D'un doigt précautionneux, dona Lavinia écarta la couverture pour montrer la petite figure rouge qui dormait si paisiblement, ses poings minuscules bien serrés sur cette vie toute neuve qu'on venait de lui donner. Et Jolival sentit ses yeux se mouiller.
— Mon Dieu ! Comme il lui ressemble ! Ou plutôt, comme il ressemble à son grand-père !
Il avait trop contemplé le portrait du marquis d'Asselnat pour n'avoir pas saisi, aussitôt, la ressemblance frappante, même chez un enfant qui n'avait pas deux heures d'existence. Par une véritable faveur du ciel, le bébé n'avait rien, très certainement, qui rappelât son véritable père. L'empreinte maternelle était trop grande pour laisser place à la moindre trace étrangère et Jolival pensait qu'il était bon que ce petit fût un Asselnat beaucoup plus qu'un Sant'Anna. Il pensait aussi que cette ressemblance ne chagrinerait pas beaucoup le prince Corrado.
— C'est un enfant superbe ! s'exclama Jason avec un sourire tellement chaleureux qu'il entrouvrit pour lui le cœur rétif de la gouvernante. Le plus beau, sur ma foi, que j'aie jamais vu ! Qu'a dit sa mère ?
— Elle n'a pas pu ne pas le trouver beau, n'est-ce pas ? renchérit Arcadius sur un ton qui suppliait plus qu'il n'interrogeait.
Dona Lavinia serra l'enfant plus étroitement contre sa poitrine et regarda l'Américain avec des yeux désolés où revenaient les larmes.
— Hélas, Monsieur, elle n'a pas voulu seulement le regarder, ce pauvre petit ange. Elle m'a ordonné de l'emporter avec autant d'horreur que si c'eût été un monstre...
Il y eut un silence. Les deux hommes se regardèrent mais ce fut Jolival qui, sous le regard dur du corsaire, détourna la tête.
— Je craignais qu'il en fût ainsi, fit-il d'une voix enrouée. Depuis qu'elle se sait enceinte, Marianne a toujours farouchement refusé sa maternité.
Pour sa part, Jason ne fit aucun commentaire. Les sourcils froncés, un pli au coin de la bouche, il réfléchissait. Mais comme dona Lavinia, recouvrant le bébé, s'apprêtait à poursuivre son chemin, il l'arrêta.
— Où allez-vous avec cet enfant ?
Elle hésita, s'efforçant de dissimuler sa figure envahie d'une profonde rougeur.
— Je pensais... qu'il était normal de le présenter au maître de ce palais !...
L'attitude et la voix de la gouvernante manquaient-elles à ce point de naturel ? Jolival eut l'impression tout à coup que quelque chose se passait, sans qu'il pût définir quoi. Pourtant, ni l'un ni l'autre des acteurs de cette courte scène n'avait bougé mais, sous le regard du corsaire, dona Lavinia semblait clouée au sol et, comme un animal qui flaire le danger, elle respirait à petits coups rapides trahissant une oppression.
Cependant, l'Américain, reculant d'un pas pour livrer le passage, inclinait courtoisement sa haute taille.
— Vous avez raison, dona Lavinia ! dit-il gravement. C'est tout à fait normal... Vous avez là une pensée délicate et qui vous fait honneur autant que cet enfant.
Quand Marianne sortit du bienfaisant sommeil qui l'avait engloutie corps et âme, les rideaux de sa chambre étaient fermés, les lampes allumées dispensaient une douce lumière dorée, car la nuit était tombée. Le poêle de faïence ronronnait comme un gros chat familier et dona Lavinia, portant dans ses mains un plateau où fumait quelque chose, s'approchait du lit. C'était peut-être un bruit vague qui avait éveillé Marianne, ou encore la faim appelée par l'odeur appétissante du souper car elle n'avait pas vraiment envie de quitter la douceur du repos. Le désir de dormir habitait encore chacune des fibres de son corps... Néanmoins, elle ouvrit les yeux...
Avec le plaisir animal de quelqu'un qui a longtemps subi une pénible contrainte physique et qui retrouve tout à coup la pleine liberté de ses mouvements, elle s'étira longuement comme un chat heureux. Dieu que c'était bon de se retrouver soi-même après tous ces mois où son corps n'avait été, pour elle, qu'un poids étranger et de plus en plus encombrant ! Même le souvenir des heures cruelles qu'elle venait d'endurer dans ce lit s'estompait déjà, emporté par l'irrésistible marée du temps vers les brumes épaisses de l'oubli.
Rejetant sur son épaule une grosse tresse de cheveux qui chatouillait sa joue, elle sourit à la vieille gouvernante.
— J'ai faim, dona Lavinia. Quelle heure est-il donc ?
— Bientôt 9 heures, Madame. Votre Seigneurie a dormi près de douze heures ! Est-ce qu'elle se sent mieux ?
— Je me sens presque bien. Encore quelques heures de bon repos et je serai complètement rétablie.
Tout en parlant, Lavinia s'activait, aidait la jeune femme à s'installer dans le nid, rapidement réédifié, de ses oreillers, passait sur son visage un linge humecté d'une fraîche lotion à la verveine et déposait finalement le plateau de laque noire sur ses genoux.
