Tous deux offraient l'image sereine et apparemment décontractée de visiteurs qui découvrent une contrée inconnue et prennent plaisir à cette découverte, mais ce n'était qu'une façade et, au fond, ils étaient l'un comme l'autre assez inquiets sur ce qui les attendait dans le premier port russe de la mer Noire.
Odessa était une ville étrange, belle sans doute, mais improvisée et pleine d'échafaudages, trop neuve encore pour avoir acquis une âme, car il n'y avait pas vingt ans qu'en apposant sa signature au bas d'un ukase la tsarine Catherine II avait promu un village de pêcheurs tartares fraîchement arraché aux Turcs en un futur port russe. Le village, que le Turc avait pourvu d'une forteresse, s'appelait Khadjibey. Catherine, en souvenir d'une ancienne colonie grecque, nommée Odessos, qui s'y était jadis implantée, le rebaptisa Odessa.
La promotion du village n'était pas un caprice impérial. Situé dans une baie rocheuse ancrée entre les estuaires de deux grands fleuves, le Dniepr et le Dniestr, le futur port offrait une position stratégique exceptionnelle, en même temps qu'un débouché vers la Méditerranée pour les immenses terres à blé de l'Ukraine.
C'était le blé, d'ailleurs, qui semblait régner pacifiquement sur ce port de guerre. Tandis que Marianne et Jolival, précédés d'un gamin qui, dans l'espoir d'une gratification, s'était institué leur guide bénévole, se dirigeaient vers la seule auberge convenable de la ville, des dizaines de charrettes chargées de sacs rebondis convergeaient vers les entrepôts où ils s'entasseraient avant de s'engouffrer dans les cales des bateaux dont certains, Marianne en fit la remarque avec amertume, étaient anglais. Mais elle était ici désormais en territoire ennemi et ne l'ignorait pas.
Il y avait trois semaines déjà que la Grande Armée de Napoléon avait franchi le Niémen pour aller attaquer Alexandre sur son propre terrain.
Ses yeux fouillaient le port immense, où trois cents navires pouvaient trouver abri, dans l'espoir d'y reconnaître la silhouette familière de la Sorcière, mais la plupart des bateaux étaient occidentaux et la flotte russe n'avait rien de comparable avec les antiques navires ottomans. Il était difficile, dans cette forêt de mâts, de démêler ceux du brick.
La ville, coulant d'une haute falaise vers la mer dans les mailles d'une luxuriante végétation, avait l'air d'un trait d'union entre deux infinis bleus mais, à mi-chemin du port grouillant et de la blancheur de l'élégant quartier d'en haut, la vieille citadelle turque, renforcée et restaurée, mettait une note sombre à laquelle s'attachait tout à coup avec insistance le regard de la jeune femme. Etait-ce là que, depuis plusieurs mois, Jason se morfondait ?
Si longtemps elle l'avait attendu, avec un espoir qui faiblissait à chaque aurore, qu'elle avait peine à croire qu'il pût se trouver de nouveau si proche d'elle ! Les nouvelles ne vont pas vite, en mer Noire, où chacun estime qu'il y a temps pour tout, et toutes les hypothèses étaient permises. Le corsaire américain avait-il été victime de l'une de ces brutales et féroces tempêtes dont l'ancien Pont-Euxin était coutumier ? Ou bien, l'une des flottilles de pirates, sans nationalité définie, parce qu'elles appartiennent à toutes, qui infestaient encore la mer intérieure, l avait-elle capturé ? Contre cette vermine, les vaisseaux du Tsar demeuraient impuissants car, sortie brusquement de la nuit ou de la brume, elle attaquait à la manière d'un essaim de guêpes et disparaissait aussi subitement et aussi totalement que si un coup de vent l'avait enlevée...
Et puis, dans les débuts du mois de juin, alors que l'empire ottoman, las de combattre, signait la paix avec la Russie, Osman était revenu du port avec une nouvelle beaucoup moins tragique que celle qu'on attendait, encore que fort inquiétante : le brick avait été capturé par les Russes et conduit à Odessa où il était tenu sous surveillance. On ignorait ce qu'il était advenu de l'équipage.
Plus que certainement, il était captif du redoutable gouverneur de Crimée, de cet émigré français devenu sans doute plus russe que les Russes, en dépit de son nom, et qui mettait tout son génie, à ce que l'on disait, à développer la richesse de la Russie du Sud et à faire d'Odessa une véritable ville : en un mot, du duc de Richelieu.
Par la princesse Morousi, à qui la proximité de son domaine d'Arnavut Koy permettait de rendre à Marianne des visites assez discrètes pour ne pas éveiller l'attention toujours vigilante de Sir Stratford Canning, la recluse d'Hümayunâbâd avait pu reprendre des relations lointaines avec Nakhshidil et obtenir d'elle une enquête sans tapage, dont le résultat s'était révélé positif : le corsaire américain était, en effet, captif du gouverneur d'Odessa et la Validé avouait son impuissance à le tirer de là : il ne pouvait être question, pour un étranger turbulent, de compromettre si peu que ce fût le nouvel équilibre, si fragile encore, entre la Porte et le gouverneur du Tsar.
