— Cela m'étonnerait. Les Russes sont, souvent, des joueurs passionnés.

Mme de Gachet eut un geste d'impatience et se leva avec agitation.

— Je vous en prie, brisons là, ma chère enfant ! Je vous demande un service de quelques heures, du moins je l'espère. Si vous ne pouvez me le rendre, n'en parlons plus. J'essaierai de m'arranger autrement encore que... oh, mon Dieu ! Comment puis-je me laisser entraîner dans de si abominables aventures ? Si mon pauvre époux me voyait...

Et, brusquement, la comtesse se laissa retomber sur sa chaise, secouée de sanglots, et cachant son visage dans ses mains tremblantes, se mit à pleurer à chaudes larmes.

Désolée d'avoir provoqué ce chagrin, Marianne sauta à bas de son lit, posa le diamant avec soin sur sa table de chevet et, enfilant à la hâte un saut de lit, elle courut s'agenouiller près de sa visiteuse pour essayer de la consoler :

— Je vous en prie, ne pleurez plus, ma chère comtesse. Bien sûr, je vais vous aider !... Pardonnez-moi toutes ces questions et ces réticences, mais la vue de ce diamant m'a un peu effrayée. Il est tellement beau que je crains un dépôt si précieux... Mais je vous en supplie, calmez-vous ! Je vais vous prêter bien volontiers cette somme.

Au moment de son départ du palais d'Hùmayunâbâd, l'intendant de Turhan Bey avait, en effet, muni les voyageurs d'une forte somme en or et de billets de change, malgré les réticences de Marianne, gênée maintenant d'accepter l'argent de l'homme qui lui avait pris son enfant. Mais Osman lui avait fait comprendre qu'il ne pouvait transgresser les ordres formels et Jolival, beaucoup plus proche qu'elle des réalités de l'existence, avait fini par lui faire entendre raison. Grâce à sa prévoyance, Osman avait même poussé la complaisance jusqu'à leur obtenir de l'argent russe afin de leur éviter les aléas du change et les filouteries des changeurs.

Vivement, Marianne se releva, alla jusqu'à l'un de ses coffres, en tira la somme demandée et revint la mettre dans les mains de sa visiteuse.

— Tenez ! Et surtout ne doutez plus de mon amitié. Je ne peux supporter de laisser dans de si graves soucis une amie de mon père.

Instantanément, la comtesse sécha ses yeux, fourra les billets dans son corsage, prit Marianne dans ses bras et l'embrassa avec effusion.

— Vous êtes adorable ! s'exclama-t-elle. Comment vous remercier ?

— Mais... en ne pleurant plus.

— C'est fait. Vous voyez, je ne pleure plus ! Maintenant je vais vous signer un billet que vous me rendrez ce soir...

Mme de Gachet eut de la main un geste de refus catégorique :

— Il n'en est pas question. A mon tour, je serais offensée. Ou bien je vous rends, ce soir, ces cinq mille roubles... ou bien vous garderez cette pierre qui est un joyau de famille et que je ne pourrai jamais me résoudre à vendre. Vous le pourrez sans remords... Car je ne le verrai pas... Je vous laisse maintenant en vous remerciant encore mille et mille fois.

Elle se dirigea vers la porte, posa la main sur le bouton puis, se retournant, elle regarda Marianne d'un air suppliant :

— Encore une grâce. Soyez tout à fait bonne et ne parlez pas de notre... petite transaction. Ce soir, je l'espère, tout rentrera dans l'ordre et nous n'aborderons plus ce sujet. Alors, je vous en prie, gardez-moi le secret... même envers ce monsieur qui vous accompagne.

— Soyez tranquille ! Je ne lui dirai rien...

Connaissant, en effet, les préventions que Jolival nourrissait contre cette malheureuse femme, plus à plaindre qu'à blâmer, Marianne n'avait, en effet, aucune envie de le mettre au courant. Arcadius tenait à ses idées personnelles comme à des souvenirs de famille et quand une conviction s'était ancrée dans sa tête, c'était le diable pour l'en faire sortir. Il eût jeté feux et flammes en apprenant que Marianne avait prêté cinq mille roubles à une compatriote simplement parce qu'elle se trouvait être une ancienne amie de son père.

En pensant à lui, la jeune femme éprouvait d'ailleurs quelque remords. Elle avait fait très bon marché de ses recommandations et, en prêtant cet argent, elle avait pris incontestablement un risque certain. Le jeu, elle le savait, est une passion terrible et, certainement, elle avait eu tort de l'encourager ainsi chez la comtesse, mais elle considérait que ceux qui en sont atteints sont avant tout des victimes et les larmes de cette pauvre femme l'avaient bouleversée. Elle ne pouvait pas, non, elle ne pouvait absolument pas, laisser une amie de sa famille, une compatriote, une femme de cet âge enfin, livrée aux appétits de ces bandits qui exploitaient les cercles de jeu, ou aux usuriers de la ville qui eussent fait main basse avec joie sur l'exceptionnel joyau de l'imprudente.

Lentement, après avoir surveillé, du seuil de sa porte, la retraite de sa visiteuse, Marianne revint vers son lit, s'assit sur le bord et, prenant la larme de diamant entre deux doigts, elle s'amusa à la regarder scintiller dans un rayon de soleil. C'était vraiment une pierre merveilleuse et elle se surprit à penser qu'elle aurait plaisir à la garder si la comtesse ne parvenait pas à se « refaire »...

