Pas pour longtemps. La seconde suivante, il sautait de sa pierre, fonçait vers les arrivants, les bras étendus et, à la manière d'une moissonneuse, les fauchait tous les deux pour aller s'affaler avec eux sur un tas de sacs qui attendaient l'embarquement.
Ni Marianne ni Jolival n'eurent même le temps d'une exclamation : une charrette chargée de pierres passait comme une tempête à quelques pouces de leur tas de sacs et, poursuivant sa course folle, allait s'engloutir dans le port au milieu d'une immense gerbe d'eau et du fracas d'une barque. Sans le réflexe courageux de l'inconnu, le voyage des deux amis s'arrêtait là...
Pâlissant à la pensée de ce qu'elle venait d'éviter, la jeune femme accepta pour se relever la main secourable que lui offrait son sauveur, tandis que Jolival extirpait de la poussière son beau costume irrémédiablement froissé. Machinalement, elle redressa son chapeau qui avait basculé sur une oreille et offrit à l'inconnu qui s'époussetait sommairement un regard humide de reconnaissance :
— Monsieur, commença-t-elle avec émotion, je ne sais comment vous dire...
L'homme cessa de se secouer et leva un sourcil :
— Etes-vous française ? Et aurais-je eu la chance d'obliger des compatriotes ? En ce cas, Madame, ma joie d'avoir préservé la beauté d'une femme ravissante se trouvera doublée...
Comme Marianne rougissait sous le regard ardent de l'inconnu, Jolival, revenu de la peur qu'il avait eue, prit les choses en main. Saluant avec toute la grâce d'un parfait gentilhomme en dépit de son chapeau cabossé et de ses vêtements souillés, il se présenta :
— Je suis, Monsieur, le vicomte Arcadius de Jolival et tout à votre service. Quant à Madame, qui est ma pupille, elle est la fille du marquis d'Asselnat de Villeneuve.
A nouveau l'homme releva son sourcil gauche, sans que Jolival pût démêler si c'était chez lui signe d'étonnement ou d'ironie puis, tout aussitôt, il se mit à fouiller ses poches si fébrilement que le vicomte ne put s'empêcher de lui demander s'il avait perdu quelque chose :
— Ma pipe ! répondit-il. Je ne sais plus ce que j'en ai fait...
— Vous avez dû la laisser tomber au moment où vous vous êtes si généreusement jeté à notre secours, fit Marianne en se penchant pour regarder autour d'elle.
— Je ne crois pas ! Il me semble que je ne l'avais plus à cet instant précis...
On n'eut pas à chercher beaucoup. L'indispensable objet reparut l'instant suivant dans la main du long jeune homme qui sans se presser et sans avoir perdu un pouce d'un calme presque olympien, rejoignait le groupe.
— Votre pipe, Monsieur ! articula-t-il.
Le visage contracté de l'inconnu s'éclaira :
— Ah ! merci, mon garçon ! Allez donc voir où en sont les travaux du corps de garde. Je vous rejoins dans un instant. Ainsi... ajouta-t-il en tirant vigoureusement sur son tuyau pour essayer de le ranimer, ainsi... vous êtes français ? Mais que diable venez-vous faire ici, si je ne suis pas trop indiscret ?
— Vous ne sauriez l'être ! sourit Marianne qui, décidément, trouvait cet homme follement sympathique. Je viens voir le duc de Richelieu. Il est toujours gouverneur de cette ville j'espère ?
— Il l'est toujours... comme de toute la Nouvelle Russie. Le connaissez-vous ?
— Pas encore. Mais vous, Monsieur, qui parlez si bien notre langue et devez être français aussi, vous le connaissez sans doute ?
L'homme eut un sourire.
— Vous serez étonnée, Madame, du nombre de Russes qui parlent français mieux que moi, mais vous avez raison : je suis français et je connais le gouverneur.
— Est-il à Odessa en ce moment ?
— Mais... je le suppose ! Je n'ai pas entendu dire qu'il se fût éloigné.
— Et quel homme est-ce au juste ? Pardonnez-moi si j'ai l'air d'abuser de votre obligeance et de vos instants, mais j'ai besoin de savoir. On dit, à Constantinople, que c'est un homme redoutable et d'abord difficile, qu'il règne en véritable potentat et qu'il ne fait pas bon lui résister. On dit aussi qu'il déteste l'empereur Napoléon et tout ce qui l'entoure...
Le sourire avait disparu du visage de l'inconnu et le regard attentif dont il enveloppait Marianne prit une nuance pesante, presque menaçante.
— Les Turcs, dit-il lentement, n'ont pas eu, jusqu'à présent, beaucoup de raisons d'aimer Son Excellence qui leur a joué quelques tours durant la guerre. Mais, si je vous comprends bien, vous venez de chez notre récent ennemi ? Ne craignez-vous pas que le gouverneur ne vous demande des explications sur ce que vous y faisiez ? Voyez-vous, l'encre n'est pas encore tout à fait sèche au bas du traité de paix. La méfiance est encore installée et les sourires que l'on échange sont toujours un peu jaunes... Je ne peux que vous recommander une extrême prudence. Quand il s'agit de la sécurité de son territoire, le gouverneur est intraitable.
— Voulez-vous dire qu'il me prendrait pour une espionne ? murmura la jeune femme devenue soudain très rouge. J'espère qu'il n'en sera rien, car mon propos...