Renseignée, Marianne avait rapidement pris sa décision. Au surplus, les nouvelles, si mauvaises qu'elles fussent, étaient encore meilleures que ce qu'elle avait craint et valaient mieux que sa longue incertitude : une fois de plus Jason avait perdu sa liberté, mais du moins était-il toujours vivant.
D'autre part, elle n'avait reçu, de son enfant, aucune nouvelle : le prince, dona Lavinia et le bébé semblaient s'être tout à coup volatilisés et, lorsqu'elle avait essayé d'interroger Osman sur l'endroit où pouvait se trouver son maître, l'intendant s'était contenté de s'incliner profondément, en protestant qu'il l'ignorait totalement, mais avec un sourire d'une naïveté trop réussie pour être sincère. A ce sujet aussi, il avait dû recevoir des ordres sévères.
Marianne s'était donc contentée de lui demander un navire rapide et aussi commode que possible pour les transporter, elle et Jolival, jusqu'à Odessa. Le duc de Richelieu avait été jadis l'ami et le condisciple de son père au collège du Plessis. Elle avait donc réclamé et obtenu un passeport à son nom de jeune fille, pensant que, peut-être, le duc se laisserait gagner par ses souvenirs d'enfance et accorderait à la fille de son vieil ami la libération de la Sorcière et de son équipage. Il l'accorderait en tout cas plus aisément qu'à une amie de Napoléon !
Ensuite, bien sûr, il faudrait ressortir de ce piège de la mer Noire, franchir de nouveau le Bosphore, repasser sous les canons de Roumeli Hissar et sous le nez des navires anglais, mais tous ces obstacles semblaient à Marianne autant de problèmes mineurs : puisqu'elle les affronterait aux côtés de Jason, ils perdraient beaucoup de leur force d'intimidation. Le plus important, le plus difficile aussi, était d'arracher l'Américain à ce grand seigneur, ennemi mortel très certainement de toute forme de libéralisme et qui, s'il possédait seulement le tiers du caractère de son illustre ascendant, devait être d'un maniement assez difficile.
Et Marianne l'imaginait sans peine : hautain, arrogant, faisant peser sur son vaste gouvernement une férule impitoyable, ami des arts et du faste et sans doute remarquablement intelligent, mais à peu près intraitable.
Les craintes que lui inspirait cet homme augmentaient pour Marianne à mesure qu'elle avançait sur les quais débordants de vie et d'activité. Malgré la chaleur encore forte de cette heure crépusculaire, marchands, petits employés, paysans, matelots, portefaix et militaires s'y pressaient, toujours plus nombreux et plus affairés à mesure que l'on approchait de la longue rue en pente qui menait vers le centre administratif de la ville, sur la falaise où, au-dessus de quelques élégantes maisons blanches et roses, à la mode du xviiie siècle, brillaient les bulbes d'or et le clocher rococo des églises neuves.
Partout, on ne voyait que bâtisses en construction et sur tous les chantiers l'activité était intense. Le plus important semblait être celui de l'arsenal, presque terminé d'ailleurs. Debout sur de longues échelles au-dessus de la porte monumentale, des ouvriers étaient occupés à sculpter l'aigle impériale russe et le gamin qui servait de guide aux deux voyageurs commença par les diriger tout droit vers cette porte, en expliquant avec force gestes et une mimique des plus engageantes, qu'il convenait, avant d'entrer plus avant dans la ville, d'aller admirer ce qui allait sans doute être l'un des plus beaux monuments à la gloire d'Alexandre Ier, Tsar de toutes les Russies.
— Allons admirer ! soupira Jolival. Cela ne nous prendra pas beaucoup de temps et il convient de ne choquer personne.
Debout sur une pierre, à quelques pas des échelles, un homme paraissait surveiller les sculpteurs. C'était sans doute l'un des maîtres d'œuvre car, de temps en temps, il se détournait légèrement vers un long jeune homme brun armé d'une écritoire et lui disait quelques mots que le jeune homme se hâtait de transcrire.
C'était un personnage assez extraordinaire. Grand et maigre, avec un visage aux traits fins, mais à l'expression tourmentée, il laissait le vent du soir jouer à son aise avec ses cheveux courts et légèrement frisés, encore noirs à certains endroits et complètement blancs à d'autres. Vêtu n'importe comment, d'ailleurs, d'une redingote fatiguée, la cravate noire nouée lâchement, chaussé de bottes usées, il fumait avec application une longue pipe d'écume qui produisait presque autant de fumée qu'un volcan en activité.
Il se tournait, justement, vers le long jeune homme pour lui jeter quelques mots entre deux bouffées, lorsque Marianne et Jolival, suivis de leur cortège, entrèrent dans son champ de vision. Une flamme d'intérêt s'alluma dans ses yeux à la vue de cette jolie femme, mais il n'eut guère le temps de la détailler car un effroyable vacarme, accompagné de hurlements, venait d'éclater sur le port et détournait son attention.
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