— Non. Ce n’est pas grave ! Ce sont d’anciens et chers amis que je ne peux abandonner parce qu’ils repartent demain. Nous allons dîner chez La Pérouse… et je reviens aussitôt que possible. Vous m’attendrez ?

Il ne l’avait jamais vue aussi émue. Ses lèvres tremblaient et son regard étincelant suppliait. Ce qui était superflu…

— Je vous attendrai…

Il la regarda sortir avec ses amis dans les lumières de la place Vendôme. Le voiturier ouvrit pour eux la portière d’une imposante automobile de laque noire où ils prirent place. Aldo, alors, se dirigea vers l’ascenseur pour gagner sa chambre où l’on avait déjà monté son léger bagage qui ne renfermait aucune tenue de soirée, ce qui lui rendait difficile l’accès aux salles à manger. C’était de peu d’importance : il n’avait aucune envie de s’y montrer. Ce dont il avait rêvé, c’était d’emmener Pauline dîner à Montmartre ou à Montparnasse dans un de ces petits bistrots où personne ne les connaîtrait. Mais puisqu’il fallait y renoncer, il appela le garçon d’étage afin de se faire apporter un menu, commanda une cassolette de queues d’écrevisses, une escalope de foie gras au beurre noisette avec des petits pois frais et une bouteille de meursault Goutte d’or. En attendant il prit une douche, se rasa, passa une chemise propre et le costume qu’il avait porté pour sa visite à Kledermann, puis mangea devant la fenêtre ouverte sur la place, en tête à tête avec la statue de Napoléon qui le regardait du haut de sa colonne faite avec les canons pris à Austerlitz. Son cœur battait sur un rythme inhabituel où la hâte se mêlait à une vague inquiétude. Que ferait Pauline en rentrant ? L’appellerait-elle pour lui donner rendez-vous à l’un des bars ou dans un salon ? Ou encore – ce qu’il espérait ! – le ferait-elle venir chez elle ?

Des minutes qui semblaient des heures passèrent. Interminables, occupées par la fumée des cigarettes qu’Aldo allumait l’une après l’autre. De temps en temps, il se levait pour respirer l’air frais du soir ou le bouquet de roses posé sur un guéridon. Il se retrouvait à quinze ans attendant son premier rendez-vous d’amour mais gardait cependant assez de sang-froid pour s’irriter de cette faiblesse. Il se jugeait ridicule : le téléphone allait sonner d’un instant à l’autre et Pauline lui demanderait de la rejoindre pour boire un verre ensemble, évoquer leurs souvenirs de l’été précédent et rien ne voulait dire qu’elle réveillerait celui de leur minute d’abandon dans la bibliothèque. Ils étaient des amis, seulement des amis ! Ne s’y étaient-ils pas engagés solennellement ? Pourtant son moi profond rejetait cette mièvrerie, cette comédie de l’amitié. Si à Newport il n’avait pas senti l’approche du désir, cette nuit il le savait là, prêt à l’embraser dès que sa main toucherait celle de Pauline… Il en fut même effrayé au point de songer à fuir en laissant un mot derrière lui…

Et puis, peu avant minuit, on frappa à sa porte, qui s’ouvrit, et Pauline entra sans rien dire. Elle le regardait seulement, debout devant le vantail repoussé et ce regard fascina Aldo. Il se leva lentement pour aller vers elle, vers ce visage dont la passion exaltait la beauté sensuelle. Comme au petit matin de Newport, elle tendit les bras qu’elle referma étroitement sur lui quand il l’étreignit. Et plus rien n’exista…

Quand Aldo s’éveilla au lever du jour, il était seul dans le lit bouleversé où s’attardait le parfum de Pauline et un long cheveu noir qu’il prit avec délicatesse pour l’enrouler autour de son doigt. La nuit qui s’achevait avait été torride et tendre à la fois et c’était cette tendresse qui mettait une ombre sur l’extraordinaire sensation d’euphorie. Cela voulait dire qu’il ne s’agissait pas seulement de leurs corps mais qu’un peu de leur âme s’était détachée d’eux pour aller vers l’autre. Et ça c’était inquiétant… Dès l’instant où l’acte de chair devenait acte d’amour, tout était à craindre.

En se dirigeant vers la salle de bains et la douche froide dont il avait le plus grand besoin pour se remettre les idées en place, il trouva, sur la coiffeuse, une enveloppe sur laquelle la main ferme de Pauline avait tracé son nom et dans laquelle, bien sûr, il y avait une lettre :

« Je plaide coupable, Aldo… Ce qui s’est passé cette nuit, je l’ai voulu de toutes mes forces au mépris total de ce dont nous étions convenus. Notre étreinte trop brève, au lendemain du bal, m’avait laissé un goût d’inachevé d’autant plus cruel que c’était un éblouissement. Ce matin, je suis divinement heureuse… et un peu triste aussi parce que je n’ai pas le droit de m’installer dans votre vie, d’y devenir… une habitude – qui sait ? – et peut-être ensuite un poids. Alors, souffrez que je referme sur moi les portes du paradis. Au besoin aidez-moi afin qu’à notre prochain revoir nos regards soient sans ombre et nos sourires assez clairs pour reprendre où nous l’avons laissée le cours d’une belle amitié… Le mot – l’un de ceux que je préfère cependant – paraît terne, n’est-ce pas ? Mais c’est ma volonté et je vous demande la grâce de m’aider à y rester fidèle… » Et soudain la plume sage sembla prise de folie : « Mais pourquoi faut-il que je t’aime à ce point ? » Pas de signature…

