— Je me trompe ou l’annonce de l’arrivée de Pauline t’a donné un choc ? fit-il mi-sérieux, mi-moqueur.

— Un choc ? Tu n’aurais pas un peu trop d’imagination ?

— Je ne pense pas. Tu es resté muet, voire songeur pendant un moment il me semble ?

Aldo leva un sourcil insolent :

— Tu m’observes à présent ? Moi qui te croyais uniquement occupé de la belle Léonora !… Cela dit et pour répondre à ta question, disons que j’ai été surpris. Quand nous l’avons rencontrée ensemble sur le bateau, à New York…

— Et aussi à Newport où nous n’étions pas ensemble…

— Et aussi à Boston où je n’étais pas, j’ai cru comprendre qu’elle rentrait définitivement dans son pays natal sans beaucoup de chances pour l’Europe de la revoir de sitôt. Mais, au fait, n’avais-tu pas eu l’idée d’organiser une exposition de ses œuvres à Paris ?

Brusquement Gilles Vauxbrun se mit à rire :

— J’oublie toujours que tu as une mémoire d’éléphant ! C’est vrai, nous en avions parlé et j’ai remis l’idée sur le tapis quand elle est venue me secourir à Boston. C’est la raison principale de sa venue, davantage que pour Marie-Antoinette dont je n’ai pas l’impression qu’elle raffole. Bien qu’elle adore Versailles… Et je me réjouis de l’y ramener !

Si Aldo éprouva un désagréable pincement au cœur en découvrant qu’il venait de rêver dans le vide, il eut assez d’empire sur lui-même pour n’en rien montrer.

— On dirait que tu vas être particulièrement occupé, mon bon ?

— Par quoi ?

— Il me semble qu’entre l’exposition de Pauline et les exigences de Mrs Lowell, ton cauchemar américain, tu auras fort à faire. Où places-tu la belle lady Crawford au milieu de tout cela ?

Gilles prit un air fat qui lui allait aussi mal que possible et qui donna aussitôt à Morosini l’envie de lui taper dessus :

— Mais je ne désespère pas de mener tout cela avec habileté. Si tu veux savoir la vérité, j’ai hâte d’avoir en même temps sous les yeux Pauline et Léonora.

— Pour comparer ? Dis donc, tu ne manques pas d’audace ! Ce pourrait être amusant à observer, malheureusement c’est un plaisir dont je serai privé…

— Tu rentres à Venise ?

— Pas demain matin mais il faut que j’y pense. Meurtres ou non, l’exposition rencontre un énorme succès et je ne peux pas rester l’arme au pied devant mes diamants pendant des semaines. La surveillance est tellement renforcée qu’il ne peut plus rien leur arriver.

Le café bu et les dernières dispositions prises pour la fête, on se sépara sur les remerciements mérités dont on couvrit l’aimable hôtesse. Aldo et Marie-Angéline reprirent le chemin de l’hôtel non sans que le premier eût éprouvé un mal infini à arracher la seconde à une conversation passionnée avec le professeur. Ce qui n’arrangea pas son humeur :

— Qu’est-ce qui vous prend, Plan-Crépin ? Vous êtes en train de nouer une idylle avec ce vieux fou ?

— D’abord ce n’est pas un vieux fou mais un véritable puits de science pour ce qui concerne Versailles en général et Marie-Antoinette en particulier. Il a beaucoup à m’apprendre, riposta-t-elle déjà sur ses grands chevaux. Et puis ne m’appelez pas « Plan-Crépin » ! Il n’y a que notre marquise qui puisse se le permettre. Chez tout autre cela m’offense !

Repentant, Aldo glissa son bras sous celui de la vieille fille :

— Pardonnez-moi, Angelina ! Cette histoire me met les nerfs en boule. Je crois que je vais rentrer à Venise.

Elle s’arrêta net afin de pouvoir le regarder dans les yeux :

— Vous n’allez pas faire ça ? Pas au moment où on commence à s’amuser ?

— Avec quatre meurtres ? Vous avez de l’amusement une curieuse conception !

— Je me suis mal exprimée : je veux dire où les choses deviennent intéressantes. Regardez-moi, Aldo, et dites-moi si vous avez vraiment envie de vous en aller sans connaître la fin de l’histoire ?… Sans savoir au moins ce qui est arrivé au colonel Karloff ?

— À vous entendre, on dirait que je m’apprête à déserter devant l’ennemi.

— C’est juste ce que je pense ! En outre… si vous partez, Tante Amélie voudra rentrer rue Alfred de Vigny et moi avec elle !

— De ce fait, votre roman avec Aristide Ponant-Saint-Germain s’en trouvera étouffé dans l’œuf.

— Cessez donc de proférer des âneries ! Je veux en savoir davantage sur lui et surtout sur son association de dévots de la Reine. Ne me demandez pas pourquoi mais mon nez me souffle que ces fanatiques – d’après ce que j’en sais c’est le terme convenable pour cette joyeuse bande ! – pourraient nous être utiles.

— C’est ce que votre nez vous a dit ?

— Si vous vous livrez à la moindre considération sur sa longueur, je ne vous adresse plus la parole !

