Mais elle n'était pas femme à se laisser malmener sans se défendre et la réponse avait valu, en arrogance, la question :
— Vos espions ne vous ont donc pas renseigné ?
Commencé de la sorte, le dialogue n'allait pas tarder à s'envenimer. L'ambassadeur fit entendre à sa turbulente ressortissante sa lassitude de la voir entretenir des relations suivies avec l'entourage du chargé d'affaires français. L'entrevue clandestine de la veille faisait, selon lui, déborder le vase et la nièce de Pitt devait à son rang et à ses apparentements de ne pas supporter les conséquences graves de ses folies... à condition, bien entendu, qu'elle renonçât à ses relations scandaleuses... « avec une maîtresse de Buonaparte qui était, en outre, une espionne notoire »...
— J'ai fait entendre au jeune Canning en retour que j'étais assez grande pour choisir moi-même mes amis et l'ai prié de se mêler de ce qui le regardait. Naturellement, il n'a pas aimé du tout cela et pas davantage que je le rappelle à plus de respect pour vous, ainsi qu'à vos liens de parenté avec la mère du Sultan. J'ai cru, alors, qu'il allait entrer en transes :
« Lady Hester, m'a-t-il dit, ou bien vous allez me donner votre parole de rompre toutes relations avec ces gens-là en général et cette femme en particulier, ou bien je vous fais expulser de la ville et rembarquer pour l'Angleterre par le premier bateau venu. Quant à votre princesse de pacotille... - je vous demande pardon, ma chère, mais je cite textuellement ! - j'obtiendrai sous peu de Sa Hautesse qu'elle soit embarquée sur un navire en direction de son pays, mais, à peine sortie du Bosphore, nous nous assurerons de sa personne et nous nous arrangerons pour qu'elle ne nous cause plus de soucis... »
Suffoquée, Marianne resta un instant sans voix. Partagée entre la colère et l'indignation, elle choisit cependant de garder son calme et réussit à offrir à sa compagne un sourire dédaigneux.
— Est-ce que Sir Stratford ne s'illusionnerait pas un peu sur son influence auprès de la Porte ? Faire chasser comme une servante la propre cousine de la Sultane ? C'est impensable !
— Moins que vous ne l'imaginez. Canning entend faire de vous une clause secrète, une sorte de préalable à l'accord qu'il va conclure prochainement avec Mahmoud... un accord pour lequel Sa Hautesse ne demandera pas l'avis de sa mère, pour une fois. Vous serez expulsée... très discrètement, embarquée sans le moindre bruit et quand Sa Hautesse, votre cousine, vous réclamera, vous serez loin... et il ne restera plus à la Validé qu'à vous oublier.
— Mais enfin, cet accord, savez-vous ce qu'il est ? demanda Marianne qui, cette fois, se sentit pâlir.
— Je ne le sais pas exactement, mais je m'en doute. Le bruit court qu'une escadre russe approcherait des Détroits et la marine turque est bien incapable de lui barrer le chemin si elle décide de forcer le Bosphore et de venir canonner Constantinople. Canning a demandé le secours d'une flotte anglaise et, à cette heure, celle de l'amiral Maxwell doit faire route vers nous. Entre la jolie princesse Sant'Anna et quelques gros vaisseaux de ligne, croyez-vous que le Sultan hésitera ?
— Je croyais l'Angleterre plus ou moins alliée à la Russie ? Ou bien n'est-elle son amie que quand il s'agit de s'en prendre à l'empereur Napoléon ?
— Il y a de cela. En outre, il n'est pas question que les deux flottes en viennent à se taper dessus. Simplement, la présence des navires anglais pourrait dissuader les Russes d'aller trop loin avec un état protégé par l'Angleterre et qui, d'ailleurs, est tout prêt à signer le traité de paix ! Vous voyez bien que votre seule chance est de partir avec moi ?
Marianne se leva et, sans répondre, elle alla vers les hublots cerclés de cuivre où tant de fois elle s'était appuyée et qui apportaient la lumière à la cabine, mais sans prêter la moindre attention au spectacle que l'on y découvrait. Le port tumultueux, la foule bigarrée, le pâle soleil, tout cela n'avait aucun intérêt pour elle. Elle avait l'étrange sensation d'être prisonnière d'une gangue glacée qui ne lui laissait éprouver qu'une espèce de dégoût, une lassitude profonde...
Ainsi, la politique des hommes la poursuivait encore et s'acharnait alors même qu'elle avait définitivement renoncé à y jouer le moindre rôle. Elle découvrait qu'il ne suffisait pas, pour qu'on la laissât tranquille, d'abandonner, de vivre paisiblement comme elle vivait depuis deux mois, en permettant de se développer en elle l'enfant qui était le gage de son avenir.
Canning, qui rêvait depuis son arrivée à Constantinople de la renvoyer captive en Angleterre pour y pourrir au fond de quelque forteresse, ne s'était pas laissé désarmer par cette existence discrète de future mère installée au foyer d'une vieille amie. Peut-être même ne voyait-il dans cette discrétion même qu'une source d'intrigues cachées, un paravent commode pour faire peser sur sa politique ottomane une menace. L'agent secret, Marianne Sant'Anna, camouflé en femme enceinte pour tisser plus activement que jamais ses sombres trames...
