— Nous sommes les derniers, Higgins ? demanda Adalbert à l’impeccable « butler » qui les accueillait au seuil du vestibule.
— Oui, monsieur. Tout le monde est là.
Une dizaine de personnes, en effet, occupaient un salon bleu et or où d’admirables fauteuils Régence réalisaient un ensemble parfait avec de très beaux meubles anciens appartenant tous au XVIIIe siècle français. On buvait des cocktails en causant à voix contenue comme s’il y avait un malade à la maison. Les smokings des hommes contrastaient peu avec les robes de « dîner » des femmes qui arboraient des couleurs sombres avec, tout de même, quelques très beaux bijoux.
La maîtresse de maison, qui avait opté pour du velours noir{3}, sous un déluge de perles, vint au devant des retardataires, appuyant sur une canne une démarche devenue hésitante. Plutôt petite, mince et fine, lady Mendl à qui il était difficile de donner un âge – en fait elle avait plus de soixante ans ! – attirait toujours le regard par ses magnifiques yeux noirs et une chevelure argentée qui faisait sa fierté et qu’elle avait renoncé, en vieillissant, à teindre en bleu, vert ou rouge selon sa fantaisie.
— J’espérais vous recevoir dans une atmosphère plus heureuse, dit-elle en leur offrant sa main qu’ils baisèrent l’un après l’autre, mais nous sommes en pleine catastrophe. Cela ne vous concerne pas, cher Adalbert, puisque vous n’appartenez pas à notre comité mais je vous sais de bon conseil et très proche du prince Morosini…
— Qui n’en fait pas partie non plus, rectifia Aldo en souriant…
— Les joyaux prêtés vous y ont inscrit d’office et nous avons plus que jamais besoin d’aide. Vous connaissez mes invités, je pense ?
Pour les Crawford, mari et femme, Gilles Vauxbrun, Mme de La Begassière, le général de Vernois et sa femme, cela ne faisait aucun doute, mais on fit connaissance des autres : le comte Olivier de Malden appartenant au quai d’Orsay, son épouse et un vieil archiviste de grand renom, le professeur Aristide Ponant-Saint-Germain, qui avait l’air de somnoler enfoui dans une bergère. Il fallut répéter trois fois les noms des nouveaux venus pour qu’il les salue d’une grimace avant de se rendormir.
Les présentations terminées, Aldo prit le siège que lui offrait son hôtesse et demanda :
— Vous parliez à l’instant d’une catastrophe, lady Elsie. J’espère qu’il ne s’agit pas encore…
— Si. Il y a eu un nouveau meurtre. Au Hameau cette fois et l’on a retrouvé le corps d’un fontainier.
— Poignardé, lui aussi ?
— À travers un masque noir.
— Le commissaire Lemercier va pouvoir les collectionner. Vous a-t-il laissé voir l’inscription de l’intérieur ?
— Oui. La même que pour les autres avec cette adjonction : « Cette fois, pas d’erreur ».
— Et l’on sait son nom ?
Ce fut Crawford qui lui répondit après avoir consulté un calepin tiré de sa poche :
— Harel, Ferdinand Harel. L’analogie avec le nom du précédent : Félicien Hanel, est flagrante et je dirais que physiquement les deux hommes offrent une certaine ressemblance : la taille, le dos un peu voûté, les cheveux blonds…
— Et ces gens-là seraient des ennemis de la Reine ? Comment le meurtrier l’entend-il ? Des gens qui la détestent et le font savoir par leurs actes ou leurs écrits – je pense au vieil archiviste ! – ou qui, n’importe comment, attaquent sa mémoire. Ou bien des…
Un étrange phénomène lui coupa la parole : cela tenait du croassement et du sac de noix dévalant un escalier. On se tourna vers la source de ce bruit bizarre : c’était le professeur qui, bien réveillé, ricanait en faisant claquer ses dentiers. Il faillit s’étrangler, vira à l’écarlate, toussa, puis, après avoir avalé la coupe de champagne que son hôtesse lui mit dans la main, reprit d’une voix enrouée :
— L’Histoire, messieurs !… l’Histoire seule peut vous apporter la réponse. Encore faut-il la connaître ! Vous vous attachez aux beaux temps de Versailles et des Trianons, les falbalas, les joyaux, les fêtes mais vous refusez les heures noires ! Vous battez le rappel des grands noms en ignorant les petits…
Une quinte de toux lui coupa la parole. Il la fit passer avec une goulée de vin pétillant, renifla et reprit :
— Les petits, disais-je ! Ceux des vipères qui rampaient dans la boue des prisons ! Tison… Harel, ça ne vous dit rien ?
— Mon Dieu non ! dit Vauxbrun. Ce sont, comme vous le dites, professeur, des noms bien ordinaires ! La seule Harel qui, pour moi, ait marqué l’Histoire est cette Normande qui a inventé le camembert !
La plaisanterie ne détendit qu’à peine l’atmosphère. Crawford tout à coup sembla soucieux :
— Je crois comprendre : les Tison étaient ce ménage d’espions censés servir, au Temple, la famille royale et ne lui ont pas ménagé les avanies, Quant aux Harel…
Ce fut Adalbert qui prit la suite :
— Un bas policier marié à une mégère, n’est-ce pas ? C’est elle qui, à la Conciergerie, a fait échouer le complot de l’Œillet au moment même où la Reine allait quitter sa prison ?
