Le jeune cocher avait quitté l'ambassade de France la même nuit que Jolival et avec le même luxe de précautions. Renseigné par Jolival qui lui avait expliqué aussi succinctement que possible le miracle qui avait métamorphosé l'Ethiopien Kaleb en Turhan Bey, Gracchus avait fait preuve d'une étonnante maîtrise de soi en s'abstenant de poser la moindre question supplémentaire ou même de montrer le plus léger étonnement. Et si, depuis son entrée dans le palais de Bebek il s'ennuyait ferme, pour rien au monde il ne se fût éloigné de la porte qu'on l'avait chargé de garder, par crainte des machinations de Sir Stratford Canning.
Il n'avait jamais éprouvé pour les Anglais une chaude affection. En digne fils de la Révolution, Gracchus-Hannibal Pioche détestait en bloc tout ce qui pouvait rappeler les affreux « Pitt et Cobourg » de son enfance. Il avait toujours vu d'un très mauvais œil les relations de sa maîtresse avec la nièce dudit Pitt. En outre, il regardait Sir Stratford comme un suppôt de Satan, ses serviteurs comme autant de marmitons infernaux et la nouvelle que tous ces gens osaient menacer sa chère princesse l'avait pratiquement mis en transe. Aussi gardait-il l'élégant battant de cèdre peint qu'on lui avait confié avec l'attention sourcilleuse d'un janissaire préposé à la garde du Trésor. Et, chaque soir, il devait se tenir à quatre pour ne pas faire subir au prince et à Jolival une fouille en règle, tant il craignait que « Canningue » ne se fût glissé sous l'une ou l'autre de leurs apparences pour mieux surprendre sa victime.
A son tour, dona Lavinia guidait les deux hommes jusqu'au tandour puis, elle aussi, revenait reprendre son ouvrage et son poste de vigie, prête à répondre au premier appel de la jeune femme qui, souvent d'ailleurs, la priait de s'installer auprès d'elle, sa présence étant de celles que pouvait supporter même une âme écorchée vive comme celle de Marianne. Car Lavinia, cette silencieuse, savait se taire comme personne.
C'est sans un mot superflu que les deux femmes s'étaient retrouvées. Elles s'étaient embrassées comme s'embrassent une mère et une fille après une longue absence et, ensuite, dona Lavinia avait pris son service auprès de la jeune femme aussi naturellement que si elles ne s'étaient jamais quittées. Depuis, elle l'entourait des soins attentifs que demandait son état, mais sans jamais faire la moindre allusion à l'enfant attendu et, surtout, sans avoir jamais montré la satisfaction de mauvais goût qu'une autre n'eût pas manqué d'étaler. Elle savait trop ce que coûtait à la jeune princesse Sant'Anna l'héritier tant désiré...
Aussi était-elle la seule qui fût autorisée à pénétrer auprès de Marianne. Elle lui donnait son bain, l'aidait à s'habiller, la coiffait, lui portait ses repas et, la nuit, couchait dans la chambre voisine dont la porte demeurait ouverte, prête à répondre au moindre appel.
Au fond de son marasme mental, Marianne était sensible à cette sollicitude silencieuse. Elle se laissait soigner comme une enfant mais, à mesure que son heure approchait, elle réclamait Lavinia de plus en plus souvent à ses côtés, comme si elle éprouvait le besoin de s'assurer qu'au moment difficile elle serait là, prête à l'aider.
Quant au prince, ses visites étaient toutes copiées sur le même modèle. Il entrait, s'enquérait de la santé de la jeune femme, essayait doucement de l'arracher à sa mélancolie en lui rapportant les bruits extérieurs et les nouvelles qui avaient couru la capitale ottomane dans la journée. Parfois, il lui apportait un présent. C'était souvent un livre nouveau, quelques fleurs, un objet rare ou amusant, un bijou, mais jamais de parfum car depuis qu'elle était entrée dans son troisième trimestre, Marianne les avait pris en dégoût et Jolival lui-même, au sortir de sa studieuse tabagie, changeait entièrement de vêtements pour ne pas lui apporter l'odeur du lattaquié qu'elle avait en horreur.
Après un quart d'heure, Corrado se levait, saluait la jeune femme, lui souhaitait une bonne nuit et se retirait, laissant Jolival auprès de son amie. Sa haute silhouette nonchalante disparaissait derrière les rideaux de velours vert que soulevait dona Lavinia et Marianne n'entendait plus parler de lui jusqu'au lendemain.
— Il me fait penser au génie d'Aladin, confia Marianne à Jolival un jour où elle était d'humeur un peu moins sombre. J'ai toujours l'impression que si je frottais une lampe, il apparaîtrait devant moi sous la forme d'une fumée solidifiée.
— Cela ne m'étonne pas. Le prince est incontestablement un homme remarquable, s'était borné à déclarer le vicomte, et je ne fais pas seulement allusion à son aspect extérieur. C'est aussi un homme d'une grande intelligence, profondément cultivé, artiste même...
Mais il n'avait pas continué son panégyrique. Marianne détournait la tête, déjà retombée dans sa mélancolie. Et le bon Jolival n'avait pu s'empêcher, dans son for intérieur, de vouer Jason Beaufort à tous les diables, car, à cette cheure, il eût donné cher pour pouvoir l'extirper de l'esprit malade de la jeune femme.