Elle dut s'interrompre. Le long jeune homme, revenu en courant, se penchait avec une agitation insolite à l'oreille de son maître et lui jetait quelques paroles. L'inconnu eut une exclamation de colère et se mit à jurer.
— Des jean-f... ! Rien que des jean-f... ! J'y vais ! Excusez-moi, ajouta-t-il en se tournant vers la jeune femme, mais je dois vous quitter pour affaire importante. Nous nous reverrons sans doute...
Fourrant sa pipe dans sa poche, sans même prendre la peine de l'éteindre, il esquissa un salut et s'éloigna en courant. Jolival le rappela :
— Monsieur ! Hé, Monsieur... Dites-nous au moins le nom de l'homme de bien auquel nous devons la vie. Sinon comment voulez-vous que nous vous retrouvions ?...
L'homme hésita imperceptiblement, puis lança :
— Septimanie ! On m'appelle Septimanie !...
Et il disparut sous le portail de l'arsenal, laissant Jolival proprement sidéré.
— Septimanie ? maugréa-t-il. C'est le nom de ma femme !
Marianne se mit à rire et revint glisser son bras sous celui de son vieil ami :
— Vous n'allez pas en faire une maladie et prendre ce brave homme en grippe à cause de cela. Il arrive qu'un prénom féminin soit également un honnête nom de famille et cela prouve seulement que notre sauveur doit descendre de quelque habitant de l'ancienne Septimanie gauloise.
— Peut-être ! fit Jolival, mais cette évocation n'en est pas moins fort désagréable. Ma parole, si je ne la savais si fort attachée à l'Angleterre, je craindrais de la voir apparaître ici... Mais, marchons ! Je vois là notre guide qui s'impatiente et il est temps d'aller constater à quoi peut bien ressembler une auberge russe...
A la grande surprise des deux voyageurs, celle où les conduisit le jeune garçon ressemblait étonnamment à un hôtel parisien de la fin du siècle précédent. Et Jolival, qui s'était attendu à quelque isba crasseuse et enfumée, franchit avec soulagement le seuil dallé de belles pierres blanches de l'hôtel Ducroux qui, suivant la coutume des auberges russes, portait le nom de son propriétaire.
C'était, non loin des grandes casernes étagées à flanc de coteau, une belle maison neuve, peinte en rose avec de hautes fenêtres blanches dont les petits carreaux brillaient aux derniers feux du soleil. Elle ouvrait sa large porte aux cuivres étincelants, ornée de deux orangers plantés dans de grands pots de faïence, tout en haut de la colline, à l'entrée de la ville nouvelle. Et, visiblement, c'était une maison bien tenue.
Deux servantes en bonnets et tabliers blancs et deux valets en blouses rouges, seule note russe dans cet ensemble occidental, se précipitèrent vers les bagages des voyageurs, tandis que maître Ducroux lui-même, majestueux à souhait dans un habit bleu foncé à boutons dorés, qui lui donnait l'air d'un officier de marine, se portait à leur rencontre pour les vœux de bienvenue. Mais son comportement légèrement distant se changea en un évident ravissement en constatant l'élégance de la nouvelle cliente et le fait qu'il s'agissait là de Français.
Antoine Ducroux était, lui-même, un ancien cuisinier du duc de Richelieu. Appelé par celui-ci, il était venu le rejoindre quand, en 1803, le duc était devenu gouverneur d'Odessa, afin de doter la ville qui grandissait à vue d'œil d'une hôtellerie convenable. Depuis, l'hôtel Ducroux où l'on dégustait la meilleure cuisine de toute la Nouvelle Russie et d'une bonne partie de l'ancienne, avait fait fortune et continuait à prospérer, grâce aux nombreux négociants qui fréquentaient le grand port, aux colons récemment et rapidement enrichis d'une région naguère déserte et inculte, mais désormais en pleine expansion, et aux officiers de la garnison qui était nombreuse et solide.
Lorsque Marianne et Jolival, escortés de leur hôte, pénétrèrent dans le vestibule joliment décoré de boiseries gris Trianon relevé de minces filets d'or, ils se trouvèrent presque face à face avec une dame d'un certain âge qui descendait l'escalier, suivie d'un colonel russe, et dont l'aspect les frappa.
Cela tenait moins à la forme archaïque de ses vêtements à l'ancienne mode, à son ample robe de soie noire éclairée d'un fichu et de manchettes de mousseline blanche et au grand chapeau empanaché de noir posé sur l'édifice de ses cheveux poudrés, qu'à l'expression du visage, d'une hauteur et d'une arrogance atteignant presque au défi. C'était une femme d'une cinquantaine d'années et, de toute évidence, elle appartenait à l'aristocratie. En outre, elle devait être riche si l'on s'en tenait aux superbes girandoles de perles et de brillants qui tremblaient le long de ses joues fardées.
Elle était assez belle aussi, mais ses yeux bleus froidement calculateurs et rusés, le pli amer de la bouche étaient tout charme à un ensemble de traits plutôt harmonieux. Le regard, abrité derrière un fragile face-à-main d'or tressé qui se braquait à la manière d'une arme, laissait une désagréable impression quand il se posait. Or, en passant auprès de Marianne, la dame inconnue le dirigea sur la jeune femme et ne la lâcha plus, tournant même avec quelque raideur sa tête emplumée pour mieux détailler l'arrivante, avant de disparaître dans le brouhaha de la rue avec le colonel qui la suivait à la manière d'un caniche.
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