Donc Karloff ne dormait jamais profondément et le moindre bruit le dressait sur son séant, l’oreille au guet ! Cette nuit-là le vacarme des policiers envahissant la maison d’une voisine dont il savait seulement qu’elle était jeune, charmante, solitaire et gagnait sa vie en donnant des leçons de piano l’envoya rejoindre dans la rue, en pantoufles et pyjama, le maigre groupe de curieux que le bruit avait extraits de chez eux et que d’ailleurs des agents de police tenaient à distance. Pas assez loin tout de même pour que le colonel ne reconnût Morosini et Vidal-Pellicorne quand on les embarqua menottés dans le « panier à salade ». Une vague rumeur parlait de cambrioleurs surpris pendant leur travail.

— Des cambrioleurs en smoking avec la Légion d’honneur (cela pour Adalbert !) vous en avez déjà vu beaucoup… protesta-t-il indigné.

— Et pourquoi donc pas ? riposta une commère en bigoudis et robe de chambre en pilou rose. C’est pour inspirer confiance. D’autant qu’y en a qui gagnent bien, ces malhonnêtes !

Peu désireux d’entamer une polémique, Karloff, après avoir vu emmener la voiture d’Adalbert, ne commit pas l’erreur de demander un supplément d’information aux policiers, rentra chez lui, fit sa toilette, s’habilla en prenant soin de ne pas éveiller Liouba. Puis, dédaignant le samovar, se fit du café bien fort afin d’éviter la somnolence qui le prenait parfois au petit matin, après quoi il écrivit un mot pour sa femme lui expliquant qu’il devait prendre un client de bonne heure au Trianon Palace, alla chercher son taxi, prit de l’essence à la pompe, fit un tour dans Versailles pour passer devant l’hôtel de police afin de s’assurer que l’Amilcar s’y trouvait puis fila jusqu’à un bistrot du quartier Notre-Dame où il avait ses habitudes et y attendit qu’il soit une heure décente pour se présenter chez une cliente du grand hôtel. La lecture du Petit Versaillais accompagnée de deux ou trois croissants et de quelques café-calva l’aidèrent. Enfin, aux deux coups de huit heures et demie frappés à l’église proche, dispos et frais comme l’œil, il se dirigea doucement vers le boulevard de la Reine qui piquait droit dans le parc du château et dont le Palace portait le numéro 1. Là, il se rangea sous les arbres délimitant l’espace réservé aux voitures, prit la précaution de ne pas ôter le capuchon de cuir recouvrant le drapeau de son compteur, franchit le seuil encadré de colonnes et, dans le hall dallé de marbre blanc et noir, gagna la réception d’un pas résolu.

Comme cela faisait plus d’un an qu’il véhiculait les clients de l’hôtel, l’homme aux clefs d’or le connaissait et, sachant à qui il avait affaire, n’éleva aucune objection quand il demanda à être reçu par Mme la marquise de Sommières, en s’excusant naturellement de l’heure matinale.

— On lui porte le petit déjeuner à huit heures, dit le chef de la réception en décrochant son téléphone. Elle est donc éveillée. Je vais demander à sa secrétaire quand elle pourra vous recevoir. Peut-être devrez-vous patienter.

Il n’en fut rien. Trois minutes plus tard, Marie-Angéline déjà tout agitée déboulait de l’ascenseur :

— Que se passe-t-il ? Il y a un problème ?

— Plutôt, oui ! Morosini et Vidal… machin ont été arrêtés !

Le temps de monter et il saluait Mme de Sommières qui le reçut en saut-de-lit de batiste mauve et de dentelles blanches comme le bonnet qui maintenait sa « coiffure » pendant la nuit. Une demi-heure après il récupérait son taxi afin d’indiquer le chemin au vieux Lucien, la marquise préférant se rendre chez Mlle Autié dans son propre équipage. En outre – et là l’idée était du colonel ! – il était préférable que la jeune fille ignorât encore ses relations avec le clan Morosini. Ce serait plus facile pour la surveiller.

Arrivé devant la maison, Karloff donna deux coups de klaxon sans s’arrêter et poursuivit son chemin tandis que Lucien rangeait sa voiture devant la grille à laquelle il alla sonner pendant que Marie-Angéline aidait Mme de Sommières à descendre. Aucun policier ne gardait l’entrée mais l’œil vif de la vieille fille eut tôt fait de repérer de l’autre côté de la rue un ouvrier plombier assis sur sa selle de vélo qui se curait les ongles en ayant l’air d’attendre quelque chose :

– Il faut être un policier pour avoir des idées pareilles, ironisa-t-elle. Qui a jamais vu un plombier se faire les ongles ?

— Pourquoi pas ? Chez mon père au château de Feucherolles, ceux qui y venaient mettaient des gants… Tirez plutôt la chaîne de cette cloche ! On dirait que nous arrivons à l’heure du ménage.

En effet trois portes-fenêtres avaient permis de sortir les meubles les plus légers… En même temps le vrombissement d’un aspirateur parvenait aux visiteuses, si bruyant que l’on pouvait craindre qu’il couvrît le tintement de la cloche mais il n’en fut rien. Il s’arrêta et la maîtresse des lieux, enveloppée d’un grand tablier, en pantoufles et un torchon épinglé sur la tête, vint à la grille.

