Tapant d'un coup sec sur l'épaule du cocher, elle donna le signal du départ et l'araba reprit sa descente dans le chemin en pente. A ce moment précis, Marianne, qui s'était penchée elle aussi dans l'ouverture, aperçut distinctement une ombre qui se détachait de celle, plus dense, des murailles et reprenait son chemin à distance respectueuse.
— Qui cela peut-il bien être ? marmotta Bulut. Il faut une grande audace pour oser suivre une dame de la cour et une encore plus grande pour sortir sans lumière ! J'espère que ce n'est pas un ennemi ?
Une inquiétude tremblait dans sa voix, mais Marianne, elle, n'avait pas peur. L'obscurité qui régnait dans le véhicule cacha son sourire. Elle était à peu près certaine de connaître le mystérieux suiveur. C'était, à coup sûr, ou bien Jolival, ou bien Gracchus-Hannibal... ou bien les deux, car il lui avait bien semblé que l'ombre en question était double.
— Je ne vois pas qui pourrait s'intéresser à nous, dit-elle si paisiblement qu'un soupir d'involontaire soulagement s'échappa de la poitrine généreuse de sa compagne. Sommes-nous encore loin de notre destination ?
— Dix minutes peut-être ! Le ruisseau du Rossignol coule au fond de ce vallon dont nous descendons le flanc, derrière cette ligne de cyprès. Au-delà, vous pouvez voir les bâtiments de l'Arsenal et toute la Corne d'Or jusqu'aux Eaux Douces d'Europe.
En effet, du pied du couvent, la vue était magique car on y découvrait le port tout entier, brillant sous la lune comme une langue de mercure piquée des aiguilles noires des mâts de navires. Mais la beauté du spectacle n'avait plus le pouvoir de captiver Marianne, car elle avait hâte maintenant d'être arrivée et d'en finir. Une vague inquiétude lui venait à retardement. Après tout, rien n'affirmait que les ombres fussent celles de Jolival et de Gracchus... Latour-Maubourg ne lui avait pas caché que son palais était surveillé et l'ambassadeur anglais pouvait souhaiter encore mettre la main sur l'envoyée de Napoléon. Ses services d'espionnage étaient trop bien organisés pour qu'il ignorât la longueur de l'audience nocturne accordée la veille à son ennemie... Avec une toute légère hésitation, elle demanda :
— Lorsque nous serons chez cette femme... serons-nous en sûreté ?
— En totale sûreté. Le corps de garde des janissaires qui veillent sur l'Arsenal et les chantiers navals sont tout près de la synagogue qu'ils surveillent, d'ailleurs par la même occasion. Le moindre bruit dans ce quartier les attire dans la minute même. Chez Rébecca, nous serons aussi tranquilles que derrière les murs du Sérail. Mais le tout est d'y arriver ! Plus vite, toi !... Allons, plus vite !
Elle reprit son ordre en turc et le mulet partit comme le vent. Heureusement, la pente, assez raide d'abord s'était considérablement adoucie et les pavés inégaux de la rue avaient fait place à de la terre battue. Bientôt, on roula sur un étroit chemin qui longeait le fond du vallon et le bord du ruisseau.
Vu de près, il était infiniment moins poétique que depuis les hauteurs de Péra et surtout que ne le laissait supposer son nom charmant. Des détritus y nageaient et une odeur pénible, faite de vase et de poisson pourri, s'en dégageait. Le quartier tout entier, d'ailleurs, tassé contre les murs crénelés de l'Arsenal qui le séparaient de la mer, était misérable. Des maisons de bois aux murs rongés par le vent et le sel s'agglutinaient autour d'une vieille synagogue croulante, découpant, sur le ciel d'ardoise bleue, leurs encorbellements et leurs toits aplatis. Des échoppes aux volets clos occupaient souvent le rez-de-chaussée et, de loin en loin, s'ouvrait la porte basse d'un entrepôt où les fenêtres lourdement grillées d'une banque au linteau de laquelle s'étalait l'étoile de David.
Mais, chose étrange, si les maisons étaient vétustés et mal entretenues, les portes en étaient solides, avec des ferrures brillantes de soin. D'imposants verrous et des barreaux, que ne rongeait pas la lèpre de la rouille, défendaient entrepôts et banques.
— Voilà, dit Bulut Hanoum. Nous sommes à Kassim Pacha et la maison de Rébecca est là.
Elle désignait le mur d'un jardin qui formait, au flanc de la synagogue une sorte de protubérance. Les noires quenouilles de trois cyprès en dépassaient et au faîte du mur gris moussaient les flocons neigeux d'un jasmin.
— Est-ce ici le ghetto de Constantinople ? demanda Marianne péniblement impressionnée par la mine désolée des maisons.
— Il n'y a pas de ghettos dans l'Empire ottoman, répondit doctement Bulut. Au contraire, quand l'Inquisition les a chassés, les Juifs d'Espagne ont trouvé ici accueil, liberté et même considération, car nous ignorons – et avons toujours ignoré – les préjugés de race. Tout nous est bon, noirs, jaunes ou café au lait, Arabes ou Juifs, pourvu qu'ils contribuent à la prospérité de l'empire. Les Juifs vivent où ils veulent et se groupent librement autour de leurs synagogues dont le nombre, ici, se monte à une quarantaine. La plus importante communauté se trouve dans le quartier voisin, mais celle d'ici n'est pas à dédaigner.
