Néanmoins, cherchant instinctivement à cerner le mystère, à le forcer dans ses retranchements, Marianne remarqua :
— Comment se fait-il, alors, qu'il n'ait pu se présenter, en tant que prince Sant'Anna, en Italie et qu'il puisse le faire ici ?
— Qui vous a dit qu'il vivait ici sous son nom réel ? La chose était à peine plus aisée sous notre ciel que sous celui de la Toscane. Moi seule et mon jeune frère, Jean Karadja, qui est Drogman[9] de la Porte, savons quelle identité se cache sous celle de Turhan Bey[10]
— Turhan Bey ? fit Marianne abasourdie, vous voulez dire que le prince Sant'Anna s'est fait... musulman ?
La vieille dame se mit à rire de bon cœur. C'était un rire franc, sonore et d'une nature si particulière que Marianne se crut soudain au centre d'une volière peuplée de tourterelles.
— En aucune façon ! s'écria la princesse dont le rire s'acheva en toux caverneuse. Votre mariage, alors, serait nul et je ne crois pas qu'un prince de l'Eglise aurait prêté la main à une aussi sinistre plaisanterie. C'est votre parrain, n'est-ce pas, qui a arrangé ce mariage ?
— C'est bien lui, fit la jeune femme saisie d'un nouvel espoir. Est-ce que vous le connaissez lui aussi ?
— Non ! Mais je sais qui il est. Pour en revenir au pseudo Turhan Bey, il a gagné son droit de cité ici grâce au Sultan Mahmoud, en reconnaissance d'avoir sauvé son auguste vie menacée par un couple de serpents au cours d'une chasse en Cappadoce. Sa Hautesse honore de son amitié celui dont il ignore le véritable nom et qu'il croit être un riche marchand étranger séduit par la beauté de sa ville impériale et par le genre de vie que l'on y mène...
Marianne retint un soupir de déception. Il était impossible, apparemment, d'amener cette vieille dame à trahir ce qu'elle paraissait considérer comme un secret ne lui appartenant pas. Et cependant, à mesure qu'elle découvrait de nouveaux détails concernant l'étrange personne qu'elle avait épousée, son besoin d'en savoir davantage grandissait et s'irritait.
— Madame, je vous en supplie, pria-t-elle enfin, ne m'en dites pas davantage... ou alors dites-moi tout. Je suis excédée par toutes ces questions qui me hantent et auxquelles personne, jamais, n'accepte de répondre.
La princesse Morousi s'appuya sur sa canne à deux mains, se leva avec un effort visible et offrit à la jeune femme le plus inattendu des sourires. Inattendu parce que incroyablement jeune et malicieux.
— Personne ? Que si ! Dans un moment, quelqu'un va venir qui répondra à toutes vos questions. Je dis bien : toutes, sans la moindre exception.
— Quelqu'un et qui donc ?
— Mais... votre époux ! L'affaire de cette nuit l'oblige à sortir enfin de son silence. En outre, il souhaite mettre un peu de clarté dans votre vie et dans la situation fausse où vous vous débattez.
Une espèce de fièvre traversa Marianne à la manière d'un courant électrique et la galvanisa. Elle se redressa dans ce lit étranger et fit le geste de rejeter ses couvertures, sous lesquelles, d'ailleurs, elle avait beaucoup trop chaud.
— Il est ici ? demanda-t-elle en baissant instinctivement la voix.
— Non. Mais il va venir dans un moment, une heure, je pense. Cela vous laisse le temps de vous préparer pour cette entrevue et je vais vous envoyer une femme de chambre.
De sa démarche lente, presque poignante tant elle mettait d'application à maîtriser sa boiterie, la vieille princesse se dirigea vers la porte. Elle y prit un long cordon de soie mauve qui pendait contre le vantail et sonna deux fois. Mais au moment de franchir le seuil, elle se retourna tout d'une pièce et Marianne, qui déjà se levait, s'arrêta saisie par l'angoisse et la douleur qui venaient de s'inscrire sur ce visage dont les rides n'avaient pas réussi à éteindre toute la beauté.
— Je voudrais vous dire encore une chose... fit la vieille dame d'une voix hésitante qui ne lui était visiblement pas habituelle.
— Bien sûr. Qu'est-ce donc ?
— Lorsque vous serez en face de Corrado, vous éprouverez une grande surprise... qui sera peut-être de l'horreur ou de la répulsion ! Oh, n'ayez pas peur ! se hâta-t-elle d'ajouter en voyant s'agrandir les prunelles vertes de son invitée involontaire, il n'a rien d'un monstre. Mais je ne vous connais pas assez et même je ne vous connais pas du tout. J'ignore donc comment vous allez réagir devant son visage nu. Alors, je vous supplie de vous rappeler qu'il est avant tout une victime, qu'il a souffert profondément et longuement... et que vous avez le dangereux pouvoir de lui faire, en quelques instants, beaucoup plus de mal encore que la vie, avec ses farces sinistres, n'a jamais réussi à lui en faire. Souvenez-vous aussi que l'enveloppe... inhabituelle pour un prince italien, que vous allez contempler, recouvre un cœur noble, profondément généreux et dépourvu de toute bassesse comme de toute méchanceté. Souvenez-vous, enfin, qu'il vous a donné son nom dans des circonstances où d'autres eussent refusé avec dédain de le faire...
