En se mettant à la recherche d’un taxi, Aldo pensa qu’il aurait pu s’accuser d’avoir forcé la note si Boldini n’était né, comme lui-même, au soleil d’Italie où l’on cultive avec grâce l’exagération au quotidien. Une façon comme une autre de se remonter le moral et, dans le cas présent, le sourire du peintre l’en avait récompensé.
Il eut la certitude qu’il avait pleinement réussi, le lendemain, quand Boldini appuyé sur une canne à pommeau d’ambre fit son entrée dans le hall du palace de la place Vendôme. Pour un peu Aldo ne l’aurait pas reconnu. La chrysalide en casquette et veste de laine de la veille avait donné naissance à une sorte de papillon gris et noir aux vêtements admirablement coupés auxquels ne manquaient ni la longue perle grise plantée dans la cravate de soie noire sous le col à coins cassés d’une éblouissante blancheur, ni à la boutonnière les insignes d’officier de la Légion d’Honneur et de grand officier de la Couronne d’Italie, ni les boutons de manchettes en or guilloché ni même le pli de la fine moustache qui avait retrouvé une mine infiniment plus conquérante que la veille. Une vraie résurrection !
Ce bel effort vestimentaire trouva sa récompense dans les saluts, surpris mais souriants – on ne l’avait pas vu depuis longtemps dans un lieu mondain ! – que lui adressèrent plusieurs personnes et de l’accueil que lui réserva l’illustre Olivier Dabescat, le tout-puissant maître d’hôtel du Ritz quand, au seuil du restaurant, il prit en charge les deux hommes pour les conduire vers la table la plus agréable parmi celles donnant sur le jardin :
— Votre visite est un honneur trop rare, Maître, et le plaisir de vous revoir ici n’en est que plus vif !
— Je ne sors plus guère, mon cher Olivier et il a fallu toute l’insistance du prince Morosini pour me tirer de mon trou… mais j’avoue que je suis heureux de revoir cette belle maison et de retrouver sa cuisine.
— Par exemple notre mousseline de sole Empire ?
Le peintre éclata de rire… et acheva de retrouver sa jeunesse :
— Quelle mémoire ! s’écria-t-il enchanté en laissant planer sur la salle élégante et fleurie un regard qui en reprenait possession.
— Olivier n’est pas le seul à en avoir, remarqua Morosini en s’emparant du menu qu’on lui offrait, j’aperçois deux ou trois jolies femmes qui vous regardent avec des yeux gourmands. Soyez certain qu’elles savent qui vous êtes…
Rien n’était plus vrai. La présence de l’artiste animait discrètement les élégantes convives. Des têtes se rapprochaient, de beaux yeux se mettaient à briller à la pensée des portraits magiques dont cet homme possédait le secret. Les femmes se voyaient bien à la place de la duchesse de Marlborough, de la princesse Bibesco ou de la princesse Anastasie de Grèce, les hommes se souvenant avec un peu d’envie du magistral portrait de Verdi, ou de celui, percutant, de Robert de Montesquiou…
— Vous n’auriez qu’à choisir si cela vous plaisait, chuchota Aldo heureux de ce petit triomphe qu’il offrait au vieux peintre mais celui-ci refusa d’un sourire.
— Si je me sentais encore capable d’une grande toile je la réserverais à votre épouse… ou peut-être à vous deux ? Faites-moi penser à vous montrer la « Promenade au bois » où j’ai représenté les époux Lydig. J’aime beaucoup cette toile que j’ai récupérée après leur divorce, aucun des deux ne voulant garder l’effigie de l’autre…
— Et vous trouvez que c’est encourageant ? Lisa si vous voulez mais moi je ne marche pas…
— Homme de peu de foi !
Pendant que l’on dégustait le caviar et la fameuse mousseline de sole, Morosini laissa son invité s’imprégner d’une atmosphère qu’il avait tant de plaisir à respirer de nouveau, les sujets de conversation ne risquant pas de manquer entre eux. Avec les noisettes d’agneau on parla chevaux, le maître les aimant presque autant que les femmes et ce fut seulement quand on eut servi le café et un vénérable armagnac dans des bulles de cristal qu’Aldo entra dans le vif du sujet.
— Et si vous me parliez des joyaux de la Sorcière ? soupira-t-il. J’ai hâte de savoir où et quand vous les avez vus ?
Le long nez de Boldini se promena un instant au-dessus de l’alcool mordoré dont ses narines frémissantes humaient l’arôme. Il ferma les yeux pour que la sensation soit plus intense.
— Il y a nombre d’années, je me suis rendu en Sicile, à l’invitation du prince Gangi et j’ai séjourné quelque temps dans son admirable palais de Palerme. Vous connaissez Palerme, prince ?
