Celles qui lui restaient étaient minces, aléatoires mais il s’y cramponnait de toutes ses forces. Il y avait Adalbert – et Pauline ! – à qui son absence devait sans doute poser quelques points d’interrogation. Ensuite venait Nelly Parker qui semblait posséder le talent de se faufiler partout comme une souris. Elle voulait sauver Betty Bascombe mais, si elle y parvenait, peut-être réussiraient-elles à elles deux à mettre en échec les plans monstrueux de Ricci. Malheureusement aucun d’eux ne savait que le temps de survie d’Aldo lui était compté si chichement. Enfin, peut-être pouvait-on attendre quelque chose d’Hilary elle-même ?

Après le mauvais tour qu’elle lui avait joué et ce qu’il en savait, elle ne lèverait certainement pas le petit doigt pour le tirer d’affaire mais elle lui avait laissé entendre qu’elle comptait donner du fil à retordre à son futur époux, qu’elle ne se laisserait pas mener comme un mouton à l’abattoir et qu’elle prenait des précautions dans ce but. Quant à Ricci, même s’il ne gardait guère d’illusions sur elle, il ne mesurait certainement pas à sa juste valeur la froide détermination de cette fille. Leur affrontement quand tous deux se retrouveraient face à face dans cette chambre vaudrait sans doute d’être observé. Restait à savoir, quand cette opportunité se présenterait, s’il serait possible d’en tirer parti ?…

En attendant, il entreprit de tester la résistance de ses liens en essayant d’abord de faire jouer ses poignets, remerciant Dieu que l’on eût renoncé aux menottes à cause de la largeur du dossier de sa chaise mais c’était une maigre consolation : le chanvre était épais et les nœuds solidement faits.

Pourtant il ne se décourageait pas, s’accordant un moment de repos entre chaque effort pour éviter de s’épuiser. Il restait alors rigoureusement immobile en contrôlant sa respiration. Par la fente du rideau il contemplait l’énorme lit qui ressemblait à un trône ou à un autel artificiel. Un détail retint son attention : alors que la maison en débordait, il n’y avait pas la moindre fleur dans la chambre nuptiale. En outre la couverture du lit n’était pas faite et il n’y avait pas d’oreiller.

Aldo examina ensuite le décrochement de l’alcôve où sur chaque pan de mur, la fissure rectiligne d’une porte se dessinait au milieu des reliefs dorés. L’une pouvait être un placard celui justement des oreillers et des couvertures mais l’autre ouvrait peut-être le chemin par lequel les victimes étaient menées au Minotaure. Aucune autre issue n’était en vue…

Tout en réfléchissant Aldo essayait de bouger dans ses liens, gonflant ses muscles et les détendant dans l’espoir de donner aux cordes un peu de jeu. Il l’avait fait pendant que Crespo le liait mais le truand serrait fort et sa victime n’avait obtenu en revenant au volume normal qu’un léger soulagement rendant les cordes à peu près supportables mais de là à les relâcher il y avait un monde…

Pendant ce temps le Palazzo s’emplissait de bruits et de rumeurs. Les serviteurs auxquels on avait sans doute ajouté les traditionnels extra comme cela se faisait partout – et peut-être ici plus qu’ailleurs, les hommes de Ricci n’étant pas tous aptes à endosser la veste blanche pour passer des plateaux avec habileté ou se pencher avec sollicitude sur des dîneurs attablés ! – étaient sur le pied de guerre. À cette heure le mariage devait être célébré aux « Oaks » et les voitures n’allaient pas tarder à arriver. Le bruit du moteur de la première fut le signal pour l’orchestre qui entama une valse lente. En même temps et bien qu’il fît encore jour, le palais s’illumina. La fête mortelle était commencée…



CHAPITRE XIV


NUIT DE NOCES

Peu à peu une relative obscurité envahit la chambre. La nuit était tombée mais la fenêtre ouverte laissait pénétrer le reflet des cordons lumineux disposés sur la façade. Avec eux arrivaient le bruit des conversations sur fond de musique douce, les tintements du cristal et de l’argenterie mais fort peu de rires. Autant dire, rien. Ces gens étaient là dans l’attente de quelque chose et ce quelque chose ne prêtait guère à la plaisanterie. En fait de souper de noces, ce repas devait ressembler à ces dîners funéraires qu’affectionnaient les Romains. Les fumets qu’il exhalait n’en étaient pas moins délectables, et Aldo, toujours rivé à sa chaise, subissait un supplice renouvelé de Tantale. Surtout, comme il l’avait prévu, la soif commençait à se faire sentir.

En dépit de ses efforts, il n’avait que très peu réussi à détendre ses liens et ses mains le brûlaient. Pour se distraire il tentait d’imaginer où pouvaient bien être Adalbert, Pauline et aussi Nelly tandis que s’égrenaient les heures le rapprochant implacablement du dénouement ? Les deux premiers étaient-ils au nombre des convives ? Avaient-ils seulement été invités ?

