— Vous avez entendu ce qui s'est dit... dans cette salle ? demanda-t-elle en désignant la baie qu'elle venait de franchir.
Jolival s'inclina.
— Sans en manquer une parole ! Et ne me demandez pas par quel miracle cela a pu se produire : je vous répondrai tout uniment que j'ai écouté. Voyez-vous, je suis comme votre cousine Adélaïde : je n'ai jamais considéré le fait d'écouter aux portes comme une tare infamante, mais bien comme une sorte d'art mineur, d'abord parce que c'est moins facile qu'on ne pense et ensuite parce que cela permet d'éviter bien des sottises, outre le fait que cela économise de longues explications, souvent difficiles, toujours oiseuses. Ainsi vous n'aurez pas à me raconter ce qui s'est passé entre vous et le prince Sant'Anna, je le sais...
— Ainsi, vous savez vous aussi qui il est ?
— Je l'ai même su avant vous, puisque c'est lui-même qui s'est présenté à l'ambassade. Je dois ajouter qu'il l'a fait sous le nom de Turhan Bey, mais, en échange de ma parole d'honneur, il a bien voulu lever pour moi son... masque blanc !
— Qu'avez-vous pensé en découvrant la vérité ? J'imagine que vous avez été, au moins, surpris d'apprendre que l'esclave Kaleb cachait le prince Sant'Anna ?
Le vicomte de Jolival tortilla la mince moustache noire et raide qui, jointe à ses grandes oreilles, lui conférait une ressemblance assez étonnante avec une souris, hocha la tête et soupira :
— Eh bien, par tellement ! Je crois même que je n'ai pas été surpris du tout. Il y avait, autour de ce Kaleb, trop de détails anormaux, trop d'étrangetés pour que ce personnage d'esclave en fuite ne cachât pas une personnalité beaucoup plus distinguée que nous ne le pensions. Je crois, d'ailleurs, vous avoir fait part de mes soupçons à son sujet. Evidemment, je n'allais pas jusqu'à imaginer qu’il ne pût faire qu'un avec le mystérieux époux que l'on vous avait donné, mais cette identité expliquait bien des choses. Tellement même qu'en me trouvant en face de lui j'ai surtout éprouvé le sentiment de satisfaction d'un homme qui voit se résoudre une énigme irritante. En revanche, ajouta-t-il avec un demi-sourire, j'aimerais bien connaître vos impressions à vous. Qu'avez-vous ressenti, Marianne, en face de ce sombre époux.
— Honnêtement, je n'en sais rien, Arcadius. De la surprise, bien sûr, mais au fond une surprise moins désagréable que je ne le craignais. Et même, je vous avoue que je n'ai pas tellement compris ces précautions, ce mystère dont il s'enveloppe...
— Je sais ! Vous le lui avez dit. Vous ne comprenez pas parce que vous êtes femme... et parce que cet homme est, malgré la couleur de sa peau, ou peut-être à cause d'elle, d'une exceptionnelle beauté. Le sang noir a renforcé, je dirais presque revirilisé, une race, sinon affaiblie, tout au moins parvenue à cet extrême degré de raffinement qui annonce la décadence. Mais croyez-moi si je vous dis qu'il n'y a pas, au monde, un seul gentilhomme et même un seul homme tout court qui ne le comprenne, ou qui ne comprenne la réaction dramatique de son père en face d'un bébé à la peau noire ! Posez, si vous en avez un jour l'occasion, la question à notre ami Beaufort...
— Jason est d'un pays où l'on réduit les Noirs à l'esclavage, où ils sont traités comme des bêtes de somme...
— Pas partout ! Ne généralisez pas. D'autant plus que les Beaufort n'ont jamais fait partie, autant que je puisse le savoir, de la catégorie des maîtres-bourreaux. J'admets cependant que son éducation puisse influencer sa réponse. Mais, adressez-vous à n'importe quel passant... ou même à moi...
— Vous, mon ami ?
— Mais oui, moi ! J'ai toujours détesté mon épouse légitime, mais s'il m'avait pris fantaisie de lui faire un enfant et qu'elle m'eût servi un moutard couleur de suie, d'autant qu'à son arrivée le prince devait être plus noir encore qu'il ne l'est actuellement, je crois bien, foi de Jolival, que j'aurais moi aussi étranglé Septimanie... et soigneusement caché un fruit aussi exotique.
— On peut avoir la peau sombre et se faire respecter. Othello était un Maure et Venise le portait au pinacle.
Cette fois Jolival se mit à rire, fourra deux doigts dans la poche de son gilet damassé, y pêcha une pincée de tabac et l'approcha de ses narines avec volupté.
— L'ennui avec vous, Marianne, c'est qu'en votre enfance vous avez trop lu Shakespeare... et trop de romans ! Othello, en admettant qu'il soit un personnage réel, était une espèce de génie de la guerre et les grands hommes peuvent se permettre bien des extravagances. Mais croyez-vous que si Napoléon était né avec la peau de bronze de votre bel époux, il serait actuellement sur le trône de France ? Non, n'est-il pas vrai ? Et, pour en revenir au prince, je crois que sa claustration volontaire, cette vie séquestrée qu'il s'imposait sont autant de preuves d'amour envers sa mère. C'est pour elle, pour sa réputation qu'il a accepté ce calvaire et qu'il s'est condamné à ne jamais aimer... J'ai le plus grand respect pour cet homme, Marianne, et aussi pour ce désir poignant de continuer sa lignée en sacrifiant ses plus légitimes aspirations et jusqu'aux besoins normaux de son cœur et de sa nature.