— Mademoiselle Autié, je présume ? fit aimablement Tante Amélie.

— C’est moi. À qui ai-je l’honneur ?

— Je suis la marquise de Sommières, voici ma cousine, Mlle du Plan-Crépin, qui fait partie de l’organisation de l’exposition « Magie d’une reine ». Nous souhaitons bavarder un instant avec vous au sujet du regrettable événement d’hier soir.

La jeune fille ne répondit pas tout de suite. D’un geste machinal elle ôta le torchon de sa tête en considérant d’un air incertain cette grande dame – à l’évidence c’en était une ! – imposante et encore belle dans une longue robe « princesse » en guipure sable telle qu’en portait la reine Alexandra d’Angleterre au début du siècle, une dizaine de sautoirs précieux au cou, avec des gants de suède assortis et un chapeau-plateau supportant des roses de mousseline. Non seulement elle n’était pas ridicule mais on éprouvait en la regardant que c’était la mode actuelle qui était dans son tort. Derrière elle, une voiture d’époque étincelante avec chauffeur en livrée complétait le tableau :

— Nous vous dérangeons sans doute, continua l’apparition dont les yeux étaient aussi verts que ceux de Caroline elle-même, mais ne pourrions-nous entrer un moment pour parler plus aisément que derrière cette grille ?

— Nous donnons l’impression d’être dans le parloir d’un couvent… ou d’une prison, compléta sévèrement la cousine qui passait un peu inaperçue en retrait de la marquise.

— Veuillez m’excuser et vous donner la peine d’entrer.

Elle ouvrit la grille, fit passer les deux femmes puis referma soigneusement avant de précéder ses visiteuses dans le salon qui avait retrouvé une image présentable… Il était clair que la jeune fille avait dû travailler dur depuis le matin. En admettant même qu’elle se soit couchée car son visage portait des traces de fatigue. Mais elle faisait bonne contenance, offrit deux chaises cannées qui étaient intactes et leur demanda en quoi elle pouvait les aider.

— À réparer une injustice, sourit la marquise en soulevant sa voilette jusqu’au bord de son chapeau. Du moins je pense que c’en est une. Je voudrais que vous nous racontiez ce qui s’est passé hier soir dans cette maison. Vous avez reçu des visites m’a-t-on dit ?

— Davantage que je ne l’aurais voulu… Rentrant de voyage plus tard que prévu – mon train a pris du retard ! – j’ai trouvé ma maison bouleversée, fouillée de fond en comble.

— Que vous a-t-on volé ?

— Rien pour autant que je puisse en juger : pas même une petite cuillère. Je possède quelques jolis souvenirs de mes parents… et tout est là.

— Autrement dit, compléta Marie-Angéline, ce que l’on cherchait on ne l’a pas trouvé. Vous avez une idée de ce que cela peut être ?

Mlle Autié marqua une légère hésitation avant de répondre :

— Aucune !

— En ce cas, reprit Mme de Sommières, comment se fait-il que vous ayez fait arrêter mon neveu et son ami ? J’espère que vous ne les avez pas pris pour des cambrioleurs ?

Instantanément le jeune visage reprit son expression méfiante :

— Mais si, madame ! Comment appelez-vous des hommes qui s’introduisent dans une demeure en franchissant le mur ?

Mme de Sommières se mit à rire :

— Des explorateurs ? Vous n’imaginez pas le nombre d’expéditions de ce genre que ces deux lascars ont menées depuis qu’ils se sont rencontrés, il y a environ huit ans. Mais ils ne travaillaient jamais pour leur profit. Toujours pour quelqu’un ou pour une cause.

— Ce qui signifie qu’il y a derrière un cerveau, un chef de bande qui dirige leurs actions ?

— Ça ne va pas, non ? s’écria Plan-Crépin tellement indignée qu’elle en oubliait de châtier son langage. Les avez-vous seulement regardés ? L’un est un archéologue reconnu, célèbre, l’autre un expert en joyaux de préférence princiers ou royaux, encore plus réputé, qui possède un palais à Venise, est marié à la fille d’un banquier richissime et père de trois enfants ! Et vous les avez expédiés en prison sans prendre la peine de respirer ?

Caroline s’empourpra sous une poussée de colère :

— C’est ce que l’on fait d’ordinaire quand on trouve chez soi, en pleine nuit, des gens que l’on n’a jamais vus. Voulez-vous me dire ce qu’ils venaient faire ?

— Je n’en sais rien mais ils ont dû vous le dire avant que vous n’appeliez la police pour les faire embarquer ?

— Oh, pour parler ils ont parlé ! Un vrai duo, admirablement réglé ! Il était question d’une boucle d’oreille de Marie-Antoinette, ou plutôt de sa copie que j’aurais confiée au joaillier Chaumet pour qu’il l’expose à Trianon dans l’espoir de faire apparaître la vraie ! Une histoire de fous !

— Ah, vous croyez ? Et le commissaire Lemercier avant de se ruer sur mon cousin ne vous en a pas touché un mot ?

— Si, admit la jeune fille de mauvaise grâce. Je dois même me rendre à son bureau ce tantôt pour faire une… déposition et répondre à quelques questions…