— Plus ou moins ! La Sicile est, comme Venise, un monde clos, aux antipodes des nordistes que nous sommes mais j’avoue un faible pour Palerme. Au milieu d’une turbulente végétation saturée de parfums, elle réussit à être uniquement médiévale et mauresque dans une île où prédomine l’art grec. J’en ai gardé le souvenir d’une espèce de cité des Mille et Une Nuits qui se serait trompée de rivage…
— Vous voyez juste et la vie qui s’écoule dans ses fantastiques demeures enfouies dans des jardins de conte arabe y est tout aussi étrange. J’en veux pour preuve ce bal costumé donné par un gentilhomme dans une extraordinaire villa de Bagheria à l’occasion de ses fiançailles avec une jeune Florentine… idéalement belle dont le nom était Bianca Buenaventuri. Le thème de ce bal était la Renaissance et j’ai rarement vu plus belle fête. Les jardins, leurs fontaines et leurs cascades d’eaux vives, illuminés par des milliers de petites flammes qui leur gardaient leur mystère en exaltant la splendeur des costumes, exhalaient le parfum mêlé des roses, du jasmin, des orangers, des myrtes et de toutes les plantes de l’Orient. C’était sous le bleu sombre d’un ciel scintillant d’étoiles comme un immense bouquet, une géante cassolette de senteurs et de couleurs au milieu desquels erraient avec grâce des personnages aux costumes somptueux qui en les revêtant semblaient avoir changé de peau. Violons et harpes faisaient entendre une musique douce venue du fond des âges et dont les exécutants restaient invisibles mais nous avions tous l’impression de participer à une sorte de ballet réglé par un maître désincarné qui à l’appel d’un cor nous fit refluer vers la salle de verdure où avant le souper allait avoir lieu la remise de la bague à la fiancée que personne n’avait encore vue… Je dois dire que son apparition me coupa le souffle…
— À vous dont on peut dire que vous avez peint tant de femmes inoubliables ?…
— Inoubliables c’est beaucoup dire – à certaines exceptions près. Celle-là cependant je ne l’oublierai jamais. De sa robe d’époque dont la splendeur résidait uniquement dans le satin blanc moiré d’or, s’élevait comme une fleur de son vase un cou de cygne, un pur visage casqué d’une épaisse chevelure dorée dont le poids tirait légèrement sa tête en arrière donnant leur pleine valeur aux yeux les plus sombres, les plus veloutés que j’aie jamais vus. Ils étaient tellement extraordinaires qu’ils éclipsaient presque les joyaux qu’elle portait : une longue croix qu’un simple ruban de velours retenait sur sa gorge largement découverte et des girandoles… que je n’ai pas besoin de vous décrire parce que vous les avez vues hier.
— Ces pièces étaient-elles sa propriété ? Vous venez de dire qu’elle s’appelait Buenaventuri… comme le garçon qui avait enlevé Bianca Capello de Venise et fut assassiné par la suite ?
— En effet mais ils ne lui appartenaient que depuis ce soir-là : avant la fête Dario Pavignano son fiancé l’en avait parée lui-même et à l’instant des fiançailles, devant tous les invités, il se contenta de passer à son doigt l’énorme rubis que vous avez pu admirer aussi. Cela dit ne me demandez pas d’où lui venait cette parure. La tenait-il de famille ou l’avait-il achetée ? Il était très riche…
— Je pencherais plutôt pour la famille. Ou alors un achat clandestin… il est vrai qu’en Sicile tout est possible. C’est sans doute la partie la plus secrète et la plus imprévue de notre royaume. N’importe comment, ils sont devenus la propriété de la nouvelle marquise Pavignano…
— Si cela était je ne me serais jamais permis de les mettre au cou d’une Olympia d’Ostel… et vous n’avez pas encore entendu la fin de mon histoire. Après la bague et le souper, la fête poursuivit son déroulement harmonieux et plein de gaieté. Chacun avait conscience d’assister à un authentique bonheur que le mariage consacrerait un mois plus tard. Le couple était admirablement assorti car si Pavignano était près d’une vingtaine d’années plus âgé que sa fiancée, il était follement séduisant et tous deux étaient, sans doute possible, aussi amoureux l’un que l’autre. Puis le bal a commencé pour durer jusqu’à l’aube, chacun ne songeant plus qu’à s’amuser.
— Quelque chose l’a interrompu ?
— Oh oui !… un drame épouvantable.
Boldini reposa le ballon de cristal qu’il réchauffait entre ses mains et Aldo put voir ses mains se crisper. Puis il baissa les yeux et sa voix s’assourdit :
— On dansait depuis une heure environ quand un cri affreux déchira l’atmosphère de cette nuit si douce et mit fin à la fête : un couple d’amoureux qui cherchait l’isolement près d’un bassin jaillissant au centre d’un rond-point protégé par des ifs venait de découvrir le corps de la fiancée gisant dans une mare de sang. On lui avait tranché la gorge et, bien sûr, elle ne portait plus la croix ni les pendants d’oreilles de la « Strega ». Seul le rubis des accordailles demeurait à son doigt…
— Quelle horreur ! exhala Morosini en même temps que la fumée de sa cigarette. A-t-on pu découvrir l’assassin ?
— Oui et non. C’est Pavignano qui a été accusé du meurtre.
— Cela n’a pas de sens ! Voilà un homme qui adore sa fiancée, qui donne pour elle une de ces fêtes qui font date dans une vie, qui la couvre de bijoux royaux et qui en pleine félicité l’égorgé pour lui reprendre ses présents ? Le malheureux devait être effondré ?
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