CHAPITRE II


UNE DRÔLE D’HISTOIRE

La visite au notaire n’apprit rien à Morosini qu’il ne sût déjà. Maître Bernardeau le reçut avec toute l’urbanité des tabellions de vieille souche habitués de longue date à une catégorisation quasi infaillible de leurs visiteurs et, même sans son titre princier, il n’eût pas commis l’erreur de prendre Aldo pour ce qu’il n’était pas. D’autant que son nom lui disait quelque chose.

Après les politesses de la porte, il confirma n’avoir jamais eu accès à la fameuse parure et ne l’avoir jamais vue.

— Ce n’est pas faute d’avoir essayé pourtant, soupira-t-il en écartant ses mains soignées dans un geste désabusé mais lorsque je lui en parlais, Madame d’Ostel se contentait de dire que des bijoux de cette importance avaient tout intérêt à rester cachés, qu’elle me les montrerait en temps utile, que rien ne pressait… et toujours avec un sourire bizarre, un peu moqueur que… que je n’aimais pas beaucoup à dire vrai, mais je n’ai jamais pu en tirer davantage. À présent, elle est morte et nul ne sait plus où ils sont !

— Les domestiques-héritiers ?

— Oh non ! Je les ai « cuisinés », comme on dit dans la police. Ce sont de braves gens, simples et plutôt désolés du drame que fait Monsieur Dostel. « Qu’est-ce qu’on pourrait faire d’objets pareils ? » m’a dit Prosper, le mari. « C’est des coups à se faire assassiner si on les avait chez nous ! »

— Il n’a pas tort mais en les remettant à Madame Violaine Dostel, le danger changerait de camp.

— La baronne me les aurait remis à moi d’abord. Non, croyez-moi Prosper et Mathurine jurent ne les avoir jamais vus et je suis persuadé qu’ils disent vrai.

— Ça c’est encore plus étonnant ! La baronne devait bien les mettre pour aller poser chez Boldini ?

— Elle les emportait sans doute dans leur écrin. On ne se promène pas en plein jour avec des pièces pareilles. Même dans sa voiture.

— Bon ! Laissons cela pour le moment ! En sortant d’ici je vais aller interroger le peintre. C’est un ami de longue date, mais j’ai encore une question. Sauriez-vous d’où ou de qui Madame d’Ostel tenait cette parure ?

— Oui. Elle me l’a dit : d’un admirateur au temps où elle chantait sur les scènes d’opéras européens.

— Singulièrement généreux alors !… Elle ne s’est jamais produite en Amérique ?

— Non. Elle redoutait la mer après avoir failli périr d’une tempête en traversant seulement le Pas-de-Calais. Alors l’Atlantique !…

— Elle était italienne, m’a-t-on dit ?

— Oui. De Ferrare.

— Comme Boldini ! C’est curieux… eh bien maître j’ai assez abusé de votre temps !

— Absolument pas ! C’est un plaisir de parler avec vous ! Si je vous ai compris, vous souhaitez faire quelques recherches ?

— Que feriez-vous à ma place ? C’est une énigme comme je les aime… sourit Morosini.

— En ce cas je vous souhaite sincèrement de la résoudre… et si j’osais…

— Il faut toujours oser !

— Non, c’est inutile ! Pardonnez-moi ! Si vous les trouvez les journaux ne manqueraient pas d’en emplir leurs colonnes…

— … à moins qu’ils ignorent tout ! Mais rassurez-vous ! Si la chance me sourit, je vous le ferai savoir. En échange, essayez de surveiller un peu Evrard Dostel ! Il a promis de ne rien vendre du petit héritage de sa femme tant qu’il n’aura pas de mes nouvelles mais je n’ai aucune confiance en lui !

— Moi non plus ! En revanche, elle est touchante. Je ferai de mon mieux…


Le grand peintre habitait, au 41 boulevard Berthier, une maison rose dont l’atelier tenait l’étage supérieur. Comme chez ses voisins, ce quartier repris sur les anciennes fortifications de Paris réunissait une colonie d’artistes variés allant d’autres peintres à la chanteuse Yvette Guilbert. Morosini ne venait pas pour la première fois mais pensa qu’il était voué ce jour-là aux lignes du chemin de fer, celle de Paris-Saint-Lazare crachant ses escarbilles à proximité. Boldini y habitait depuis des dizaines d’années et les plus jolies femmes du monde étaient venues poser derrière ses grandes verrières qui ne laissaient passer que la lumière du ciel.

En habitué, Morosini grimpa les marches menant à la porte, sonna et attendit. Au bout d’un moment, une fenêtre s’ouvrit livrant une tête d’homme coiffée d’une casquette, le nez chaussé de lunettes rondes. Une tête qui grogna :

— Qui est-ce ?

Puis, comme Aldo ôtait son chapeau en s’écartant de la maison :

— Oh !… Mais quelle bonne surprise !… Morosini ?

— Oui, Maître. C’est bien moi !

— Attendez ! Je descends vous ouvrir ! Ma domestique est en courses.