— Comme si tu ne savais pas que moi je vais t’en aimer davantage ? murmura-t-il en caressant le papier ainsi qu’il aurait caressé la joue de Pauline. Mais c’est toi qui as raison et je ferai ce que tu veux…

Il était temps à présent de couper les ailes du rêve et de retrouver la réalité. Prenant son briquet, il brûla la lettre dont il laissa tomber la cendre dans la cheminée. Ensuite, il demanda son petit déjeuner et aussi un taxi pour dans une heure. Destination Versailles !…

Une heure plus tard très exactement, il quittait le palace de la place Vendôme sans même se retourner pour chercher des yeux la fenêtre de Pauline…

En arrivant au Trianon vers la fin de la matinée, il trouva Adalbert en train de lire les journaux sur la terrasse ensoleillée en compagnie d’un verre convenablement glacé. Il prit place à côté de lui sans qu’il parût s’apercevoir de sa présence. Ce fut seulement quand Aldo leva le bras pour appeler un serveur qu’il tourna vers lui un œil nonchalant :

— On t’attendait hier soir ? Tu as pris ton temps, on dirait ?

— Moritz ne va pas bien. Ce n’est pas lui qui le dit et même il fait tout ce qu’il peut pour qu’on ne le remarque pas mais son maître d’hôtel, peu bavard cependant, ne m’a pas caché son inquiétude.

— Lisa le sait ?

— Non. Elle était déjà repartie pour Ischl et sans se rendre compte de rien. Toujours ce sacré marmot, je pense ? Décidément, elle ne voit plus que lui ! bougonna-t-il.

Sans lever les yeux de son journal, Adalbert remarqua :

— Prends garde, mon vieux, tu es en train de faire une fixation et c’est très mauvais. Tu as pris le train de nuit ? s’enquit-il.

— Oui. Pourquoi ?

— Parce que tu devrais être là depuis longtemps. Tu n’as pas trouvé de taxi ?

— Oh, mais tu m’agaces ! Est-ce que par hasard je te devrais des comptes ? Si tu veux savoir, je suis passé voir Vauxbrun mais il n’y était pas : parti hier pour Strasbourg… Satisfait ?

— Remarque, ce que j’en dis c’est parce que ici on a bigrement besoin de toi.

— Si c’est ça, commence par refermer ton journal ! Si je ne savais pas où tu as été élevé, je me poserais des questions.

— Tu veux de la lecture ? Tiens !

Et Adalbert sortit de sa poche la feuille de papier récupérée par les journalistes :

— Berthier me l’a apportée hier matin… Après quoi, j’ai pris sur moi d’aller faire une petite visite à mon confrère Aristide. Ce n’était pas très cordial mais j’ai appris des choses…

Aldo prit le temps de lire puis d’un geste vif ôta Le Figaro des mains de son ami :

— Je vois ! Les nouvelles au compte-gouttes ça commence à suffire ! Cesse de jouer les auteurs de mauvais feuilletons et raconte !

Ce fut vite et bien fait mais, à mesure qu’Adalbert parlait, la figure d’Aldo s’assombrissait :

— Il y a deux choses que je n’aime pas, souligna-t-il en conclusion : la voiture qui ressemble à la tienne et que Caroline descende de Léonard. Cela veut dire que les bijoux disparus au cantonnement du marquis de Bouillé ne l’ont pas été pour tout le monde et que le friseur s’est conduit comme un fripon même s’il s’en est repenti par la suite ce que ce papier ne dit pas.

— Remarque : s’il n’était pas intervenu, le précieux dépôt aurait été embarqué par un autre et on n’en aurait peut-être rien retrouvé. En outre, il n’a pas dû garder la totalité.

— En recoupant la liste des joyaux privés de Marie-Antoinette, certains, j’en suis sûr, ont été remis à l’archiduchesse Marie-Christine…

— Moi, il y a un troisième point qui me tracasse : l’attitude de Ponant-Saint-Germain. Je me demande si on ne devrait pas chercher l’assassin de ce côté… Heureusement on va en savoir davantage ce soir : Tante Amélie va prendre le thé chez le marquis des Aubiers qui lui a envoyé hier une invitation. D’après ce que l’on a compris, il souhaiterait la convaincre d’éloigner Marie-Angéline de ce dangereux maniaque…

— Voilà qui est intéressant ! Et… dis-moi : est-ce que Lemercier a été mis au courant ?

— Pas fou ! Pour qu’il vienne patauger ici avec ses gros sabots ! Le salopard que nous cherchons sait ce qu’il fait en s’adressant à lui pour ses demandes de rançons. Ce n’est pas avec cet idiot qu’il risque quoi que ce soit. Tiens… lady Mendl !… et en compagnie d’un beau garçon, ma foi !

Elsie Mendl leur faisant signe d’un bout de son ombrelle fleurie, ils se levèrent pour aller la saluer.

— Nous nous sommes rencontrés en chemin, Baldwin et moi ! Vous le connaissez, je suppose ?

— Pas du tout ! firent les deux hommes d’une même voix en répondant au sourire – timide – du jeune homme.