Gauthier de Chazay sourit :

— Je n'ai pas cet honneur, Madame... et mon habit devrait vous dire que je ne suis même pas l'un de ses représentants. Au surplus, nous ne sommes pas davantage ici pour nous y livrer au jeu des devinettes, non plus qu'à celui des révélations inopportunes. Si je vous ai dit... ce que je viens de vous dire, c'est uniquement dans le but de vous amener à retirer une plainte que vous savez parfaitement injustifiée...

La peur n'avait pas encore quitté ses yeux, mais elle se hâta de répondre, avec une sorte de précipitation, qu'elle retirait sa plainte, que c'était un affreux malentendu...

Mais Marianne ne l'entendait pas de cette oreille.

— Cela ne me suffit pas, fit-elle. J'entends que cette femme avoue la vérité tout entière : des témoins ont vu le policier qui m'a arrêtée sortir la larme de diamant de mon réticule. Il est donc impossible que l'on dise que cette dame l'avait égarée. Elle m'a confié cette pierre contre un prêt de cinq mille roubles dont elle avait besoin pour payer une dette de jeu et qu'elle devait me rendre le soir même. Mais j'imagine qu'elle a tout perdu et que pour récupérer son diamant, sans me rendre l'argent, elle a imaginé cette honteuse comédie...

Cette fois, le duc de Richelieu intervint :

— Est-ce vrai, Madame ? demanda-t-il sévèrement en se tournant vers la comtesse visiblement effondrée.

Elle avoua d'un hochement de tête, sans plus oser relever les yeux sur ceux qui la regardaient. Un silence pesant tomba sur la pièce. Le duc, tapotant machinalement sa pipe sur un coin de la table pour la vider, considérait la comtesse d'un œil étrangement vide, partagé visiblement entre son sens de la justice et les recommandations instantes qu'il avait reçues de Pétersbourg. Ce fut la justice qui l'emporta :

— En ce cas, Madame, je vais avoir le regret de vous faire arrêter...

Elle releva la tête, mais n'eut pas le temps de protester. Le cardinal s'en était déjà chargé.

— Non ! fit-il avec une autorité inattendue. Vous n'en ferez rien, duc ! Vous avez reçu, de la chancellerie impériale, l'ordre de faciliter l'installation de la comtesse de Gachet en Crimée... en Crimée où elle devra résider jusqu'à la fin de ses jours en compagnie du colonel Ivanoff, chargé tout spécialement... de sa sécurité ! Vous exécuterez vos ordres sans en rien changer.

A son tour, le duc infligea à la table un vigoureux coup de poing :

— Eminence ! s'écria-t-il. Nul plus que moi n'a de respect pour votre personne. Mais ceci ne relève pas de l'Eglise. Ceci relève de mon gouvernement. Je ferai dire au Tsar ce qui s'est passé ici et je suis certain que Sa Majesté m'approuvera. Cette femme sera jugée et condamnée.

Le cardinal ne répondit rien. Mais, prenant le bras de Richelieu, il l'entraîna vers l'embrasure de l'unique et étroite fenêtre, obscure d'ailleurs à cette heure de la nuit. Mais ce n'était pas la lumière que cherchait Gauthier de Chazay. Marianne, qui le suivait des yeux attentivement, le vit élever sa main à laquelle brillait un anneau dont le chaton était tourné vers l'intérieur et offrir cette main, paume ouverte, aux regards du gouverneur qui pâlit brusquement, tandis qu'il gratifiait le petit cardinal d'un regard où l'effarement se mêlait au respect.

— Le général... souffla-t-il.