Tout en parlant, il avait entrepris de la libérer de ses liens à l’aide de ciseaux trouvés sur une tablette puis de la frictionner pour rétablir la circulation.

— Je n’en ai vu que trois mais ils doivent être déjà loin. Je les ai entendus dire après qu’ils m’ont eu liée qu’il fallait filer, que le palais allait sauter. Et elle, la fiancée, comment va-t-elle ?

— Très secouée et blessée mais elle devrait s’en sortir. Je l’ai toujours connue forte. Il est vrai qu’un pareil cauchemar…

— Elle peut s’estimer heureuse : sans vous elle aurait mis cinq ou six jours à mourir. Les hommes étaient persuadés qu’un troisième meurtre ne passerait pas, qu’il était plus prudent de tout laisser tomber et prendre la fuite avant de se retrouver au bout d’une corde ou sur la chaise électrique.

— Et Betty ? Où est-elle ?

— Morte. Elle a été surprise tandis qu’elle attachait sa dynamite à un tuyau d’aération. Ils l’ont… autant dire assommée sur place. De l’endroit où elle m’avait dit de rester cachée, j’ai tout vu. C’est quand j’ai voulu m’enfuir que j’ai été capturée… et emmenée devant ce… ce… J’en ai reçu un tel choc que je me suis évanouie. Quand je me suis réveillée j’étais ligotée et « il » disait qu’on me mette dans la salle de bains… qu’il s’occuperait de moi après ! Que j’étais intéressante… à cause de mes cheveux !… Elle eut un sanglot puis ajouta : « Jusqu’ici je doutais un peu que l’enfer existe mais maintenant j’en suis sûre ! »

— Venez à présent ! fit Aldo en l’aidant à se relever. La pauvre Betty n’a pas réussi avec sa dynamite cependant l’enfer et le reste doivent sauter à l’aube pendant que Ricci s’enfuira au bout du monde sur son yacht !

Ils retournèrent dans la salle où Adalbert, après l’avoir pansée de son mieux, achevait d’envelopper Hilary dans une couverture arrachée au divan. Sa respiration était meilleure mais elle n’avait toujours pas repris connaissance.

— Elle a besoin d’un médecin, dit-il. Il faut lui en trouver un dare-dare et en priorité quitter les lieux… Content de voir que vous allez bien, Nelly !

— Vous vous connaissez ? s’étonna Aldo.

— Oui. On t’expliquera plus tard… s’il y a un plus tard ! On va essayer de remonter avec le lit… mais d’abord trouve le système qui le fait remonter ! On y va, Nelly ?

Mais, chez la rescapée la journaliste reparaissait. Debout devant l’autel à côté du cadavre de Cesare, elle regardait le portrait auquel il était dédié.

— Incroyable ce qu’il pouvait être beau avant qu’on lui réduise la figure en bouillie ! soupira-t-elle.

Aldo regarda mieux et vit qu’en effet le modèle en avait été l’un des plus magnifiques hommes qu’il eût jamais vus : pureté sans mièvrerie des traits, profondeur énigmatique du regard sombre et velouté, tête arrogante couverte d’épaisses boucles noires fièrement posée sur de larges épaules, rien n’y manquait et Ricci avait raison quand il le comparait au David de Michel-Ange. Et maintenant cette abomination où l’âme n’avait plus l’air d’exister remplacée par un brûlant magma de haine sadique et de besoin de détruire dans les pires conditions. La balle de Morosini avait-elle renvoyé un démon en enfer… ou bien délivré un être assez malheureux pour avoir sombré dans les pires dérivations ? Un génie de la finance pourtant selon Ricci, donc une intelligence pour laquelle plaidaient la qualité des ouvrages littéraires ou scientifiques réunis chez lui, l’esthétique des objets, des couleurs… Aldo finit par s’arracher à une contemplation hors de saison : il prit le bras de Miss Parker :

— Venez, Nelly ! Nous allons essayer de trouver le mécanisme de retour du lit…

— C’est inutile. Je sais comment sortir. Vous pensez bien qu’il y a une issue souterraine. Celle qui donne sur la mer. Je vais vous conduire. J’ai appris qu’il y en avait une autre, dans le parc, mais il est préférable de ne pas perdre de temps à la chercher… Quelle heure est-il ?

— Un peu plus de trois heures !

Aldo et Adalbert décidèrent de porter Hilary à eux deux pour aller plus vite car elle était assez lourde. Dans un geste de pitié, Aldo jeta sur le corps de Cesare la robe dorée d’Hilary cependant que Nelly fermait les yeux de sa servante dont aucun d’eux ne saurait jamais le nom :

— Comment pouvait-elle l’aimer ? murmura-t-elle. Car elle l’aimait : j’en ai eu la certitude le peu de temps où j’ai été en leur présence. L’amour prosterné d’une adoratrice.

— Trop habituée peut-être pour le voir encore tel qu’il était ! fit Aldo… Allons-y ! Dépêchons-nous ! Qu’est-ce que tu fais ? ajouta-t-il pour Adalbert qui explorait la salle en ayant l’air de chercher quelque chose.

— J’essaie de trouver de quoi fabriquer un brancard. Elle n’est pas légère, tu sais ?

— On la portera à tour de rôle ! On vous suit, Nelly !