Et il allait jusqu'à faire de son élimination une clause secrète, un préalable à un important accord diplomatique ! C'eût été sans doute extrêmement flatteur si ce n'avait été d'un ridicule aussi intense. Mais c'était aussi fort inquiétant puisque cet ambassadeur de vingt-quatre ans n'hésitait pas, pour assouvir sa rancune, à faire table rase de la protection d'une reine...
La situation de Marianne était d'autant plus dangereuse qu'il ne serait pas bien difficile à quelques hommes déterminés de pénétrer, de nuit et avec discrétion, dans le vieux palais Morousi, dont les portes ne savaient pas ce que c'était que demeurer fermées, d'y enlever Marianne et de l'emporter jusqu'à un bateau... Malgré ses contreforts médiévaux, le palais n'offrait aucune défense et ses domestiques étaient presque tous aussi âgés que leur maîtresse. Enfin, son entrée principale ouvrait directement sur le quai du Phanar : la prisonnière passerait de son lit à la cale d'un bateau sans même avoir le temps de s'éveiller...
Sous ses pieds, Marianne sentit soudain le navire bouger doucement. Il tirait sur ses ancres avec un léger grincement et elle crut voir, dans ce bruit discret, un appel, peut-être aussi une réponse. C'était comme une invitation au voyage. Pourquoi, après tout, ne partirait-elle pas avec « son » bateau et ses amis ? Pas pour l'Egypte, bien sûr, où elle n'avait que faire, mais pour la Morée... Pourquoi ne pas aller au-devant de Jason et lui éviter ainsi de revenir dans cette ville qu'il avait détestée d'instinct et où il ne voulait pas se rendre ?
La voix d'Hester, un peu anxieuse, la rappela brutalement à une présence qu'elle avait oubliée.
— Alors ? Que décidez-vous ? Nous partons ?
Elle tressaillit, lui jeta un rapide regard et hocha la tête.
— Non ! Il ne peut en être question. Quel que soit le danger, je dois rester ici.
— Vous êtes folle.
— Peut-être, mais c'est ainsi. Ne m'en veuillez pas, Hester, et surtout ne croyez pas que je n'apprécie pas la preuve d'amitié que vous venez de me donner. Je vous suis vraiment très reconnaissante de m'avoir avertie...
— Mais vous ne croyez guère à cet avertissement ! Vous avez tort si vous vous imaginez que Canning a proféré là une menace en l'air. Je le connais trop bien pour ne pas savoir qu'il ira jusqu'au bout, aussi bien en ce qui me concerne qu'en ce qui vous regarde.
— Je n'en doute pas un seul instant car j'ai, moi aussi, appris à le connaître. Peut-être, en effet, faudra-t-il que je parte, mais pas pour l'Egypte. Je n'aurais, admettez-le, rien à y faire. Le mieux et le plus naturel serait encore pour moi de rentrer en France ou en Toscane...
A peine les eut-elle prononcés qu'elle regretta ces deux mots, car les yeux de Lady Stanhope s'étaient remis à briller. Est-ce que l'enragée voyageuse n'allait pas lui proposer de l'accompagner, au besoin déguisée en homme et munie d'un faux passeport ? Malgré la sympathie profonde qu'elle éprouvait pour la grande Anglaise, cette perspective ne lui souriait guère, car elle y voyait poindre une source d'ennuis de toutes sortes. Mais, aussi soudainement qu'il s'était allumé, le regard gris s'éteignit, comme une lampe que l'on souffle.
A son tour, Lady Hester se leva, étirant sa haute taille en un mouvement qui amena son turban à deux doigts du plafond.
— Si votre Latour-Maubourg ne m'avait pas fait toucher du doigt les difficultés diplomatiques et les ennuis sans nombre que ma présence en France pourrait créer, soupira-t-elle, je me serais attachée à vos pas, et avec quelle joie ! Mais ce serait vraiment défier le sort. Réfléchissez encore, cependant, ma chère, et prenez conseil de vos amis. De toute façon, je ne partirai pas avant trois jours. D'ici là vous avez encore le temps de changer d'avis et de souhaiter passer l'hiver au soleil égyptien. Venez maintenant ! Allons rejoindre le pauvre Meryon qui doit battre la semelle en nous attendant ! Le cher garçon ne peut supporter de me perdre de vue plus de quelques instants...
Mais, quand les deux femmes redescendirent sur le quai, le Dr Charles Meryon avait disparu. Malgré ses soucis, Marianne, qui n'avait pas les mêmes raisons que Lady Stanhope de croire à la toute-puissance de ses charmes sur le jeune médecin, ne put s'empêcher de penser qu'il avait au contraire profité de l'occasion pour s'esquiver. Peut-être pour porter ses regrets à la ravissante épouse du Kapoudan Pacha ?...
Une heure plus tard, ayant laissé son amie regagner seule, et très déçue, sa maison de Bebek, Marianne, enfermée avec Jolival dans le salon du palais Morousi, le mettait au courant de ce qu'elle venait d'apprendre.
Arcadius l'écouta sans mot dire, mordillant sa moustache comme il avait l'habitude de le faire lorsqu'il était préoccupé, mais sans montrer cependant une grande inquiétude.
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