— Arcadius, dit-elle, cette femme que nous avons croisée, cette Mme de Gachet, avez-vous retrouvé l'endroit, le moment où vous l'avez rencontrée ? C'est, de toute évidence, une émigrée. Peut-être était-elle une amie de votre femme...
Il secoua la tête négativement.
— Certainement pas. Elle a dû être fort belle et Septimanie n'a jamais apprécié les jolies femmes. Il me semble... oui, il me semble qu'elle est liée à quelque chose de terrible, à un souvenir effrayant niché quelque part dans les profondeurs de ma mémoire et que je n'arrive pas à ramener au jour. Je cherche pourtant car, en la rencontrant tout à l'heure, j'ai éprouvé une espèce de pressentiment d'un danger, d'une menace...
— Alors, allez dormir ! On dit que la nuit porte conseil et vos souvenirs s'éclairciront peut-être avec le jour. Et puis, au fond, nous sommes sans doute en train de faire du roman et de donner beaucoup d'importance à une malheureuse femme qui n'en a aucune.
— C'est possible. Mais je n'aime pas sa façon de détailler les gens et je n'aurai de cesse d'avoir démêlé qui elle est au juste...
Marianne, au sortir d'une nuit reposante, avait complètement oublié la femme aux plumes noires quand, le lendemain matin on gratta discrètement à sa porte, alors que, étayée par quelques oreillers, elle s'apprêtait à déguster un petit déjeuner à la française, comportant des croissants légers comme un souffle. Pensant que la femme de chambre avait oublié quelque chose, elle invita à entrer. Mais, au lieu du bonnet blanc d'une camériste, ce fut la tête poudrée de la dame qui intriguait si fort Jolival qui apparut...
D'un doigt vivement posé sur sa bouche, elle recommanda le silence, tandis que, très soigneusement et sans le moindre bruit, elle refermait le battant après s'être assurée que personne ne passait dans le couloir.
Occupée à étaler du beurre sur les fameux croissants, Marianne était demeurée figée, le couteau en l'air.
— Madame... commença-t-elle, toute prête à prier l'intruse de la laisser déjeuner en paix.
Mais, de nouveau, la dame lui fit signe de se taire, accompagnant son geste d'un sourire si charmant, si juvénile et si confus que la jeune femme en oublia d'un seul coup les préventions, d'ailleurs assez fumeuses, de son ami Jolival. Enfin, après avoir un instant tendu l'oreille aux bruits extérieurs, la dame s'approcha du lit, esquissant une révérence qui sentait son Versailles d'une lieue.
— Je vous supplie de me pardonner une intrusion si peu convenable, alors que nous n'avons pas été présentées, dit-elle d'une voix qui avait la douceur d'un velours, mais je pense que, dans une contrée où la civilisation n'est qu'à son enfance, les lois rigides du protocole perdent un peu de leurs exigences, tandis que le lien qui se doit établir naturellement entre gens d'une même nation se renforce au point de se faire presque familial... Mais, je vous en prie, poursuivez votre déjeuner...
La dame avait débité son petit discours d'une traite et avec autant d'aisance que si elle eût connu de tous temps celle qu'elle abordait ainsi. En retour, celle-ci l'assura, avec une politesse parfaite, quoique sans trop d'enthousiasme, du plaisir qu'elle avait à la recevoir et lui offrit de prendre un siège.
La visiteuse s'empara d'une chaise et s'y installa avec un petit soupir de contentement, étalant autour d'elle les plis brillants de son négligé de soie grise. De nouveau, elle sourit :
— Notre hôtelier m'a dit que vous étiez Mlle d'Asselnat de Villeneuve et j'imagine sans peine que vous êtes la fille de ce cher Pierre. Quand nous nous sommes croisées, hier, j'ai été frappée par votre extraordinaire ressemblance avec lui.
— Vous avez connu mon père ?
— Beaucoup. Je suis moi-même la comtesse de Gachet, veuve de l'un des officiers du régiment Mestre-de-Camp-Général. J'ai connu votre père en 1784, à Douai où il était alors cantonné.
Elle n'eut pas besoin d'en dire plus. Elle avait prononcé un nom magique en évoquant ce père que Marianne adorait sans l'avoir jamais connu autrement que par un portrait. Instantanément la jeune femme oublia ses préventions et les mises en garde de Jolival. Elle rendit à sa visiteuse grâce pour grâce, sourire pour sourire, lui offrant même de partager son déjeuner, mais Mme de Gachet s'opposa vivement à ce qu'elle sonnât la femme de chambre pour lui demander du café frais et une seconde tasse.
— N'en faites-rien. D'abord j'ai déjà pris mon premier repas. En outre, je ne souhaite pas que l'on sache cette visite, aussi matinale qu'inconvenante. On pourrait se poser des questions...
— Chère Madame, fit Marianne en riant, je crois que vous vous tourmentez beaucoup, en réalité, pour des usages qui ne doivent pas exercer ici – comme vous le disiez vous-même – une contrainte aussi sévère qu'en France. Et je suis si heureuse de voir une personne qui a connu mon père, moi qui n'ai pas eu cette chance...
— Je m'en doute ! Vous étiez très jeune lorsqu'il est mort, n'est-ce pas ?
— Je n'avais que quelques mois. Mais je vous en prie, parlez-moi de lui. Vous n'imaginez pas à quel point je désire vous entendre.