Elle les conduisit au fond de la salle, où il y avait en effet une porte. Elle donnait sur un couloir en pente descendante tapissé de moquette rouge et suffisamment large dont les appliques électriques assuraient l’éclairage. Ce couloir tournait comme l’escalier d’un donjon et venait buter contre un panneau de fer que les fuyards n’avaient pas pris le temps de refermer. L’envers de cette porte imitait la structure du rocher et quand il était clos, il devait être difficile de la distinguer de la muraille. Au-delà trois couloirs formaient une patte d’oie. Sans hésiter Nelly choisit celui de gauche.

— Vous êtes sûre de ne pas vous tromper ? demanda Aldo.

— Quand on m’a apportée j’ai fait semblant d’être évanouie mais en réalité j’essayais de prendre mes repères et comme j’ai une excellente mémoire visuelle et auditive je ne pense pas me tromper. Sinon…

Elle n’ajouta rien, poursuivit son chemin. Sur le dos d’Adalbert Hilary gémissait et semblait avoir du mal à respirer. Les deux hommes décidèrent alors de la porter entre eux, l’un sous les bras, l’autre tenant les jambes.

— C’est encore loin ? chuchota Aldo.

— Non. Tenez, voilà les dépôts de marchandises ! Nous arrivons dans le couloir où vous étiez enfermé avec Betty…

Réconfortés ils pressèrent le pas d’autant plus qu’il leur semblait bien entendre battre une horloge lointaine et bientôt ils purent voir avec un immense soulagement que l’ouverture sur les rochers n’avait pas été refermée. Nelly la franchit la première en rampant sur le sol tandis que les autres l’attendaient un peu en retrait. Elle reparut très vite :

— Le Médicis est là… à une encablure environ et il y a près des rochers un canot où trois hommes sont en train de charger des paquets… Cachez-vous et essayez de la faire taire !…

Les deux hommes déposèrent leur fardeau et Adalbert posa sa main le plus légèrement possible sur la bouche de la blessée. On entendit :

— Tout y est ? On peut y aller ?

— Oui mais on va d’abord refermer !

Un instant plus tard le rocher reprenait sa place. Aldo sentit la sueur lui mouiller les tempes et glisser le long de son dos. Alors que la liberté était si proche allaient-ils être pris au piège tous les quatre ? Il avait l’impression que le tic-tac se faisait plus fort. Combien de temps restait-il avant que la machine infernale de Ricci se mette en marche ?

— Tant qu’ils sont encore si près, cela ne devrait pas sauter, murmura Adalbert répondant à l’interrogation muette de son ami. Au fait, vous savez ouvrir ce machin, Nelly ?

— Oui mais on n’y voit rien et je n’ose pas allumer.

— Allez-y ! On ne va pas attendre que la baraque nous tombe sur le dos !

Elle obéit. Dirigeant le pinceau lumineux elle se releva, tendit un bras, actionna le mécanisme puis se signa précipitamment. Au-dehors on entendit le clapotement des rames et plus loin le chant d’un coq…

Sans attendre son avis les deux hommes ramassaient Hilary et se hâtaient vers l’air libre. Le ciel nocturne montrait déjà vers l’est une mince bande plus claire. Sur le yacht à peine éclairé, on achevait l’embarquement des gens du canot.

— Dépêchez ! Dépêchez ! cria une voix. Y en a plus pour longtemps.

Les fugitifs non plus n’en avaient plus pour longtemps. La mort approchait à grands pas. Tous ignoraient si même la plage vers laquelle il leur fallait se diriger n’allait pas s’ouvrir sous leurs pieds, leur jeter ses rochers et ses arbres à la tête. Là-bas le yacht levait l’ancre et il ne reviendrait pas. Nelly alluma sa lampe pour guider les porteurs au milieu des rocs. Une voix alors se fit entendre, toute proche :

— Psst ! par ici !

Tel un Neptune trempé et sans trident, John-Augustus sortit de l’eau encore sombre. Derrière lui il y avait un canot automobile qu’il avait dû amener à la nage en le remorquant. Il les aida à embarquer puis se jeta sur les commandes. Le moteur rugit, le « Riva » décolla presque :

— Vous devez être une espèce d’archange, soupira Aldo. Comment saviez-vous que nous sortirions à cet endroit ? Et même que nous sortirions ?

— Je n’en savais rien. Je l’espérais seulement parce que c’était la simple logique, et la seule issue que nous connaissions. Dès l’instant où leur sacré bateau était à l’ancre dans les environs…

— Mais vous avez pris un risque terrible ! Le Palazzo et ses secrets ne vont pas tarder à sauter !

— Ah ?… Ben, vous voyez j’avais dans la tête une idée qui me turlupinait et qui tournait autour de quelque chose comme ça. Ce foutu mariage ne pouvait être que le dernier et le Ricci devait avoir concocté quelque chose… Et puis il nous arrive parfois, à nous autres les Belmont, d’être doués d’une sorte de double vue !

— À propos de vue, rouspéta Adalbert, vous devriez changer de cap, vous nous emmenez droit sur le Médicis ? Vous avez l’intention de lui couper la route ? Nous avons une blessée qu’il faudrait soigner d’urgence !… Et vous allez nous faire tirer dessus !