Incapable de trouver une réponse valable à tous ces points d'interrogation, Marianne regardait avec angoisse la haute silhouette blanche, ne sachant plus bien comment reprendre un dialogue devenu extrêmement épineux, mais ce fut le prince qui rompit le silence.

Debout devant le portrait de l'hospodar qu'il contemplait avec une attention insolite, il déclara, sans le quitter des yeux :

— L'homme éprouve le besoin profond de se continuer. Celui que vous voyez ici l'a tenté vainement toute sa vie sans y parvenir. Moi, je suis, dans la lignée de ma famille, une erreur qui s'effacera et que l'on oubliera, mais à la seule condition qu'un héritier... normal, exempt du risque de me continuer, vienne prendre ma place. Pour cela... vous êtes ma seule chance. Voulez-vous me donner cet héritier ?

Comprenant que le moment difficile était venu, Marianne rassembla son courage pour le combat qui venait. Sa voix s'éleva, douce mais têtue :

— Non ! fit-elle. Je ne veux pas. Et vous n'avez pas le droit de me demander cela, sachant ce que cet enfant représente de répulsion pour moi.

Toujours sans la regarder, il remarqua :

— Dans la chapelle de notre maison, vous avez juré, un soir, obéissance... et fidélité !

L'intention était claire et Marianne se sentit frémir, emplie soudain d'une honte amère, car ce mari insolite, qu'elle pensait tenir toujours à l'écart de sa vie intime, avait appris mieux que personne comment elle avait tenu le serment du mariage. Ce qu'elle avait cru simple formalité se révélait, maintenant, assez gênant.

— Vous pouvez me contraindre, murmura-t-elle... et c'est d'ailleurs ce que vous avez fait en m'amenant ici, mais vous n'obtiendrez jamais de moi que j'accepte de bon gré.

Il revint lentement vers elle et, instinctivement, elle recula, car il n'y avait plus, sur le beau visage sombre, la moindre trace de mélancolie ou simplement de douceur. Les yeux bleus s'étaient faits de glace et Marianne, croyant y voir paraître la déception, n'y lut qu'un dédain glacé.

— Vous serez donc, dès ce soir, ramenée chez la Juive, fit-il, et demain à pareille heure il ne restera rien de ce qui vous répugne tellement. Quant à moi, je n'ai plus, Madame, qu'à vous faire mes adieux.

— Vos adieux ? Alors que nous venons seulement de nous reconnaître ?

Il inclina sèchement la tête :

— C'est ici que nous nous séparons. Mieux vaut que vous oubliiez m'avoir jamais vu à visage découvert et je compte que vous me garderez le secret. Quand vous le jugerez bon, vous me ferez connaître votre décision par l'entremise de la princesse Morousi.

— Mais je n'ai pas encore pris de décision ! Tout ceci est si soudain, si subit...

— Vous ne pouvez porter mon nom et vivre avec un autre homme ouvertement. Les lois nouvelles instaurées par Napoléon vous permettent un divorce qui eût été impossible en d'autres temps : profitez-en. Mes hommes d'affaires feront le nécessaire pour que vous n'ayez rien à regretter. Ensuite, il vous sera possible de reprendre les projets si dramatiquement interrompus à Venise et de suivre Beaufort en Amérique, ainsi que vous l'aviez décidé initialement. Je me charge d'informer l'Empereur et votre parrain quand je le reverrai.

Blessée par le ton méprisant du prince, Marianne haussa les épaules :

— Suivre Jason ? fit-elle amèrement. Vous avez beau jeu de me le permettre sachant bien que c'est impossible ! Nous ne savons ni où il se trouve ni même s'il vit encore...

Ces quelques mots eurent le pouvoir de faire voler en éclats l'impassibilité du prince. Brusquement il se laissa emporter par la colère :

— C'est tout ce qui vous intéresse en ce monde, n'est-ce pas ? gronda-t-il. Ce marchand d'esclaves s'est comporté envers vous comme un goujat, il vous a traitée comme la dernière des filles... Avez-vous oublié qu'il a voulu vous livrer au plus vil des hommes de son navire ? A cet esclave en fuite qu'il avait recueilli sur les quais de Chioggia et dont son ami Leighton comptait tirer un si bon prix au premier marché venu ? Et, cependant, vous êtes encore prête à lécher ses bottes, à vous traîner sur sa trace comme une chienne en folie sur la piste du mâle ! Eh bien, soyez tranquille, vous le retrouverez, vous pourrez continuer à vous détruire vous-même pour lui plaire.

— Comment le savez-vous ?

— Il vit, vous dis-je ! Les pêcheurs de Monemvasia qui l'ont recueilli, blessé et inconscient quand son cher Leighton qui n'en pouvait plus rien tirer l'eut jeté à la côte, comme on se débarrasse d'un colis encombrant, l'ont soigné et le soignent encore. Ils ont, en outre, reçu de l'or et des instructions précises : lorsque l'Américain sera guéri, il prendra connaissance d'une lettre lui apprenant que vous êtes à Constantinople... et que son navire s'y trouve aussi ! Car, après tout, ajouta-t-il avec un rire méprisant, il n'est pas certain que votre seule présence suffise à l'attirer jusqu'ici ! Il vous reste donc à l'attendre et vous retrouverez votre héros favori. Adieu, Madame !...