A ce moment-là, elle pourrait peut-être offrir une nouvelle somme afin que la perte subie par la joueuse ne fût pas trop sensible, mais en aucun cas elle ne vendrait un pareil trésor.

Tout de même, à force de regarder la larme de diamant et au souvenir des splendides girandoles qui tremblaient la veille aux oreilles de la comtesse, elle sentit s'éveiller sa curiosité. Quelle était donc cette famille de Gachet qui possédait des bijoux aussi royalement fastueux et comment cette femme, coupée de ses racines depuis une vingtaine d'années, avait-elle réussi à les conserver, alors que tant d'émigrés avaient connu ou connaissaient encore la plus noire misère ? Le jeu était-il responsable de cette chance ?

C'était difficile à croire car bien rares étaient ceux auxquels le pharaon, le whist ou tout autre de ces jeux dangereux avaient apporté une prospérité durable... D'ailleurs, Mme de Gachet, elle-même, ignorait si, avec les mille roubles qui lui restaient en propre, une fois sa dette payée, elle serait capable de récupérer le montant de la somme empruntée.

Plus Marianne réfléchissait et plus elle s'assombrissait. Elle n'en était pas encore à regretter son geste généreux, mais elle admettait qu'elle s'était emballée un peu vite. Peut-être, tout de même, eût-elle mieux fait d'appeler Jolival pour en discuter avec lui... Evidemment, d'autre part, la comtesse tenait beaucoup à ce que l'affaire restât entre elle et la fille de son ami et, après tout, c'était assez normal. Enfin, elle avait promis de se taire...

Incapable de trouver des réponses à tant de questions, Marianne rangea soigneusement le diamant dans son réticule et se mit à sa toilette. Sans trop savoir pourquoi, elle avait hâte maintenant de retrouver Jolival et de savoir s'il avait pu apprendre quelque chose sur la veuve du comte de Gachet.

Quand elle fut prête, elle quitta sa chambre, longea le couloir dont elle gagna l'extrémité où se trouvait la chambre de son ami. Deux portes, situées l'une près de l'autre, ouvraient sur cette section de la galerie et, ayant oublié le numéro de Jolival, elle frappa à la première, ne reçut pas de réponse, frappa à la seconde, n'en reçut pas davantage et revint à la première.

Pensant que peut-être Jolival était encore endormi, elle tourna le bouton. La porte s'ouvrit sans peine, découvrant une chambre en désordre, mais par ce désordre même, typiquement féminin, elle comprit qu'elle s'était trompée et ressortit pour se trouver soudain nez à nez avec une femme de chambre qui la regardait d'un air soupçonneux.

— Madame cherche quelque chose ?

— Oui. Je croyais que cette chambre était celle du vicomte de Jolival...

— Madame se trompe. Cette chambre est celle de

Madame la comtesse de Gachet. Monsieur le vicomte habite tout à côté... mais il n'est pas là pour le moment.

— Qu'en savez-vous ? fit sèchement Marianne à laquelle le ton de la femme déplaisait. Vous aurait-il, par hasard, confié où il allait ?

— Oh non, Madame ! Simplement, j'ai vu M. le vicomte sortir aux environs de 8 heures. Il a demandé un cheval sellé et il s'est éloigné en direction du port. Madame a encore besoin d'autre chose ?

— Non... C'est bien, je vous remercie.

Mécontente et perplexe, Marianne regagna sa chambre. Où, diable, Jolival avait-il bien pu courir ainsi dès le matin ? Et pourquoi ne lui avait-il rien dit ?

Elle était habituée depuis longtemps aux expéditions solitaires du vicomte qui, dans n'importe quelle région du monde, semblait doué d'un pouvoir particulier pour se faire comprendre et pour apprendre ce qu'il désirait savoir. Mais ici, dans cette ville où la sauvagerie était encore à fleur de peau et où la civilisation n'était qu'un mince et fragile vernis, Marianne éprouvait un sentiment désagréable à se sentir seule, même pour une heure ou deux, même dans un hôtel aussi typiquement français que l'hôtel Ducroux.

La femme de chambre avait dit qu'il s'était dirigé vers le port. Pour quoi faire ? Etait-il parti à la recherche de la Sorcière ou bien explorait-il les environs de la vieille citadelle dans l'espoir d'y apprendre des nouvelles de Jason ? L'un et l'autre peut-être ?...

Un moment, Marianne tourna en rond dans sa chambre, ne sachant trop quel parti prendre. Elle brûlait d'envie de sortir, elle aussi, pour se livrer à ses propres investigations, mais, maintenant, elle n'osait plus, de crainte de manquer le retour de Jolival et les nouvelles qu'il rapporterait peut-être. Désœuvrée, de plus en plus mécontente à mesure que le temps passait d'être obligée de rester là quand elle désirait tant, elle aussi, chercher Jason, elle fourragea dans ses coffres, se recoiffa, mit un chapeau pour sortir malgré tout, le retira, se jeta dans un fauteuil, prit un livre, le jeta, et, finalement, remit son chapeau pour descendre au moins dans le vestibule et apprendre de Ducroux si d'aventure aucun message n'était arrivé du palais du gouverneur.