— Le voir ? Pourquoi moi ? Pourquoi ne pas le voir vous-même ? fit-elle avec une agitation soudaine.
— Je ne tiens pas à le voir. Je l'ai seulement aperçu aux mains de mes marins. Et je continue à penser que c'est vous... et vous seule qui devez le rencontrer. Ma présence ne ferait que compliquer les choses, aussi je préfère vous laisser. Dans un instant il sera ici...
Alors Marianne comprit pourquoi son cœur avait battu plus vite, pourquoi elle éprouvait cette brusque nervosité. Elle savait maintenant qui était le voleur. Et, comme par enchantement, elle se sentit de nouveau vivante et, surtout, elle sentit que l'envie de vivre revenait dans son corps affaibli. Elle redevenait elle-même, et non plus le réceptacle d'une vie étrangère qui l'épuisait...
Pourtant, au milieu de cette joie qui l'envahissait, il y avait déjà une espèce de fêlure. L'homme qui allait venir avait été pris alors qu'il essayait de s'emparer du brick. Que serait-il advenu s'il avait réussi ? Il était peu probable qu'il eût choisi de s'embosser dans quelque crique pour revenir vers Constantinople et y chercher celle qui l'y attendait... Un navire aux dimensions du brick ne se cachait pas comme une chaloupe. Plus que certainement, il aurait pris le large afin d'échapper aux poursuites et Marianne avait peur de découvrir que, pour un marin, son navire pouvait compter plus que l'amour d'une femme... A cause de cette peur, elle s'efforça de faire taire en elle la voix insidieuse qui cherchait à troubler une minute peut-être merveilleuse...
Instinctivement, sentant le besoin d'un appui, elle tendit ses deux mains à Jolival qui se glissa auprès d'elle sur le divan et les garda dans les siennes. Elles étaient glacées et la jeune femme tremblait de tout son corps, mais le regard qu'elle leva sur Corrado était plein d'étoiles.
— Je vous remercie, dit-elle doucement. Je vous remercie... du fond du cœur !
Elle voulut lui tendre la main, mais il ne parut pas la voir. Le visage soudain fermé, il s'inclina et disparut. Mais Marianne était trop heureuse pour se poser des questions sur ce qu'il pouvait penser à cette minute précise. Avec l'égoïsme inconscient des gens qui aiment, elle ne se préoccupait plus que de celui qui allait venir.
Tournant vers Arcadius un regard plein d'appréhension, elle dit :
— Je voudrais un miroir. Je suis sans doute affreuse... laide à faire peur.
— Laide, non ! Vous êtes de celles qui ne réussiront jamais à l'être... mais à faire peur, c'est assez cela. Je gage qu'à cet instant vous regrettez de n'avoir pas écouté l'oncle Arcadius et consenti à vous nourrir un peu plus. De toute façon, il n'est pas mauvais que vous montriez une mine aussi affligeante ! Maintenant, vous allez vous efforcer de rester calme. Voulez-vous que je vous laisse ?
— Non ! Non ! Surtout pas ! Souvenez-vous de ce qu'étaient nos relations quand nous nous sommes quittés. Qui peut savoir si cette longue convalescence l'a fait changer d'opinion sur mon compte ? J'aurai peut-être besoin d'aide. Aussi, ne me quittez pas, mon ami, je vous en supplie... D'ailleurs, il est trop tard.
En effet, un pas rapide faisait craquer le plancher du salon voisin. L'écho d'une voix impérative dont Marianne pensa défaillir résonna un instant, alternant avec celle infiniment plus douce de dona Lavinia. Puis la portière se souleva de nouveau. La robe noire de la femme de charge parut et plongea aussitôt dans une révérence :
— S'il plaît à Votre Altesse Sérénissime... Monsieur Jason Beaufort !
Il entra sur ses talons et la petite pièce intime parut rétrécir. Il semblait si grand que Marianne se demanda s'il n'avait pas encore grandi durant leur séparation. Mais il n'avait pas autrement changé. C'étaient toujours le même visage volontaire au teint brûlé, les mêmes yeux bleu sombre, les mêmes cheveux noirs en désordre. Ni le temps ni le mal ne semblaient avoir de prise sur Jason Beaufort : il revenait des portes de la mort aussi semblable à lui-même que si rien ne lui était arrivé.
Et Marianne, bouleversée, ayant oublié d'un seul coup tout ce qu'il lui avait fait subir et le soupçon qui lui était venu, le regarda comme Marie-Madeleine avait dû regarder le Christ ressuscité : avec des yeux étincelants de larmes et de lumière.
Malheureusement, le nouveau venu n'avait pas, lui, la sérénité de son divin modèle. Il était resté pétrifié sur le seuil, tout l'élan coléreux qui l'avait jeté dans cette petite pièce coupé net. On lui avait dit qu'il allait trouver là le « propriétaire » de son brick bien-aimé et il s'était préparé à dire à ce voleur ce qu'il avait sur le cœur, mais les deux visages qu'il découvrait maintenant l'avaient plongé dans une stupeur telle qu'il ne cherchait même pas à en sortir. Et, comme la gorge de Marianne lui refusait subitement tout usage, ce fut Jolival qui se chargea de rompre le silence. Reposant doucement les mains de la jeune femme, moins froides maintenant et plus calmes, il se releva, marcha vers le corsaire :
— Entrez donc, Beaufort ! Je ne sais trop si vous êtes le bienvenu, mais je puis du moins vous dire que vous étiez attendu.