La surprise remonta les sourcils broussailleux du professeur de quelques centimètres :
— C’est exact ! approuva-t-il.
— Bravo ! fit Morosini. Moi qui croyais que tu n’avais jamais rencontré d’autres reines que Néfertiti, Néfertari, Hatshepsout ou Cléopâtre ?…
— Je suis français et j’ai pris le temps de m’intéresser à l’histoire de mon pays. Surtout quand les choses allaient mal… Monsieur de Malden, ajouta-t-il en regardant le diplomate, vous descendez, n’est-ce pas, d’un des trois gardes du corps qui escortaient la famille royale lors de ce malheureux voyage à Varennes ?
— Effectivement. Il suivait la berline à cheval afin de protéger les arrières. Cela lui a coûté la vie par la suite…
— C’est ce qui a réveillé mes souvenirs de lecture…
— Mais enfin, gémit Mme de La Begassière, ces malheureux sont bien innocents et ce n’est pas leur faute si leurs ancêtres – en admettant qu’ils le soient – se sont mal conduits ?
— Pour celui qui les tue seule compte l’hérédité, le nom. Ils portent le poids des péchés de leurs pères. « Ils ont mangé des raisins verts et les dents de leurs enfants en ont été agacées… », cita Aldo avec un rien de solennité.
— Amen, mon révérend ! ironisa Adalbert. Quelqu’un parmi nous saurait-il s’il y a dans les alentours d’autres gens portant des noms dangereux ?
— On pourrait déjà consulter l’annuaire du téléphone, proposa quelqu’un.
Le rire du professeur prit un degré de grincement :
— À condition de connaître ceux qui sont importants et je n’ai pas l’impression que ce soit le cas de la majorité, ce soir. Même si vous étiez des puits de science, savez-vous par exemple combien de gens portent le nom de Simon ? Hein ?… Simon ! Un nom largement répandu ! Comment trouver celui dans les veines duquel coule le sang de l’affreux savetier du Temple, « l’éducateur » du dauphin selon le Comité de salut public ? Et rien ne dit qu’il soit à Versailles. Alors : « Tuez les tous et Dieu reconnaîtra les siens » ?
— Il a raison, dit Aldo qui venait d’allumer une cigarette et en tirait une bouffée méditative… Notre assassin ne va pas s’offrir un massacre…
— Et il n’en fera rien, jeune homme ! assura le vieil homme. Soyez certain qu’il connaît son sujet. Il a dû y penser longtemps et ne frappe qu’à bon escient, ajouta-t-il en levant un doigt vers le plafond azuré.
L’entrée d’Higgins annonçant que Milady était servie fit lever tout le monde avec une satisfaction évidente. On se mit à table et l’on s’apprêtait à déguster le foie gras en brioche quand on entendit sonner à la grille.
— C’est peut-être notre ami Polignac, fit lady Mendl. Je lui ai presque arraché la promesse de passer.
Du coup les couverts retombèrent avec un bel ensemble mais ce fut Lemercier que le maître d’hôtel introduisit l’instant suivant. L’hôtesse se leva et trouva un sourire :
— Vous vous êtes décidé à accepter mon invitation, commissaire ? Un couvert, Higgins !
Le visage sombre du policier ne s’éclaira qu’à peine :
— Je vous remercie, madame, mais je ne fais que passer. Comme je savais que les Versaillais de votre comité étaient réunis chez vous, il m’est apparu normal de vous faire part d’un fait nouveau qui est intervenu il y a une heure…
— Encore un cadavre ? s’inquiéta le général de Vernois.
— Non : ceci !
Et, tirant de sa poche un sachet de papier, il en fit glisser sur la blancheur de la nappe damassée quelque chose dont les bougies du surtout fleuri arrachèrent des éclairs en même temps qu’un « oh » de stupéfaction aux convives : la larme de diamants dérobée à Trianon.
On se leva pour mieux voir mais déjà Lemercier avait escamoté le corps du délit :
— Ce n’est pas tout, annonça-t-il. Un message l’accompagnait. Non signé comme il se doit et écrit en majuscules : notre voleur se plaint – il a tous les culots – d’avoir été victime d’une illusion. Le bijou étant faux il nous le rend… en exigeant qu’il soit remplacé par le vrai !
— C’est insensé ! s’écria Morosini. Où veut-il que nous le prenions puisqu’en l’exposant la propriétaire espérait justement le faire sortir de sa cachette.
— Oh ! Il a parfaitement compris. D’autant mieux même qu’il déclare posséder l’autre boucle d’oreille. Il est donc persuadé que la demoiselle a toujours la vraie et n’a usé de ce subterfuge que pour compléter la paire. Il lui donne trois jours pour lui faire parvenir ce qu’il veut dans des conditions qu’il lui fera connaître en temps voulu…
— Je ne vois pas comment elle pourrait faire si elle est toujours en Italie ? émit Vauxbrun.
La cuirasse de certitudes du commissaire devait en avoir pris un coup car il se passa sur les yeux une main que le regard d’Aldo décréta légèrement tremblante. En même temps il lâchait :
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