— Jason ? Où est-il ?
— Je pense qu'à cette minute il doit se disposer à se coucher. Il a grand besoin de sommeil... Moi aussi, d'ailleurs, car, avec le café, dona Lavinia nous a fait porter une bouteille... d'excellent cognac ! Je me demande ce qu'elle pensera en constatant qu'il n'en reste plus...
Suffoquée, Marianne le regarda avec stupeur. Ça, c'était le comble ! Alors qu'elle les croyait engagés dans une discussion grave, presque dramatique, les deux compères avaient trouvé plus simple de s'enivrer à moitié ! Il n'y avait pas à se tromper sur la mine réjouie, le nez un peu trop rouge et les yeux un peu vagues de Jolival. Il était dans ce qu'il est convenu d'appeler un léger état d'ébriété et Marianne, soudain inquiète, se demanda s'il fallait tellement se réjouir de cette euphorie passagère.
— Cela ne me dit pas où est Jason, reprit-elle sévèrement. Néanmoins, je suis heureuse de constater que vous avez passé une excellente soirée.
— Excellente ! Nous sommes d'accord sur toute la ligne. Mais... vous me faisiez la grâce de me demander où se trouve notre ami ? Eh bien, il est dans la chambre voisine de la mienne.
— Il a accepté de passer la nuit ici ?... Chez le prince Sant'Anna ?
— Il n'avait aucune raison de refuser. Et puis, qui parle ici du prince Sant'Anna. Nous sommes chez Turhan Bey. Autrement dit, chez celui que Beaufort a connu sous le nom de Kaleb !
— Vous deviez tout lui apprendre, s'insurgea Marianne. Pourquoi n'avez-vous pas dit...
— Que ces trois personnes, comme Dieu lui-même, ne formaient qu'un seul être ? Non, ma chère enfant. Voyez-vous, continua Jolival abandonnant le ton badin qu'il avait employé jusque-là pour devenir étrangement sérieux, je ne me suis pas senti le droit de révéler un secret qui ne m'appartient pas... et qui ne vous appartient pas davantage d'ailleurs. Si le prince souhaite que Jason Beaufort sache qu'il a failli faire mourir votre époux sous le fouet et l'a traité comme un esclave, il saura bien nous le dire. Mais moi je crois qu'étant donné le genre de considération que Jason porte aux gens de couleur, il vaut mieux qu'il continue d'ignorer cette vérité-là. Puisque après la naissance de l'enfant, vous cesserez vos relations avec le prince et reprendrez votre liberté, il n'y a aucun inconvénient à ce que Beaufort s'imagine toujours qu'il est mort.
Tandis qu'il parlait, Marianne, d'abord révoltée, se calmait peu à peu et réfléchissait. La sagesse de Jolival, même quand il la tirait d'un flacon vénérable, était parfois assez déroutante, mais elle était efficace. Et bien souvent, contre vents et marées, il avait eu raison...
— Mais, dans ce cas, dit-elle, comment avez-vous expliqué le double fait que j'aie accepté de demeurer... dans cet état et que j'habite chez l'ex-Kaleb ?
Jolival, qui semblait avoir quelque peine à garder son équilibre en station debout, s'assit pudiquement sur un coin du lit et tira son mouchoir pour s'éponger le front, car il paraissait avoir vraiment très chaud. Toute sa personne fleurait une vigoureuse odeur de tabac, mais contrairement à son habitude, Marianne n'y fit même pas attention.
— Allons ! répéta-t-elle. Comment avez-vous expliqué cela ?
— De la façon la plus simple... et même sans altérer beaucoup la réalité. Vous avez gardé l'enfant conçu dans ces affreuses circonstances – je dois dire qu'il vaut beaucoup mieux pour le sieur Damiani avoir quitté ce monde, car notre héros ne rêve, à cette heure, que lui faire subir les pires tourments - Où en étais-je ?... Ah oui ! Donc vous avez conservé cet enfant parce qu'il n'était plus possible de vous en libérer sans mettre votre existence en grand danger. Cela, Beaufort n'a pu que l'approuver, d'autant que sa morale à lui est beaucoup plus rigide que la vôtre... enfin, je veux dire que la nôtre...
— Que voulez-vous dire ? fit Marianne vexée.
— Ceci : quel que soit le père et quelles que soient les circonstances, Beaufort considère comme une criminelle la femme qui se fait avorter. Que voulez-vous, c'est un garçon qui a des principes et, au nombre de ceux-ci, se trouvent un respect de la vie humaine et une espèce de vénération pour les enfants poussés à leur point extrême.
— Autrement dit, fit Marianne abasourdie, il était furieux, indigné que j'attende un enfant, mais il n'aurait pas admis que je m'en débarrasse ?
— C'est exactement ça. Il m'a dit : « J'avais cru, de bonne foi que cet... incident faisait partie des cauchemars qui m'ont hanté si longtemps, mais puisque c'était la réalité, je suis heureux d'apprendre que vous avez eu assez de bon sens pour l'empêcher de commettre cette sottise ! Les femmes devraient comprendre qu'un enfant est beaucoup plus leur œuvre que celle de l'homme. Quel que soit le géniteur, il tient à sa mère par des liens que certaines d'entre elles ne découvrent souvent que lorsqu'il est trop tard ! » Vous voyez que je n'ai pas eu à chercher beaucoup d'explications : il les trouvait tout seul...
— Et ma présence ici ?