Le regret du beau corsaire la tuait lentement sans que Jolival, impuissant devant ce chagrin muet, pût faire la moindre chose pour la consoler. Où était le temps béni où, superficiellement amoureuse de Napoléon, Marianne commettait joyeusement les pires folies, mais sans jamais, comme à présent, se déchirer aux épines de son chemin ?
Il n'osait pas l'interroger sur les sentiments que lui inspirait Corrado. Personnellement, plus il pénétrait, non sans peine d'ailleurs, la personnalité étrange du prince, cette âme secrète, repliée sur elle-même et si bien défendue qu'elle semblait à jamais refermée, plus Jolival se sentait attiré par lui. Il se prenait à regretter profondément le tour atroce joué par le destin et qui, sur un être d'une qualité exceptionnelle, sur un innocent, avait posé un masque à ce point anticonformiste qu'il faisait un paria parmi ses frères européens.
A vrai dire, Marianne elle-même eût été incapable d'expliquer ce qu'elle éprouvait en face de l'homme dont elle portait le nom. Il la fascinait et l'irritait tout à la fois, comme une œuvre d'art trop parfaite et, d'autre part, la sympathie instinctive qu'elle avait éprouvée pour l'esclave Kaleb avait subi certaines modifications quand elle s'appliquait au prince Sant'Anna.
Non qu'elle eût cessé de le plaindre d'être la victime d'un sort aussi injuste, mais cette pitié disparaissait un peu derrière celle qu'elle ressentait pour elle-même. Et peut-être eût-elle éprouvé un plaisir sincère et profond en fréquentant un être de sa qualité s'il ne l'avait contrainte à accepter l'épreuve qu'elle subissait alors. Car, à mesure que s'écoulaient les jours, elle se prenait à lui en vouloir de sa faiblesse, de ses malaises, de sa beauté momentanément enfuie.
— J'ai l'air d'une chatte affamée qui aurait avalé un ballon, se désolait-elle quand il lui arrivait de jeter un regard dans un miroir. Je suis laide... laide à décourager l'homme le plus épris...
Ce soir-là, Marianne avait encore moins bonne mine que de coutume. Le chagrin et la lassitude se lisaient trop clairement sur sa figure où les hautes pommettes saillaient dramatiquement. Ses mains étroites étaient à peine moins pâles que l'ample vêtement de laine blanche qui l'enveloppait entièrement et Jolival, inquiet, en venait à se demander comment elle allait supporter l'épreuve qui se préparait.
Selon dona Lavinia, en effet, elle ne mangeait plus que très peu, et par raison beaucoup plus que par faim. Les belles fringales étaient vieilles de trois mois maintenant et la jeune femme n'avait plus beaucoup de souci à se faire sur ce que serait sa silhouette après la naissance : elle serait franchement maigre... en admettant qu'elle supportât l'accouchement sans catastrophe.
Le prince, après le quart d'heure rituel, venait de se lever pour prendre congé. Il se penchait sur la main que Marianne lui tendait, non moins rituellement, quand dona Lavinia entra précipitamment et vint lui dire quelque chose à l'oreille. Il tressaillit, fronça les sourcils.
— Où sont-ils ? demanda-t-il seulement.
— Près de l'entrée principale.
— J'y vais...
Brusquement, son flegme habituel venait de voler en éclats. Il prit à peine le temps de s'excuser et, contrairement à ses usages, il quitta la pièce en courant, suivi par l'œil perplexe de Jolival. Cette attitude était même tellement extraordinaire qu'elle éveilla la curiosité de Marianne.
— Est-ce une mauvaise nouvelle ? demanda-t-elle.
Lavinia hésita. Elle aurait pu dire que si elle avait tout à l'heure parlé bas c'est que la nouvelle en question n'était destinée qu'au seul Corrado, mais elle ne savait pas résister à la voix douce et au regard triste de sa jeune maîtresse. Elle se borna à répondre aussi évasivement que possible.
— Oui et non. On vient d'essayer de voler l'un des navires dans le port, mais le voleur a été pris et on l'amène.
Sans qu'elle fût seulement capable de dire pourquoi, le cœur de Marianne battit plus vite. Il envoya un flot de sang à ses joues qui, pour un instant, reprirent leur couleur.
— Voler l'un des navires ? répéta-t-elle machinalement. Sait-on lequel ?
Donia Lavinia n'eut pas le temps de répondre. Déjà le grand rideau de velours qui fermait le tandour se relevait sous la main du prince. Ses yeux clairs se posèrent tour à tour sur chacun des visages levés vers eux, mais c'est sur celui de Marianne qu'ils s'arrêtèrent :
— Madame, fit-il en s'efforçant visiblement de maîtriser une émotion évidente et reprenant, presque mot pour mot, les paroles de dona Lavinia, on vient d'essayer de voler « votre navire ». Mes gens ont arrêté le voleur et l'ont amené jusqu'ici avec les trois ou quatre hommes qu'il avait recrutés pour l'aider. Voulez-vous le voir ?
"Les lauriers de flammes (1ère partie)" отзывы
Отзывы читателей о книге "Les lauriers de flammes (1ère partie)". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Les lauriers de flammes (1ère partie)" друзьям в соцсетях.