— Allons donc, Angelina, sourit Aldo en reprenant son bras pour se remettre en marche. Vous êtes loin de Cyrano de Bergerac, aussi ne mettez pas flamberge au vent. Cela dit, ajouta-t-il en reprenant son sérieux, faites attention à vous ! Ces gens-là ne sont sans doute que de doux dingues mais tout fanatisme — et vous avez prononcé le mot ! – peut comporter des éléments dangereux. Alors, tenez-moi au courant !

– Donc vous restez ! exulta-t-elle. Je me vois mal téléphonant ou télégraphiant chez vous les derniers développements.

— Sans doute mais vous avez Adalbert, cet autre moi-même. Et, tenez, lui aussi songe à aller consulter le professeur sous prétexte qu’un parallèle pourrait exister entre Marie-Antoinette et Néfertiti…

— Mais c’est idiot et il ne faut surtout pas le prendre pour un imbécile !… De toute façon, dit-elle en plissant le nez, le commissaire Lemercier ne vous a pas encore autorisé à partir !

Peu désireux d’entamer une nouvelle polémique, Aldo préféra lui laisser le mot de la fin.

De retour à l’hôtel, le portier lui remit deux lettres. L’une, timbrée de Venise, portait sur sa longue enveloppe de vélin bleuté la grande écriture élégante de Lisa. L’autre, sans indication postale, était un billet plié à l’ancienne mode et fermé par un cachet de cire verte gravé d’une rose. Romantique à souhait.

— C’est un jeune garçon qui l’a apporté il y a environ une heure, expliqua l’homme aux clefs, répondant au regard interrogateur de son client.

Ce fut naturellement celui-là qu’Aldo ouvrit en premier. La teneur du texte en était brève :

« Venez ce soir, ou alors demain vers onze heures si ce n’est pas possible, mais venez seul ! J’ai besoin d’aide. Caroline Autié. »

Rien d’autre ! Pas la moindre formule de politesse ni la plus petite indication sur l’état d’esprit de la jeune fille quand elle avait écrit ces deux phrases peu engageantes ! C’était une simple convocation, presque un ordre, et Morosini détestait qu’on lui donne des ordres. Surtout venant d’une créature qui n’avait pas hésité à l’envoyer en prison ! En outre, il devait venir seul. Pourquoi ?

Cela pouvait ressembler à un piège. Ce qui n’était pas de nature à le faire reculer, bien au contraire, son goût de l’aventure joint à sa curiosité l’aurait plutôt poussé à aller au rendez-vous. D’autant que cette ravissante et fragile Caroline était de celles qui savaient inciter un homme d’honneur à se faire leur champion…

Afin d’échapper à l’attraction de l’étrange billet, Aldo décacheta la lettre de sa femme avec l’espoir qu’elle lui annoncerait son arrivée. Ce serait la meilleure des nouvelles. La belle Lisa à ses côtés, Aldo se sentirait de taille à affronter sans broncher toutes les séductions… fût-ce celle de Pauline. Il avait trop souffert de la séparation qu’elle lui avait imposée dans son amour blessé lorsqu’elle l’avait cru épris de la comtesse Abrasimoff{8} pour risquer de renouveler une expérience qui, cette fois, serait sans appel.

Avant de sortir la lettre de son enveloppe, il l’appuya contre ses lèvres et pria :

— Dis-moi que tu viens, Lisa ! Dis-moi que tu n’en peux plus d’être loin de mes bras ! Apporte-moi tes yeux, tes lèvres, ton corps… J’en ai tellement besoin !

L’épais papier lui restituait le parfum de la jeune femme, cette senteur de fleurs, d’herbe coupée, de forêt et de lande sauvage qu’il aimait tant. Les yeux fermés il s’en grisa durant un long moment avant de se décider à déplier la lettre, à la lire…

— Oh non ! gémit-il.

Lisa lui annonçait bien quelle partait… mais pour l’Autriche : « Les premières chaleurs nous sont tombées dessus comme une couverture mouillée, écrivait-elle. Venise suffoque et ce n’est pas bon pour les enfants. En particulier pour notre petit Marco auquel le docteur Licci a découvert une légère faiblesse des voies respiratoires. Peu inquiétante sans doute mais, Antonio et Amelia une fois installés à Rudolfskrone, je l’emmènerai à Zurich pour une consultation chez le professeur Glanzer. Alors seulement je serai rassurée… Ensuite nous verrons ! Tu le vois, mon chéri, le sort est contre moi. En effet, j’ai songé un instant à te rejoindre à Paris mais ce ne serait pas raisonnable et tu n’aurais guère lieu de t’en réjouir parce que l’inquiétude me rendrait invivable. J’espère, d’ailleurs, que tu ne t’éterniseras pas dans un endroit si malsain. Votre exposition tourne au cauchemar et Grand-Mère que j’ai eue au téléphone hier regrette d’avoir contribué à t’y engager… »

Suivait une liste de recommandations qu’Aldo parcourut d’un œil agacé. Le côté mère poule de Lisa s’y étalait avec trop de complaisance. Où était l’amante passionnée avec qui il avait partagé tant de nuits – et pas mal de jours ! – dont le souvenir le brûlait ? Il semblait que l’arrivée du jeune Marco eût réveillé chez sa mère le côté suisse sain, logique, aseptisé, qu’Aldo ne lui avait jamais connu. Il en venait à regretter l’ère de Mina Van Zelden. Au moins celle-là ne manquait pas d’humour ! Sans oublier qu’elle était une collaboratrice hors pair !