— Tout aussi simple ! Kaleb vous devait la vie. Revenu à sa véritable personnalité, il était naturel que, devant les manigances de l'ambassadeur anglais, il vous offrît le refuge de sa maison où nul n'aurait l'idée de vous chercher !
— Et Jason a admis cela ?
— Sans l'ombre d'une hésitation. Il est bourré de remords à l'idée d'avoir traité comme il l'a fait un homme de cette valeur... et de cette importance. Aussi est-il fermement décidé à lui offrir des excuses dès demain matin. Soyez tranquille ! se hâta-t-il d'ajouter devant le geste d'inquiétude ébauché par Marianne. J'ai l'intention, avant d'aller au lit, de mettre le prince au courant.
— A cette heure-ci ? Il doit dormir...
— Non. C'est un homme qui ne dort guère et qui vit beaucoup la nuit. Il lit, il écrit, il s'occupe de ses collections et de ses affaires qui sont très vastes. Vous ignorez tout de lui, Marianne, mais je peux vous dire, moi, que c'est un personnage des plus intéressants...
Quelle mouche piquait Jolival ? Allait-il maintenant se lancer dans le panégyrique du prince ? Et comment pouvait-il se laisser si facilement détourner du sujet, brûlant cependant, qui tourmentait Marianne ?
— Jolival, fit-elle avec un peu d'agacement, je vous en prie, revenons à Jason. Qu'a-t-il dit encore ? Que pense-t-il ? Que veut-il faire ?
Décidément brouillé avec les convenances, Arcadius bâilla démesurément, se leva et s'étira comme un chat maigre.
— Ce qu'il a dit ? Ma foi, je ne m'en souviens plus ! Mais ce qu'il pense, je peux vous le dire : il vous aime plus que jamais et il est plus encombré de remords qu'un jardin abandonné depuis vingt ans n'est envahi de mauvaises herbes. Quant à ce qu'il veut faire... ma foi, il vous le dira lui-même demain matin, car, naturellement, à peine aura-t-il posé le pied par terre qu'il se précipitera à votre porte. Toutefois... ne l'attendez tout de même pas trop tôt.
Marianne était trop heureuse pour en vouloir à son vieil ami d'un persiflage qu'elle attribuait pour une bonne partie à l'excellence des crus charentais.
— Je vois ce que c'est, fit-elle en riant. Votre beuverie de ce soir risque de lui laisser des souvenirs douloureux...
— Oh ! Il a la tête solide. Il est jeune, lui. Mais enfin trop, c'est trop ! Pour vous éviter de vous torturer la cervelle durant tout le reste de la nuit, je crois tout de même pouvoir ajouter que Beaufort compte vous demander humblement de le rejoindre en Amérique dès que votre situation de santé le permettra.
— Le rejoindre ? Mais pourquoi ne pas partir ensemble ? Pourquoi ne m'attendrait-il pas ?
Elle s'agitait maintenant et Jolival, se penchant, posa doucement les deux mains sur ses épaules pour l'obliger à se recoucher.
— Ne recommencez pas à faire la folle, Marianne ! La situation est grave à Washington, car les relations se tendent entre le président Madison et Londres. Beaufort m'a dit qu'à Athènes il avait rencontré l'un de ses amis, cousin de ce capitaine Bainbridge qui, forcé par le Dey d'Alger de porter sur son navire un tribut au Sultan, fut le seul Américain, avant Beaufort, à s'être jamais risqué jusqu'ici. Cet homme regagnait les Etats-Unis au plus vite, car Bainbridge, qui a été nommé commandant en chef de la flotte américaine, rassemble tous les meilleurs navires et les meilleurs marins. La guerre qui se prépare sera navale au moins autant que terrestre. Son ami voulait emmener Beaufort, mais celui-ci tenait à venir jusqu'ici pour vous retrouver...
— Et surtout pour retrouver son navire, ajouta mélancoliquement Marianne. Si la marine américaine a besoin de ses capitaines, elle a encore beaucoup plus besoin de ses bateaux. Le brick est une belle unité, rapide et bien armée... et puis il colle à Jason presque autant qu'une seconde peau. Vous êtes bon, Jolival, d'essayer de me dorer la pilule, mais je me demande si le prince n'avait pas raison ce fameux jour où il est parti en claquant les portes : sans l'appât de la Sorcière, qui sait si nous aurions jamais revu Jason Beaufort... Malgré ce que j'ai entendu ce soir, je ne parviens pas à m'ôter cette idée de l'esprit.
— Allons ! Cessez de vous mettre martel en tête. Beaufort n'est pas homme à déguiser ses sentiments ni sa façon de penser, vous le savez aussi bien que moi. Or, il a tout balayé de ses préjugés et de ses rancunes. Que vous importe alors une situation internationale tendue si vous retrouvez le bonheur ?
— Le bonheur ? murmura Marianne. Oubliez-vous qu'une guerre signifie que Jason devra se battre ?
— Ma chère, on ne fait guère que cela chez nous depuis plus de dix ans et cela n'empêche pas une foule de femmes d'être heureuses. Oubliez la guerre ! Reposez-vous, détendez-vous, donnez au prince l'enfant qu'il désire tellement et ensuite... si vous le désirez toujours, nous reprendrons ensemble et tranquillement le chemin de l'Italie où vous réglerez définitivement votre situation. Après quoi, il ne nous restera plus qu'à nous embarquer pour les Carolines.
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