À cinquante centimètres environ du niveau de la mer, la pierre qui fermait le souterrain était semblable à ses voisines : un bloc irrégulier coiffé de ronces qui dégringolaient le long d’un des côtés. Nelly s’en approcha puis chercha des yeux Belmont qui faisait la planche à une encablure. Il fit signe que tout était clair et elle plongea une main gantée au milieu des branches épineuses, trouva un levier de fer qu’elle montra à Adalbert. Un instant tous deux se regardèrent échangeant la même inquiétude : qu’allaient-ils trouver derrière le rocher ?

— Qui ne risque rien… commença Adalbert en sortant son pistolet qu’il arma. Allez-y, jeune fille. J’espère que ça ne fait pas trop de bruit ?

— À peine. Le mécanisme doit être régulièrement entretenu et ne déclenche aucune alarme. C’est préférable pour la discrétion de l’endroit. Fort Williams n’est pas si loin…

En effet le rocher sur lequel courait une fissure capricieuse s’ouvrit en deux morceaux inégaux découvrant une bouche obscure dans laquelle Adalbert se glissa en rasant la paroi sur laquelle il resta appuyé, la porte passée, pour observer l’intérieur. Il put voir que le couloir sablé plongeant en pente douce était nettement plus large que le passage rocheux… et qu’il était vide.

— Vous pouvez venir ! murmura-t-il. Il n’y a personne.

Nelly lui emboîta le pas, alluma sa lampe électrique et ils commencèrent leur exploration sans faire le moindre bruit. Ils s’aperçurent vite qu’un peu de jour filtrait ici et là au-dessus de leurs têtes, ce qui leur permit d’éteindre le pinceau lumineux révélateur. Un profond silence – celui toujours angoissant des souterrains – les enveloppait. Normal puisqu’ils étaient dans un repaire de contrebandiers et que ceux-ci s’activaient surtout la nuit – prudence oblige ! – et que pour cette bizarre communauté, ce jour d’épousailles devait être un jour férié.

— Dans un sens c’est une bonne chose, souffla Adalbert.

— C’est ce que je pensais : nous avons peut-être une chance de délivrer les prisonniers…

Cependant une déception les attendait quand ils parvinrent devant la prison d’Aldo : la grille était grande ouverte et l’occupant n’était visible nulle part…

— Allons voir si Betty est toujours là ! chuchota Nelly en reprenant son chemin vers le coude de la galerie. Elle saura peut-être quelque chose…

Elle était là cramponnée aux barreaux de sa cage, écoutant intensément ces bruits, cependant légers, mais que son oreille affinée par une vie quasi sauvage percevait plus aisément que d’autres encombrées pas le vacarme des villes. Nelly se précipita vers elle :

— Je vous amène un ami. Nous allons vous sortir de ce trou !

— Ce n’est pas le plus important vous m’avez apporté ce que je vous ai demandé ?

— La dynamite ? Oui mais…

— L’important pour moi, coupa sèchement Adalbert occupé à examiner la serrure, c’est ce qu’est devenu l’autre prisonnier. Le savez-vous ?

— Oui et non. Cette brute de Crespo est venue le chercher il y a une demi-heure environ.

— Pour l’emmener où ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? Quelque part dans cette monstrueuse baraque. Cette nuit j’aurais aimé parler avec lui mais nous étions trop loin l’un de l’autre et il aurait fallu crier avec les risques d’être entendus. Pourtant j’aurais voulu lui dire d’abord merci et ensuite combien je regrette de l’avoir si mal accueilli quand il me proposait son aide…

— On va faire en sorte que vous puissiez le lui dire plus tard.

La grille avait deux siècles au moins et ses barreaux gros comme des bras d’enfant se rouillaient mais l’énorme serrure était propre, preuve que ce n’était pas la première fois qu’on mettait là quelqu’un sous clef. Adalbert choisit un outil mince mais solide et, sous l’œil ahuri de Nelly, mit fort peu de temps pour faire jouer le pêne. Les gonds, eux, moins soignés sans doute grincèrent quand Nelly poussa le battant. Il fut presque aussi facile de libérer Betty de la chaîne qui entravait ses chevilles ne lui permettant que de très petits pas.

— Merci beaucoup ! dit-elle. C’est bon d’être libre de ses mouvements. À présent donnez-moi la dynamite !