Un instant plus tard, la porte révélait un petit homme trapu, âgé, qui au premier regard ressemblait assez à un bouledogue mais on découvrait vite, en dépit des rides et de la moustache clairsemée, le profil resté fier, la bouche dédaigneuse et bien dessinée, le nez droit, l’œil… l’œil seul avait perdu de sa chaude couleur brune et se ternissait mais à cet instant le visage rayonnait. Le peintre embrassa son visiteur avec sa fougue italienne et s’écria :

— C’est mon cœur, je crois, qui vous a reconnu, parce que ma vue, elle, n’est plus fameuse. Cela tient peut-être à ce que je pensais à vous…

— En voilà un honneur inattendu ! Auriez-vous aussi le don de double vue ?

— Une bonne vue simple me suffirait ! Je vous espérais un peu, je crois… mais je vous dirai pourquoi plus tard. Il y a longtemps que vous n’êtes venu me voir !

— Cela doit bien faire trois ou quatre ans. J’aurais aimé venir l’an passé mais…

— Vous étiez fort occupé. Les journaux m’ont appris vos démêlés avec les Russes, la perle de Napoléon, etc.

L’appartement du rez-de-chaussée où vivait le peintre comportait peu de pièces : une salle à manger, sa chambre mais l’ensemble respirait la gaieté. Outre les toiles et les dessins qui décoraient les murs un peu partout, il y avait beaucoup de fleurs. Des roses surtout dont le parfum emplissait l’air mais le léger désordre dont Aldo conservait le souvenir avait considérablement régressé.

— On dirait que votre domestique est parfaite ! fit Aldo.

— Elle n’est pas mal mais ces fleurs, c’est Emilia qui les arrange. Elle enchante mes derniers jours… Et comme vous ne savez pas qui est Emilia, je vais vous le dire : il y aura bientôt trois ans, j’ai reçu une jeune journaliste envoyée par la Gazzetta del Popolo de Turin… et je l’ai gardée. Oh, en tout bien tout honneur. Nous avons seulement lié très vite des liens affectifs forts…

— Vous songeriez à l’épouser, m’a-t-on dit ?

— Oui. Cela vous semble ridicule n’est-ce pas ?

— Chez un autre peut-être ! Pas chez vous ! À homme exceptionnel existence exceptionnelle…

Ils étaient arrivés dans la chambre du peintre où il se tenait volontiers quand il n’était pas dans son atelier. C’était une jolie pièce aux allures de « living room » selon la formule anglaise, où le lit – un très beau lit Empire, pas très grand et couvert d’un bleu ravissant – n’imposait pas une évidence. En revanche, sur la cheminée de marbre blanc un admirable buste de cardinal trônait. C’était une œuvre du Bernin arrogante à souhait car elle n’évoquait en rien l’humilité chrétienne. Ce cardinal-là – un Médicis ! – ressemblait à un mousquetaire qui se serait trompé de chapeau ! Aldo le retrouva avec plaisir comme le lumineux portrait de jeune femme en mousseline blanche que le peintre pouvait contempler de son lit.

— Votre fiancée tolère ce tête-à-tête ? demanda Morosini en acceptant le verre de fine à l’eau que venait de lui préparer le peintre sans rien lui demander. (C’était en effet sa boisson favorite et Boldini possédait une mémoire d’éléphant.) Elle n’est pas jalouse ?

— Pas plus que ne le serait ma fille. Voyez-vous, Morosini, mon idée première était de l’adopter mais j’ai encore de la famille à Ferrare et c’était compliqué. En l’épousant, elle devient mon héritière et je la mets définitivement à l’abri du besoin. Une façon d’aimer comme une autre…

— Et pas la plus mauvaise ! Cela vous ressemble bien. En outre, je suis persuadé qu’elle vous aime, que votre charme agit toujours.

Ce n’était pas un compliment une simple constatation. Toute sa vie Giovanni Boldini avait adoré les femmes – et les chevaux ! – et bien souvent il avait été payé de retour, si grand était le magnétisme qu’il dégageait.

— Elle a la grâce de me le laisser croire, sourit le peintre, mais je n’en abuse pas. Emilia m’offre une atmosphère de tendresse qui m’est infiniment précieuse à présent que je décline.

— Vous, décliner ? Allons donc ! Vous mourrez debout ! Quelle beauté vous inspire en ce moment ?

— Je n’ai aucun portrait en cours. Ma vue s’affaiblit et je ne travaille plus guère qu’au fusain. Puis changeant de ton et à brûle-pourpoint : « Pourquoi ne m’avez-vous jamais demandé celui de votre femme ? »

Morosini rosit comme une belle cerise :

— Je n’aurais pas osé. Les dames les plus en vue ne cessent de vous accabler de leurs sollicitations et il y en a qui en redemandent : combien de portraits de Luisa Casati avez-vous exécutés ?

Boldini eut un étroit sourire.

— Plusieurs… si je compte les répliques ! Je n’ai pu résister à refaire pour moi le tableau de 1909.

— Celui où enroulée de noir profond, tenant un lévrier noir à collier de brillants, les seules autres couleurs sont ses longs gants blancs, un bouquet de violettes de Parme et son visage ! Elle avait vingt-cinq ans… et elle était sublime. Mais si vous voulez Lisa il n’est peut-être pas trop tard, à condition que vous fassiez vite ! Elle est à Paris en ce moment…

— Et vous ne l’avez pas amenée ? bondit le peintre. Mais allez la chercher tout de suite !