— Madame, protesta Marianne froissée par cette dernière vérité appliquée d'ailleurs d'un ton assez rude, pensez-vous qu'il soit habile de m'insulter alors que vous paraissez souhaiter surtout que je ne fasse rien qui soit de nature à froisser le prince ?
— Je ne vous insulte pas. La vérité n'est jamais une injure et il importe parfois de la dire tout entière, même si elle n'est pas agréable à entendre ! N'êtes-vous pas de mon avis ? Le cas contraire me décevrait.
— Si ! admit Marianne qui éprouva la désagréable sensation d'être battue une fois encore. Mais, je vous en prie, acceptez de répondre à une question, une seule et qui ne concerne que vous-même...
— Laquelle ?
— Vous aimez beaucoup, n'est-ce pas, le prince Sant'Anna ?
La vieille dame se raidit et sa main libre alla toucher la grande croix orfévrée qui pendait sur sa poitrine, comme si elle souhaitait en faire le garant de ses paroles :
— Oui ! affirma-t-elle, je l'aime beaucoup. Je l'aime... comme j'aurais aimé le fils que je n'ai jamais eu. Voilà pourquoi je ne veux pas que vous lui fassiez du mal...
Et elle sortit brusquement en claquant la porte.
3
TURHAN BEY
Une heure plus tard, Marianne tournait en rond dans une vaste pièce du rez-de-chaussée, voûtée comme une cathédrale, mais ouvrant par de grandes baies en fer de lance sur un jardin planté de cyprès, où des masses de roses mourantes s'efforçaient de faire croire au printemps.
Sur le sévère salon, meublé de raides cathèdres d'ébène, régnait le gigantesque portrait d'un seigneur superbement moustachu, portant dolman soutaché et bonnet emplumé d'une aigrette jaillissante comme un feu d'artifice, un long poignard serti de pierreries passé dans sa ceinture de soie : le feu hospodar Morousi, époux de la princesse. Mais Marianne, en entrant dans cette salle, beaucoup trop grande pour un entretien privé, ne lui avait jeté qu'un regard indifférent... Elle se sentait nerveuse, inquiète...
Le face à face inattendu qui se présentait à elle si brutalement, après tout ce temps où elle l'avait inconsciemment espéré avant de le croire relégué dans les choses impossibles, la désorientait.
Depuis le jour où elle l'avait épousé, Corrado
Sant'Anna avait été pour elle une énigme, irritante et pitoyable à la fois, car elle s'était sentie blessée qu'il n'acceptât pas de lui faire confiance en se montrant à visage découvert. En même temps, elle avait souhaité, de tout son cœur généreux, apporter une aide, un adoucissement à un sort qu'elle devinait cruel et qui était cependant celui d'un homme dont la grandeur d'âme et la royale munificence ne faisaient aucun doute, d'un homme qui donnait tellement et réclamait si peu.
Elle l'avait pleuré sincèrement en apprenant la mort misérable qu'il avait trouvée, ainsi qu'on le lui avait dit, aux mains d'un meurtrier auquel il n'avait accordé que trop de confiance. Elle avait souhaité le châtiment du coupable et, en face de Matteo Damiani se vantant impudemment de son crime, elle s'était sentie véritablement princesse Sant'Anna, son épouse aussi pleinement que si des années de vie commune les eussent liés.
Et voilà que, soudainement, on lui assenait coup sur coup les nouvelles les plus effarantes : le prince au mystère tragique n'était pas mort, il allait paraître devant elle et elle allait le voir, le toucher peut-être dans l'espace relativement restreint de cette pièce qui, malgré ses dimensions, lui paraissait tout à coup trop petite pour un tel événement. Le cavalier fantôme, le maître d'Ildérim le Magnifique, l'homme qui ne sortait jamais que la nuit, et sous un masque de cuir blanc, allait venir ici... C'était à peine concevable !
Porterait-il encore le masque entrevu par une nuit tragique ? Marianne se reprochait de n'avoir pas songé à le demander à son hôtesse et maintenant il était trop tard : la princesse Morousi paraissait avoir totalement disparu...
Tout à l'heure, après que Marianne eut procédé à sa toilette aux mains d'une femme de chambre experte, un valet barbu comme un prophète était venu la prier de bien vouloir descendre dans le salon de réception et elle avait espéré y rencontrer son hôtesse. Mais le valet s'était retiré, refermant silencieusement la porte derrière lui et n'avait pas reparu. Et Marianne avait compris qu'elle serait seule pour affronter l'instant le plus dramatique peut-être de toute son existence.
Le sommeil, commencé dans la maison de Rébecca la Juive, avait été de longue durée car le soleil, qu'en s'éveillant elle avait cru matinal, se couchait maintenant derrière les longues quenouilles noires des vieux arbres. Sa lumière roussissait les pierres nues de l'antique salle, dont les fondations devaient remonter à la croisade déviée du doge aveugle Henri Dandolo, et faisait danser les infimes particules de poussière devant les mains gantées de l'hospodar défunt.
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