— S'ils ne sont pas parqués, du moins sont-ils réduits à la pauvreté sinon à la misère ?
Bulut Hanoum se mit à rire :
— Ne vous laissez pas impressionner par l'aspect misérable de ces maisons. L'intérieur, comme vous allez pouvoir en juger, est très différent. Les enfants d'Israël sont prudents car, s'ils font assez bon ménage avec nous autres Turcs, ils s'entendent comme chiens et chats avec les riches Grecs du Phanar qui les haïssent et leur reprochent de faire à leur commerce une concurrence trop souvent victorieuse. Ils préfèrent donc garder leurs richesses à l'abri des regards indiscrets et ne pas offrir, par l'éclat de leurs demeures, une prise trop forte à la hargne de leurs ennemis.
Malgré les paroles rassurantes de sa compagne, Marianne se défendait mal d'un sentiment d'angoisse et de gêne dont elle ne s'expliquait pas la source. Venait-il des deux ombres discrètes qui maintenant, disparues ou non, demeuraient invisibles, ou encore de ce vallon qui eût été charmant en dépit de ses bicoques mal entretenues, s'il ne venait buter contre les murs rébarbatifs d'un arsenal, aussi gais que les murs d'une prison, avec les silhouettes guerrières des janissaires qui veillaient aux créneaux en tenant allumée la mèche de leurs mousquets. L'Arsenal était là, installé, menaçant, semblable à une digue dressée entre ce quartier pauvre et la mer, comme pour lui en interdire l'accès. Il n'était jusqu'au petit ruisseau qui ne disparût, lui aussi, sous ces murailles, prisonnier d'une voûte basse armée d'énormes barreaux...
Mais, comme elle exprimait cette impression pénible et ajoutait qu'il était triste de voir « finir dans une cage le ruisseau du Rossignol », sa compagne se mit à rire de plus belle.
— Nous ne sommes pas fous ! s'exclama-t-elle. Bien sûr que nous avons séparé ce vallon de la Corne d'Or ! Aucun de nos souverains ne tient à ce qu'un conquérant s'avise de rééditer l'exploit de Mehmed le Grand !
Et elle expliqua, avec orgueil, comment au printemps de 1453, le sultan Mehmed II, décidé à réduire Byzance par mer aussi bien que par terre, avait fait franchir à sa flotte la colline de Péra au moyen d'un chemin de planches enduites de suif et de graisse de mouton. Hissés jusqu'au sommet du vallon grâce à un système de cylindres et de rouleaux, les navires avaient ensuite dévalé, toutes voiles dehors, le vallon de Kassim Pacha pour s'engouffrer dans la Corne d'Or à la grande terreur des assiégés.
— Nous avons préféré prendre nos précautions, ajouta-t-elle en conclusion. Il n'est jamais bon de donner des idées à un éventuel adversaire.
Cependant, l'araba s'arrêtait devant une porte de cèdre ouvragée qui trouait le mur. Sculptées avec un art naïf, des plantes et des fleurs s'y étalaient, sous une épaisse couche de poussière, au-dessus d'un petit heurtoir de bronze que la main impatiente de Bulut Hanoum actionna. La porte s'ouvrit presque aussitôt.
Une petite servante en robe safran parut et s'inclina profondément. Les senteurs diverses du jardin sautèrent au visage des visiteuses et emplirent leurs narines comme si on leur avait jeté un bouquet. Le parfum âpre du cyprès se mêlait à celui sucré du jasmin, la senteur des orangers chargés de fruits à celle des roses mourantes et des œillets poivrés. D'autres odeurs encore s'élevaient, indéfinissables.
C'était un jardin tout en contrastes où le foisonnement exubérant et presque sauvage des roses s'opposait aux massifs réguliers et bien ordonnés, sertis de petits buis, qui étaient le domaine des plantes médicinales. Herbes bienfaisantes ou mortelles y poussaient, touffues, autour d'un bassin semi-circulaire où la gueule usée d'un lion achéménide crachait inlassablement un mince filet d'eau.
Courbant peureusement l'échiné, la petite servante trotta jusqu'à la maison, à peine moins vétusté et délabrée que ses voisines, mais qui rachetait cet avantage léger par une architecture à ce point délirante que Marianne ne pût retenir une grimace. La perspective de séjourner, même vingt-quatre heures, dans ce cauchemar de pierre et de bois la déprimait profondément. C'était, sous un étonnant assemblage de bulbes, de clochetons et de terrasses, une construction étrange où la brique et le bois sculpté alternaient avec des panneaux de faïence de Brousse ornés de monstres bizarres. Mais Bulut Hanoum devait être habituée depuis longtemps à l'étrangeté du lieu car, sans rien perdre de la majesté qui convenait à une amie de la Validé, elle engouffra ses formes opulentes sous l'arc surbaissé d'une porte aux ornements de cuivre, qu'elle obstrua un instant.
Marianne suivit, franchit derrière elle un petit vestibule et se trouva au seuil d'une grande pièce, mal éclairée par une lampe de bronze pendue au plafond au moyen de longues chaînes. Une grande femme se tenait debout, sous cette lampe, dont les courtes flammes dansaient au bout de leurs becs.
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