Il s'inclina brusquement et, avant que Marianne, foudroyée par cette sortie, eût pu seulement esquisser un geste, le prince Sant'Anna avait quitté les lieux...

Au milieu de la grande salle que l'obscurité gagnait, Marianne, pétrifiée, demeura un moment immobile, écoutant un pas irrité décroître sur les dalles du vestibule. Une bizarre sensation de solitude et d'abandon l'envahit. Cette entrevue rapide, ce premier contact qui risquait fort d'être sans second, la laissaient curieusement vidée de ses forces, mal à l'aise et avec l'impression déprimante d'être tombée, par sa propre volonté, d'une espèce de piédestal...

A découvrir la véritable personnalité de son insolite époux, les choses avaient pris une couleur et une dimension différentes qui ne lui permettaient plus le détachement et la grande liberté d'esprit qu'elle avait éprouvés jusqu'à présent pour tout ce qui le concernait. Il en allait tout autrement désormais et si la colère du prince – elle en avait pleinement conscience – était faite surtout de déception, cette déception visait peut-être moins l'enfant refusé que la femme qui le refusait.

Et Marianne, maintenant, éprouvait une telle somme de honte et de remords que la joie de savoir Jason vivant ne réussissait à apporter qu'une bien petite lumière.

Le pseudo-Kaleb, en veillant sur la vie de l'homme qui l'avait traité si cruellement, en le faisant secourir, soigner et en lui donnant les moyens de rejoindre tout ce à quoi il pouvait tenir en ce bas monde, leur donnait à tous deux, à Jason aussi bien qu'à Marianne, une leçon de générosité et de grandeur difficile à égaler.

Un peu accablée par ce mauvais rôle qu'elle avait choisi de jouer en pensant que c'était son droit, Marianne eut envie de courir après le prince, de le rattraper, mais le portail d'entrée avait résonné depuis un moment quand elle put vaincre enfin l'espèce de paralysie qui l'avait saisie. Toute poursuite serait inutile et ridicule ! Aussi choisit-elle d'aller vers le jardin dont le calme et la fraîcheur l'attiraient. Serrant son écharpe autour de ses épaules, elle franchit la baie de pierre, fit quelques pas sur le chemin de mosaïque bleue qui traçait sa route capricieuse à travers les buissons de roses et les massifs de dahlias rutilants qui éclataient partout comme de minuscules feux d'artifice.

Se rendre au jardin était, chez elle, une réaction naturelle quand elle avait besoin de réfléchir ou de retrouver son calme. Petite fille, à Selton, elle courait se tapir au fond du parc, là où l'ombre des grands arbres se faisait la plus dense, lorsqu'elle avait l'un de ces chagrins d'enfant qui font sourire les grandes personnes. Et, à Paris, bien souvent, le petit jardin clos de la rue de Lille avait reçu la visite d'une Marianne soucieuse et solitaire qui venait lui demander, sinon une aide ou une réponse, du moins un instant de détente.

Elle s'enfonça dans ce jardin étranger comme dans un bain lénifiant, mais elle découvrit bien vite que la solitude y était tout à fait relative car, en approchant d'un banc à demi caché sous un berceau de clématites, elle vit se lever une forme masculine, tout à fait occidentale cette fois et dans laquelle la jeune femme n'eut aucune peine à reconnaître son vieil ami Arcadius de Jolival. Il apparut si vite qu'elle n'eut pas le temps d'avoir peur et, quant à s'étonner, elle avait eu son compte de surprise depuis deux heures et sa faculté de réaction s'en trouvait quelque peu émoussée.

— Tiens ! se contenta-t-elle de remarquer, vous étiez là ? Comment êtes-vous venu ?

— Aussi vite que j'ai pu ! grogna Jolival. Sans nouvelles de vous depuis hier au soir nous étions, à l'ambassade, de la dernière inquiétude et quand on est venu nous dire que vous vous trouviez chez la princesse Morousi où cette noble dame avait la grâce de m'inviter à séjourner avec vous, je n'ai pas hésité un instant, vous le pensez bien : j'ai pris ma petite laine et je suis accouru. Quant à ce cher Latour-Maubourg, encore qu'il n'ait pas bien compris comment, partie pour séjourner à Scutari chez la Sultane, on vous retrouve au Phanar chez la veuve de l'hospodar de Valachie, il brûle des cierges à tous les saints de sa connaissance qui s'occupent peu ou prou de diplomatie, tant il est content de vous voir aussi bien introduite dans les milieux proches de la Cour ottomane. Il va être très déçu de vous voir revenir. En dehors du fait qu'il ne comprendra plus rien du tout...

— Me voir revenir ?

— Dame ! Si vous réintégrez ce soir l'officine de votre faiseuse d'anges, ce ne sera pas, j'imagine, pour revenir ensuite passer votre convalescence ici ?

Marianne regarda fixement son vieil ami qui d'ailleurs soutint son regard sans broncher.