— Et que vous a répondu Lady Hester ?
Meryon haussa les épaules :
— Rien... ou si peu que rien. Elle refuse de m'entendre car elle veut aller en Egypte et y aller tout de suite.
— Quoi ? Comment cela ? Je croyais qu'elle tenait tellement à rencontrer M. de Latour-Maubourg ! Est-ce qu'elle y renoncerait ? Je ne la pensais pas femme à cela.
Le docteur toussota et jeta autour de lui quelques regards circonspects :
— Justement ! chuchota-t-il. Elle l'a vu...
— Elle l'a vu ? En voilà une nouvelle ! Mais où ? Mais quand ? Dites vite ! Je meurs d'impatience.
— La semaine dernière, à Bebek... Ils se sont rencontrés sur le bord du Bosphore, non loin de notre résidence, dans un yali[12] qui appartient à une amie. Votre ambassadeur avait accepté de s'y rendre discrètement, parce que Lady Hester l'avait fait menacer de se rendre en plein jour au palais de France et de tirer sa sonnette jusqu'à ce qu'il lui ouvre... Mais, chut ! La voici...
Lady Stanhope, en effet, approchait à grands pas de cette démarche décidée qui faisait dire à Lady Plymouth qu'il était grand dommage que l'on n'acceptât pas les femmes chez les Grenadier Guards. En un instant, elle les eut rejoints et, en manière de plaisanterie, elle s'inclina légèrement en portant sa main successivement à sa poitrine, sa bouche et son front :
— Salam Aleikum ! fit-elle. Si j'en juge sa mine, ce cher Charles est en train d'emplir votre cœur compatissant de toute l'amertume dont déborde le sien, ma chère Marianne ! Et, bien sûr, vous le plaignez ?
— Je ne le plains pas, Hester, je me plains. Il me dit que vous allez me priver de mon médecin et d'une amie chère. J'ai grande envie de faire chorus avec lui.
Lady Hester se mit à rire.
— Vous autres, Français, êtes passés maîtres dans l'art de dire des choses charmantes en ayant l'air d'en dire de désagréables... et vice versa ! Mais j'espère que vous ne vous laissez pas prendre à sa dramatique évocation de toutes les pauvres créatures, à l'article de la mort, que son départ va jeter dans les pires extrémités ? La vérité est qu'il ne soigne que des femmes admirablement bien portantes, mais qu'il regrettera les beaux yeux de Mme Nénuphar, de Mme Tulipe et de Mme Etoile... sans parler des vôtres, ma belle amie, avec tout le respect qui leur est dû...
Soudain, elle changea de ton, quitta le mode badin et gravement :
— L'autre vérité, la mienne, est qu'il faut que je parte, fit-elle plus bas. Meryon vous a-t-il parlé de mon entrevue avec Latour-Maubourg ?
— Il m'en parlait justement...
— Mais il n'a pas eu le temps de tout dire parce que je suis arrivée... L'entrevue a été agréable, mais n'a rien donné. L'ambassadeur m'a fait comprendre qu'il était impossible pour moi d'aller chez Bonaparte. D'ailleurs, je le savais depuis longtemps, mais cela m'amusait de terroriser cet excellent homme...
Elle s'interrompit, regarda autour d'elle, fronça les sourcils en constatant que deux cavas[13] se rapprochaient en tendant une oreille si visible qu'elle avait l'air de traîner par terre et, prenant le bras de Marianne :
— Ne pourrions-nous aller bavarder ailleurs ? Il faut que je vous parle seule à seule...
— Voulez-vous que nous rentrions au palais Morousi ? La princesse s'est rendue dans sa maison d'Arnavut Koy et nous serons tranquilles.
— Je ne suis jamais tranquille dans une maison grecque. Il y a toujours foule derrière toutes les portes et à toutes les serrures.
— Alors, venez !... Je ne vois qu'un endroit possible.
— Lequel ?
— Celui-ci, fit Marianne, entraînant son amie vers la Sorcière. Personne ne viendra nous déranger... « Et, après tout, ajouta-t-elle intérieurement, il est normal que je visite « mon navire ». »
Elle éprouvait un vif plaisir à employer ce possessif. Pourtant, elle ne pensait pas, en arrivant au port ce matin, franchir la lisse du bateau. Dans son esprit, le vaisseau de Jason devait attendre, inviolé, le retour de son maître et c'était Jason qui, en faisant résonner le pont sous ses bottes de mer, lui donnerait une sorte de nouveau baptême. Mais peut-être n'était-ce au fond qu'un enfantillage et, après tout, la Sorcière payée grâce à la fortune des Selton, rachetée par Nakhshidil, appartenait à Marianne presque autant qu'à Jason. Et maintenant, un grand désir lui venait de se retrouver sur ce pont où elle avait vécu tant d'heures aux visages divers...
Laissant le Dr Meryon, très mécontent, arpenter le quai, les deux femmes montèrent donc à bord et, adressant un signe amical à Jolival qui bavardait sur la dunette avec Achmet, elles gagnèrent le roof où l'ancienne cabine de Marianne avait été soigneusement restaurée.
— Voilà ! soupira la jeune femme en faisant asseoir son amie auprès d'elle sur la couchette. Je crois que nous ne pouvons trouver mieux ! Ici, personne ne nous entendra. Vous pouvez parler sans crainte.