Un intermède lui fit passer quelques minutes : Crespo entra muni d’un bougeoir à l’aide duquel il alluma les flambeaux dispersés un peu partout dans la chambre dont les ors se mirent à briller d’un vif éclat. Deux d’entre eux encadraient le lit toujours aussi inhospitalier et qui du coup prit un curieux aspect de catafalque. Quand ce fut fini, le malandrin vint donner un coup d’œil au prisonnier. Devinant qu’il venait s’assurer de l’état de ses liens, Aldo regonfla aussitôt ses muscles et Crespo ne jugea pas utile de resserrer quoi que ce soit. Avant de partir il lâcha même :

— Vous impatientez pas, la fin approche ! Les invités n’ont pas l’air de s’amuser et on ne va pas tarder à tirer le feu d’artifice. Quand ils seront partis le spectacle sera pour vous tout seul !

Les premières fusées furent tirées peu de temps après son passage. Aldo pouvait en apercevoir le reflet dans un miroir. Elles se succédaient à un rythme rapide et leurs détonations répétées ne permettaient guère à Morosini de saisir la moindre bribe des conversations qui à présent se déroulaient sur la terrasse, sous les fenêtres. Parfois des applaudissements se faisaient entendre mais ils étaient simplement polis, non enthousiastes. Il y en eut davantage quand le spectacle se termina mais à peine plus et ils s’éteignirent vite comme les bruits de voix donnant l’impression que tous ces gens avaient hâte à présent de rentrer chez eux. Le ronflement des moteurs arriva presque aussitôt, ce qui fit penser à Aldo que cela ressemblait plus à un sauve-qui-peut qu’à un départ normal.

En fait, déçu, même irrité par le manque d’enthousiasme de ses invités, Ricci leur avait pratiquement demandé de quitter les lieux en déclarant que devant partir de bonne heure le lendemain matin pour leur voyage de noces aux Caraïbes avec le Médicis, sa jeune femme et lui-même souhaitaient se retirer dans leurs appartements pour y connaître quelques heures d’intimité. Cela avait jeté un froid vite remplacé par une hâte quasi primitive à rejoindre les voitures créant ainsi une certaine confusion. L’orchestre continuait de jouer mais les vrombissements des klaxons eurent un moment le dessus.

Enfin tout rentra dans l’ordre et force resta aux musiciens. Il y eut un temps de silence puis la musique reprit, solennelle cette fois : elle jouait la Marche Nuptiale de Mendelssohn et Aldo comprit que le dernier acte allait se jouer. Surtout quand il entendit se rapprocher les violons…

Sous les mains gantées de deux laquais porteurs de flambeaux, le double battant de la porte s’ouvrit devant le nouveau couple. Ricci en habit noir menait par la main, selon l’antique tradition, une Hilary proprement éblouissante. Elle ressemblait à un portrait de Pisanello dans sa robe de pourpre et d’or semée de perles, aux manches énormes, et sur ses cheveux tirés en arrière une sorte de turban rond comme une citrouille, de même tissu et presque aussi imposant. Cette mode-là en retard d’un bon siècle sur celle de Bianca Capello n’en était pas moins spectaculaire et même séduisante par la magie du large et profond décolleté carré sur lequel étincelait la croix de rubis… les pendants d’oreilles complétaient admirablement la fantastique coiffure plus royale que bien des couronnes. Jamais Hilary n’avait été aussi belle et en dépit de son ressentiment, Morosini ne pouvait que déplorer la fin prochaine et barbare de cette éblouissante créature… ainsi que sa propre impuissance car il n’avait pas réussi à se défaire de ses entraves pas plus qu’à ébranler son siège pour l’arracher au sol et se procurer ainsi, éventuellement, une surface coupante. Aussi approchait-il dangereusement les bornes du désespoir.

Tandis que les laquais se retiraient, Ricci amenait sa femme au centre de la pièce. Il souriait de toutes ses dents en or avec aux yeux une flamme d’orgueil en posant un baiser sur les lèvres entrouvertes :

— Nous voici enfin l’un à l’autre, ma chère ! L’heure la plus exquise que j’aie jamais vécue…

Tout en parlant, il voulut la prendre dans ses bras mais la raideur de la jupe et l’importance des manches ne le permirent pas et il maugréa :

— Pourquoi avoir choisi une robe pareille ? Elle n’est pas conforme à ce que l’on portait à Florence au XVIe siècle et pas davantage à ce que je souhaitais !

— Essayez de ne pas trop m’en vouloir, flûta Hilary d’une voix sucrée qui fit dresser l’oreille d’Aldo. Depuis toujours je rêve de porter une toilette semblable. Jamais je n’ai rien vu d’aussi somptueux ! Et avouez qu’elle me va à merveille…

— Sans doute, sans doute mais…

— … et qu’elle met admirablement en valeur cette splendide parure.

— J’en conviens entièrement, soupira-t-il en essayant de poser ses mains sur la rondeur à demi découverte des épaules mais elle lui échappa pour parcourir la chambre en regardant autour d’elle avant de se fixer sur le lit…

— Comment se fait-il que la couverture ne soit pas faite ? Il y a trop d’hommes à votre service et pas assez de femmes. Appelez ma femme de chambre je vous prie !