— C'était, je crois, le plus beau, le plus vaillant et le plus noble gentilhomme qui se puisse voir...
Un moment, la comtesse de Gachet évoqua pour une Marianne captivée certaines rencontres entre elle et le marquis d'Asselnat, mais, si captivée qu'elle fût par le récit de sa visiteuse, Marianne ne put s'empêcher de remarquer qu'elle paraissait nerveuse, inquiète et que, de temps en temps, elle jetait vers la porte des regards rapides, incertains, comme si elle craignait de la voir se rouvrir.
Interrompant le cours de ses questions, elle dit, avec beaucoup de gentillesse :
— Vous semblez soucieuse, comtesse ? Vous m'avez rendu une aimable visite et je suis là, à vous importuner de questions, alors que votre temps est peut-être précieux. Mais si vous avez quelque ennui, je vous supplie de me le faire savoir.
Mme de Gachet sourit d'un air contraint, hésita un instant puis, comme quelqu'un qui prend un parti mais à qui cela coûte beaucoup, elle murmura :
— C'est vrai, je suis très tourmentée... tellement même que je me suis permis de venir ainsi vers vous, ma compatriote et la fille d'un vieil ami, dans l'espoir que vous m'aideriez. Mais maintenant, je n'ose plus... je me sens terriblement gênée.
— Mais pourquoi ? Je vous en prie, disposez de moi...
— Vous êtes si charmante, vous me montrez une sympathie si spontanée que je crains, maintenant, de voir s'amoindrir cette sympathie.
— Je vous assure qu'il n'en sera rien. Parlez, je vous en conjure !
La dame hésita un instant, puis, baissant les yeux sur ses mains qui tenaient, bien serré, un mouchoir de dentelle, elle finit par avouer :
— Il m'est arrivé une catastrophe. Voyez-vous, j'ai le malheur d'être joueuse. C'est un vice, je le sais bien, mais il m'est venu à Versailles, dans le cercle de notre pauvre Reine et je ne peux plus m'en débarrasser. Où que j'aille, il faut que je joue. Pouvez-vous comprendre cela ?
— Je crois que je le peux... fit Marianne, songeant à Jolival qui était lui aussi un joueur invétéré. Voulez-vous dire que vous avez joué, ici, et que vous avez perdu ?
Sans lever les yeux, la comtesse hocha la tête.
— Il y a, dans cette ville comme dans tous les ports, un quartier, assez mal famé d'ailleurs, où l'on peut jouer à toutes sortes de jeux, même les plus exotiques. Ce quartier se nomme la Moldavanka. Il y a là un cercle de jeux, tenu par un Grec et je dois le dire, assez bien tenu. Hier, j'ai perdu une forte somme.
— Combien ?
— Quatre mille roubles ! C'est beaucoup, je sais, ajouta-t-elle très vite en voyant le mouvement involontaire qu'ébauchait Marianne, mais sachez, si vous acceptez de me les prêter avec mille autres pour essayer de retrouver ma chance, que cela ne sera pas à fonds perdus. J'ai là un objet que je désire vous voir accepter en garantie... et que vous garderez, naturellement, si, ce soir, je ne suis pas en mesure de vous rembourser.
— Mais, Madame...
Elle s'interrompit, suffoquée. Du mouchoir qu'elle tenait si serré, Mme de Gachet venait de tirer un magnifique joyau. C'était une larme de diamant, mais si pure, si belle et si rayonnante, que les yeux de la jeune femme s'arrondirent d'admiration. On aurait dit une larme de feu, un petit soleil où se concentrait tout l'éclat de la lumière matinale.
Un instant, la comtesse la laissa contempler tout à son aise, puis, d'un geste vif, elle lui glissa la pierre dans la main.
— Gardez-la, fit-elle avec agitation. Avec vous, je suis certaine qu'elle sera en sûreté... et sauvez-moi si vous le pouvez !...
Eperdue, Marianne regarda tout à tour la larme qui maintenant scintillait au creux de sa paume et cette femme dont, dans la grande lumière du soleil, elle pouvait détailler les rides et le grand pli amer qui marquait la bouche.
— Vous me gênez beaucoup, Madame, dit-elle enfin. Sans m'y connaître, je suis persuadée que ce diamant vaut infiniment plus que cinq mille roubles. Pourquoi ne pas vous adresser à un joaillier de la ville ?...
— Pour qu'on ne me le rende pas ? Vous venez d'arriver ici. Vous ignorez ce que sont les gens qui la composent. Beaucoup ne sont que des aventuriers attirés ici par les prêts d'argent que consent le gouverneur... Si je montrais cette pierre, on me tuerait plutôt que de me laisser la reprendre.
— Justement ! Il y a le gouverneur. Pourquoi ne pas lui confier ce joyau ?
— Parce qu'il fait une chasse impitoyable aux tripots... et à ceux qui les visitent. Je veux m'installer dans cette région qui est belle, douce et ensoleillée. L'autorisation que je sollicite me serait refusée si le duc de Richelieu était au courant de mes ennuis. J'ignore même si le Tsar, qui veut bien m'accorder sa protection et m'a donné l'un de ses officiers pour m'escorter et veiller sur moi jusqu'à mon installation définitive, ne serait pas plus réticent.
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