Mais Lady Hester ne répondit pas tout de suite. Elle regardait autour d'elle avec une curiosité et un intérêt qu'elle ne cherchait même pas à dissimuler.
— Est-ce que ce navire vous appartient ? fit-elle enfin... J'ai vu les armes de votre famille sur le pavillon... J'ignorais que vous fussiez armateurs...
Marianne se mit à rire.
— Ma famille est des plus réduites, chère amie, et personne n'y exerce le beau métier d'armateur, moi encore moins que quiconque. Ce navire, en fait, appartient à un ami... très cher, mais il avait été capturé par les Turcs. Sa Hautesse la Sultane Validé, qui est, vous le savez, ma cousine, l'a racheté et m'en a fait présent. Le pavillon est une grâce de plus, mais je ne me considère pas vraiment comme la propriétaire. Disons que je suis, momentanément, dépositaire de la Sorcière...
— Qui en est le capitaine ?
— Ne me le demandez pas. Je ne peux pas vous le dire, fit-elle avec une fermeté qu'elle corrigea aussitôt d'un sourire et en ajoutant : Permettez que je mette une espèce de superstition à ne pas prononcer son nom jusqu'à ce qu'il revienne...
— Et ce sera quand ?
— Je l'ignore. Peut-être demain, peut-être dans une heure... ou peut-être dans six mois. Il vient d'être gravement malade et se remet lentement, assez loin d'ici. Mais laissons cela et parlons de vous.
Décidément, Hester Stanhope n'avait plus aussi grande envie de parler car, à nouveau, elle garda le silence. Elle semblait avoir complètement oublié ces choses importantes qu'elle souhaitait dire seulement dans le plus grand secret. Depuis qu'elle avait mis, sur le pont du vaisseau, son grand pied à la courbure aristocratique, son œil gris s'était allumé et ses narines palpitantes avaient l'air de se dilater.
« Elle ressemble à un chien de chasse qui flaire le gibier... », songea Marianne. Aussi ce qui suivit ne l'étonna guère qu'à moitié.
Lady Hester prit une profonde respiration et regarda sa voisine avec sévérité :
— Voulez-vous dire que ce brick, fait pour courir les mers, va demeurer enlisé dans ce port, inutile et désert, sans hisser une seule voile en attendant l'arrivée problématique d'un skipper dont vous ignorez où il se trouve et quand il viendra ?
— En effet. C'est exactement ce que j'ai voulu dire.
— Permettez-moi de vous faire remarquer que c'est ridicule. Et dangereux. Vous feriez beaucoup mieux d'engager sur l'heure un capitaine expérimenté, de lui dire de rassembler le meilleur équipage qu'il pourra trouver et de lui donner au plus tôt l'ordre de mettre à la voile.
— Mettre à la voile ? Mais je n'en ai pas la moindre envie. Et pour aller où ?
— En Egypte. Avec moi. J'ai besoin d'un navire car il faut que je m'en aille très bientôt. Faute de mieux, je me résignais à m'embarquer sur une misérable po-lacre, mais ce brick est un don du ciel.
Cette fois, Marianne fronça les sourcils. Elle connaissait la passion des Anglais pour les bateaux, mais elle trouvait que, cette fois, Lady Stanhope exagérait.
— Inutile d'y compter, Hester. Je suis désolée de vous refuser mais, outre que mon état m'interdit de prendre la mer, je vous répète que ce bateau n'est pas vraiment à moi ; il ne partira pas sans son maître.
Elle avait employé un ton fort sec et pensait que l'Anglaise allait s'en formaliser, mais il n'en fut rien. La voix de Lady Hester ne contenait pas la plus petite trace de mécontentement en déclarant paisiblement :
— J'ai dit que je devais partir, chère amie... mais vous aussi feriez mieux de quitter Constantinople, si vous voulez éviter de graves ennuis.
Cette fois, Marianne ouvrit de grands yeux et regarda son amie comme si elle perdait la raison. Mais aucune trace de démence ne se lisait sur le beau visage impérieux. Simplement une solide détermination et une certaine inquiétude.
— Voulez-vous répéter cela ? demanda Marianne. Je ferais mieux de partir ? Et pour quelle raison, s'il vous plaît ?
— Je vais vous la dire... Le cher Charles vous a raconté, j'imagine, l'entrevue que j'ai eue avec votre ambassadeur ?
— En effet, mais je ne vois pas...
— Vous allez voir...
Passant rapidement sur les détails d'un entretien qui, se soldant par un échec, n'avait plus pour elle qu'un intérêt secondaire, Lady Stanhope en vint à ce qui avait suivi son équipée romantique dans un yali désert : autrement dit la convocation qu'elle avait reçue, dès le lendemain, d'avoir à se rendre à l'ambassade d'Angleterre où Canning souhaitait sa visite.
Un peu inquiète de ce désir trop soudain, elle s'était rendue sans tarder à l'invitation, et Canning ne l'avait pas laissée longtemps dans l'expectative :
— Lady Hester, où avez-vous passé la journée d'hier ? lui demanda-t-il à peine eut-elle franchi le seuil de son cabinet.
"Les lauriers de flammes (1ère partie)" отзывы
Отзывы читателей о книге "Les lauriers de flammes (1ère partie)". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Les lauriers de flammes (1ère partie)" друзьям в соцсетях.