— Que m'apportez-vous ? demanda Marianne qui retrouvait tout à coup le plaisir de la nourriture.
— Un potage aux légumes, du poulet rôti, une compote au miel et un verre de chianti... Le médecin prétend qu'un peu de vin ne peut que vous faire du bien.
Le tout disparut avec une belle rapidité. Ce modeste repas semblait à Marianne la meilleure chose du monde. Elle savourait avec d'autant plus d'intensité chacun des petits plaisirs physiques de sa résurrection qu'en s'y intéressant elle repoussait à plus tard des préoccupations morales qui ne reviendraient que trop tôt.
Avec un petit soupir de satisfaction, elle vida la dernière goutte de vin et se laissa aller de nouveau dans ses oreillers, toute prête à repartir dans un sommeil qui lui semblait pour l'instant le plus désirable des états. Mais quelque chose bougea près de la tenture qui garnissait la porte de la chambre. Une main la souleva et la grande silhouette du prince Corrado s'en détacha... tandis que le bien-être physique de la jeune femme tombait brusquement en poussière.
Il était la dernière personne qu'elle souhaitât voir à cette minute. Malgré le turban blanc piqué d'un pavé de turquoise qui enserrait sa tête fière, il lui parut sinistre dans le long caftan noir qu'il portait, sans autre ornement que le large poignard passé dans sa ceinture de soie. Ne représentait-il pas l'ombre inquiétante de son destin, le génie néfaste attaché à ses pas... à moins qu'il n'incarnât les troubles remous d'une conscience qui ne donnait pas pleine satisfaction à la propriétaire ? Et, en le regardant approcher, la jeune femme pensa qu'il ressemblait plus que jamais à une panthère noire.
Silencieusement, de son pas nonchalant, il traversa la vaste pièce et vint jusqu'au pied du lit, tandis que dona Lavinia, après une révérence, disparaissait, emportant le plateau.
Un instant, les deux éléments de ce couple insolite se dévisagèrent sans rien dire et, de nouveau, Marianne se sentit mal à l'aise. Cet homme avait l'étrange pouvoir de lui donner continuellement l'impression qu'elle était coupable d'indéfinissables forfaits...
Ne sachant que dire, elle chercha quelque chose qui ne fût pas stupide ou maladroit puis, se souvenant tout à coup du cadeau qu'elle venait de lui faire et qui, tout au moins, devait lui être agréable, elle choisit de lui sourire et fit un effort :
— Vous êtes content ?
Il fit signe que oui, mais sans qu'aucun sourire vînt éclairer son visage sombre. Et quand il parla, Marianne retrouva la voix basse et lourde qu'elle avait entendue pour la première fois dans un miroir, la voix sur laquelle semblait peser toute la tristesse du monde.
— Je suis venu vous dire adieu. Madame. Adieu et merci, car vous avez magnifiquement rempli la part d'engagement qui vous liait à moi. Je n'ai pas le droit de vous imposer plus longtemps une présence qui ne peut que vous rappeler de pénibles souvenirs.
— Ne croyez pas cela, fit-elle spontanément. Vous vous êtes montré envers moi très bon, très amical. Pourquoi donc voulez-vous me quitter si vite ? Rien ne presse...
Elle était sincère. Au prix de sa vie, elle eût été incapable de deviner les raisons profondes qui la poussaient à prononcer de telles paroles. Pourquoi essayait-elle de retenir son étrange époux, alors qu'elle n'espérait plus que la présence de Jason et les prémices d'une vie de bonheur auprès de lui... !
Le prince sourit, de ce sourire timide qui, sur son visage de dieu barbare, prenait un charme étrange.
— Vous êtes bonne de me le dire, mais il est inutile de forcer vos sentiments ou d'essayer de me faire croire ce qui ne sera jamais. Je suis venu vous dire que vous êtes libre, désormais, de votre vie et de vous-même ! Grâce à vous, j'ai un fils, un héritier. Vous pouvez maintenant diriger votre destin dans la direction que vous souhaiterez. Je vous y aiderai, car je n'ai pas de plus grand désir que vous savoir heureuse... Bien sûr... quelle que soit la décision que vous choisirez de prendre, que vous préfériez porter encore notre nom ou que vous décidiez de vous en libérer au plus vite, je continuerai de veiller à ce que vous ne manquiez de rien...
— Monsieur ! protesta-t-elle, blessée dans son orgueil.
— Ne vous offensez pas ! J'entends que la mère de mon fils puisse continuer à tenir le rang auquel lui donnent droit sa naissance et sa beauté. Vous pourrez demeurer en ce palais jusqu'à votre complet rétablissement. Et quand vous déciderez d'en partir, un de mes navires vous conduira où vous aurez choisi d'aller !
A nouveau, elle sourit, avec une coquetterie involontaire dont elle ne fut pas maîtresse.
— Pourquoi parler de tout cela dès ce soir ? Je suis lasse encore et mes idées ne sont pas bien claires. Demain je serai mieux et nous pourrons alors examiner ensemble...
Il allait peut-être dire quelque chose, mais soudain, il recula et, s'inclinant profondément à la mode orientale, il murmura, très vite :
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