Le ton du vicomte n'avait rien d'accueillant. Fort raide, il se ressentait encore, bien que Jolival fût l'homme le moins rancunier de la terre, de la mise aux fers qu'il avait subie sur la Sorcière en compagnie du pauvre Gracchus et surtout des souffrances endurées par Marianne. C'était cela qu'Arcadius ne parvenait pas à pardonner. S'il n'avait su à quel point sa jeune amie aimait cet homme, s'il ne l'avait vue, durant toutes ces semaines, se consumer d'attente et dépérir de son absence, il eût éprouvé un réel plaisir à le jeter à la porte, d'autant plus que sans rien en dire il n'avait guère apprécié, lui non plus, cette tentative de vol. Son accueil se ressentait de son état d'esprit. Inconsciemment ou non, il cherchait la bagarre.
Mais la colère de Jason était tombée en même temps que la tenture revenue à sa place derrière lui. Abandonnant Marianne, qu'il fixait comme si elle eût été un fantôme, son regard, sans rien perdre de son étonnement, vint à Jolival qui redressait toute sa petite taille en face de lui.
— Monsieur de Jolival, articula-t-il enfin. Mais que faites-vous ici ? Je vous croyais mort.
— On n'est pas plus franc... ni plus aimable ! grogna le vicomte. Je ne sais pas qui a bien pu vous mettre cette idée dans la tête. Que vous me croyiez occupé à tourner un moulin à huile en compagnie des bourricots de quelque gros négociant amateur d'esclaves passe encore... Mais de là à m'enterrer... Au cas où cela vous intéresserait, je me porte à merveille.
Un bref sourire parut sur les lèvres de Beaufort.
— Excusez-moi, je n'aurais pas dû dire cela. Mais ce qui m'arrive est tellement incroyable. Essayez de comprendre : j'arrive ici, je reconnais mon navire, j'essaie de reprendre mon bien avec une poignée d'hommes recrutés sur le port, une bande d'énergumènes me tombent dessus et me traînent chez « le propriétaire » et je me trouve en face de vous deux...
Comme si un aimant l'avait attiré, il revenait à Marianne, forme blanche lovée parmi un monceau de coussins de soie de toutes les nuances du vert. Il s'approchait du divan en contournant le poêle. La jeune femme le regardait venir avec angoisse. Qu'allait-il faire ? Il souriait avec une joie qui semblait sincère, mais ses réactions étaient tellement imprévisibles !... Avait-il tout oublié de ce qui s'était passé sur son navire, ou bien le souvenir dramatique de leur dernière entrevue l'habitait-il encore et se préparait-il à se dresser entre eux ?
La dernière fois, c'était sur le pont de la Sorcière. Du haut de sa dunette, Jason surveillait le supplice infligé à Kaleb pour avoir tenté de tuer le Dr Leighton et Marianne, folle de colère, l'invectivait, ayant arraché au bourreau le fouet sanglant. Elle revoyait le corps du faux Ethiopien, sans connaissance, lié au grand mât et pesant tragiquement, de tout son poids, sur ses poignets. Elle entendait la voix dédaigneuse de Jason ordonnant :
« Que fait là cette femme ? Qu'on la ramène chez elle !... »
Ils s'étaient affrontés devant tout l'équipage. Elle avait jeté son mépris et sa fureur à la face d'un homme au masque figé, au regard presque dément, d'un homme qui était alors, elle le savait maintenant, au pouvoir d'une drogue destructrice. Mais quels souvenirs cette drogue avait-elle laissés dans sa mémoire ?
Aucun peut-être car, dans le regard que Jason fixait sur son visage, elle retrouvait l'ancienne flamme qu'elle avait bien cru n'y jamais revoir. Une onde de bonheur la parcourut : se pouvait-il que les souvenirs tragiques vécus au large de Cythère pussent s'effacer comme un songe ? Si la mémoire de Jason n'en avait pas gardé trace, avec quelle joie Marianne les balaierait de la sienne.
Jason s'approcha encore, mit un genou sur le divan voisin, se pencha, tendant sa grande main comme s'il offrait un gage de paix.
— Marianne ! dit-il doucement. On m'avait dit que tu étais ici, que je pourrais t'y retrouver, mais je ne pensais pas que ce serait si vite. Il me semble que je rêve. Comment cela est-il possible ?
Elle se souleva parmi ses coussins, tendit ses mains, ses bras, tout son être, trop heureuse pour calculer ses gestes.
— Je te dirai tout ! Mais tu es là ! Enfin ! C'est cela qui est merveilleux ! Viens t'asseoir auprès de moi... là... tout près !
Avec une vivacité dont elle n'était plus capable depuis des semaines, elle rejetait la couverture du tandour, bousculait ses coussins pour lui faire place à son côté, sans plus penser à son état. La déformation de son corps devint alors plus qu'apparente, mais elle le comprit trop tard, en voyant Jason blêmir et se relever vivement, s'écarter.
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