A mesure que le vicomte parlait, sa voix se chargeait d'une gravité, d'une profondeur qui allèrent chercher un écho jusqu'au fond du cœur de Marianne.
— Vous me donnez tort, n'est-ce pas ? J'aurais dû, selon vous, accepter de lui donner cet enfant ?
— Je n'ai ni à vous approuver ni à vous improuver, ma chère petite. Et pas davantage le droit de vous juger. Vous êtes pleinement maîtresse de vous-même, de votre destin et de votre personne car, ce droit-là, vous l'avez acquis chèrement.
Elle le regarda intensément, sans pouvoir déceler dans ce visage amical la moindre trace de reproche ou de déception, mais elle devina que, s'il l'avait moins aimée, son vieil ami l'eût peut-être jugée sévèrement.
— Je peux bien vous l'avouer à vous, Jolival : j'ai honte de moi. Cet homme ne m'a jamais fait que du bien. Il a tout risqué pour moi, pour me défendre... et cette protection s'est étendue jusqu'à Jason, dont cependant il n'avait pas tellement à se louer. Cela ne lui fait certainement aucun plaisir que le père de l'enfant soit ce misérable Damiani et cependant, cet enfant, il le désire comme la plus grande bénédiction que le Ciel puisse lui offrir. Cela aussi, j'ai peine à le comprendre.
— Il ne vous vient pas à l'idée qu'il puisse faire table rase de ce Damiani et qu'il ne voie dans l'enfant à venir que votre fils, à vous, Marianne ?
La jeune femme haussa légèrement les épaules.
— Cela supposerait des sentiments beaucoup plus intenses que je ne pourrais croire. Non, Jolival, le prince ne voit dans cet enfant qu'un Sant'Anna, un peu dévié, mais un Sant'Anna tout de même.
— Que vous importe, au fond, les intentions qui animent le prince Corrado puisque vous refusez. Car... vous refusez toujours, n'est-ce pas ?
Marianne ne répondit pas. Elle s'éloigna de quelques pas comme si elle cherchait à disparaître dans l'ombre, dense maintenant, du jardin, mais c'était pour mieux échapper à toute influence autre que ses voix intérieures. Én elle, un combat s'achevait et elle voulait seulement se donner le temps de l'admettre. Elle savait déjà qu'elle était vaincue, mais n'en éprouvait aucune amertume. C'était même une délivrance, une espèce de joie et d'orgueil, car ce qu'elle allait donner, aucune autre qu'elle ne le pourrait. Et puis, la joie qu'en ressentirait l'homme qui s'était éprouvé lui-même serait tissée, magnifiée en quelque sorte par ses répugnances vaincues et par l'épreuve physique qu'elle affronterait pour lui. Ce serait peut-être un moyen de conjurer le sort et de poser la première pierre d'un bonheur impossible à concevoir tant qu'il serait fait de la douleur d'un autre.
Le cri d'un oiseau de mer éclata, non loin de là. C'était une mouette sans doute, semblable à toutes celles dont le vol planant tournoyait si souvent autour des huniers de la Sorcière. Elle faisait entendre l'appel de l'océan, des grands espaces libres au bout desquels se couchait le soleil de l'Europe et se levaient d'autres soleils inconnus. Il fallait mériter tout cela...
Marianne tourna les talons. Près du banc de pierre, la silhouette noire de Jolival était demeurée à la même place, immobile, attendant quelque chose. Elle revint lentement et, quand elle fut tout près, elle dit, très doucement :
— Vous savez sans doute où habite le prince Sant'Anna, Jolival ?
Il fit oui de la tête et, dans l'ombre, elle vit briller ses yeux.
— Voulez-vous lui faire dire que j'accepte ? Je lui donnerai l'enfant qu'il désire tant...
SEBASTIANO
4
LA NIÈCE DE PITT
Traînée par quatre Caïques chargés de rameurs dont les oripeaux, joyeusement bariolés, mettaient une note chaude dans ce froid matin où l'hiver s'annonçait, la Sorcière des Mers quitta les bassins de radoub de Kassim Pacha, doubla les tours de l'Arsenal et, coupant la Corne d'Or, s'avança majestueusement vers l'échelle du Phanar pour venir s'embosser à l'emplacement qui lui avait été réservé.
Dirigés par un sévère maître d'œuvre écossais, les charpentiers turcs avaient fait du bon travail et le navire, ses voiles neuves sagement ferlées, ses cuivres bien astiqués, ses acajous luisants comme du satin, brillait comme un jouet neuf sous les rayons diffus d'un soleil rond dont le disque blanc semblait voyager dans le ciel derrière les épaisseurs fuligineuses d'un léger brouillard. Et Marianne, debout sur le quai au côté de Jolival, regardait avec une joie orgueilleuse le navire ressuscité de Jason venir à elle.
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