— Pour faire tout sauter avec Morosini dedans ? Je m’y oppose ! gronda Adalbert…

— Pas maintenant ce serait idiot. Je vous promets de ne rien faire avant que les invités ne soient repartis…

— Comment le saurez-vous ?

— Je le saurai, rassurez-vous ! J’ai pu explorer une partie de ces souterrains et je crois savoir où me cacher. Comprenez donc que je veux empêcher Ricci de se défiler pendant qu’ici on égorgera une femme !

— Oh je vois ! On tue la maisonnée et Dieu reconnaîtra les siens ? Pas question ! Vous sortez avec nous ! On vous donne ce que vous nous avez demandé et vous reviendrez cette nuit quand vous voudrez puisque vous connaissez le système, ajouta-t-il en s’emparant du sac de plage.

— Non, je ne vous suivrai pas ! Peu m’importe la liberté si je ne peux assouvir ma vengeance.

— Et vous disiez que vous regrettiez de n’avoir pas remercié Morosini ? Joli remerciement ! Est-ce que vous savez qu’il a une femme et des enfants ? Alors maintenant on se calme et on vient avec nous ! Je n’avais accepté d’emporter la dynamite que s’il n’y avait pas d’autre moyen de libérer mon ami et vous-même en faisant écrouler le souterrain sur d’éventuels poursuivants…

Il ne s’attendait pas à ce qui allait suivre. Avec une force que son apparence ne laissait pas soupçonner, Betty bondit sur lui, le jeta à terre, arracha le sac et s’enfuit dans les profondeurs de la galerie. Il se releva pour la poursuivre mais Nelly s’y opposa :

— Non. Laissez-moi faire ! Je vais rester avec elle. Si elle n’attache aucun prix à sa propre vie, elle ne fera rien tant que je serai à ses côtés… Rentrez ! Il faut que vous soyez ce soir au dîner !…

Elle avait disparu quand ses dernières paroles atteignirent Adalbert. Son premier mouvement fut de s’élancer à son tour derrière les deux femmes afin de partager les dangers qui les guettaient mais la jeune journaliste avait déjà fait preuve de sa détermination et il ne pouvait être question de laisser Pauline dans l’incertitude. D’autant qu’il avait un plan. Il sortit donc, après s’être assuré qu’aucun intrus n’avait fait son apparition, referma l’ouverture du rocher et rejoignit Pauline qui l’attendait stoïquement assise sous un parapluie. Une ondée s’était mise à tomber et elle avait ramassé ce qu’elle avait sorti. En le voyant revenir elle poussa un énorme soupir :

— J’étais morte d’inquiétude ! Il me semblait que vous ne reviendriez jamais… Où sont les autres ?

Il le lui dit en cherchant des yeux John-Augustus qui nageait d’ailleurs vers eux.

— Il est inutile de rester plus longtemps, grogna-t-il, mais il va falloir prier pour qu’il n’arrive rien à Miss Parker !

— Elle est courageuse, cette petite… et loin d’être sotte ! Elle a fait ce qu’il fallait faire avec une femme comme Betty Bascombe ! Celle-ci ne la sacrifiera jamais à sa haine…

Quelques minutes plus tard tous trois repartaient vers Belmont Castle.


Cette fois Crespo avait conduit Morosini au second étage du Palazzo dans une chambre où il retrouva ses vêtements, propres et impeccablement repassés étalés sur le lit. Il y avait aussi une salle de bains attenante, aveugle mais pourvue de bouches d’aération dans laquelle on l’enferma :

— Faites votre toilette ! intima Crespo. Le patron veut que vous soyez nickel et vous avez ce qu’il faut à votre disposition : savon, rasoir, shampooing, etc.

— Et vous devriez ajouter « N’oubliez pas vos oreilles ! » Cela me rappellerait des souvenirs ! ironisa Aldo.

L’autre se contenta de hausser les épaules et boucla la porte en disant qu’il ouvrirait quand le prisonnier frapperait. Comme cette salle exiguë ne présentait aucun moyen d’évasion, celui-ci remplit la baignoire, se plongea avec bonheur dans l’eau chaude et y laissa son corps se détendre. Depuis l’enfance il détestait se sentir sale et même si cette séance d’ablutions devait être la dernière il y prit un réel plaisir, s’étrilla, se rinça sous la douche puis renonçant à user des eaux de toilette dont il avait reniflé les senteurs d’un nez prudent, se sécha, se rasa et s’enveloppant dans un drap de bains, demanda la porte qui s’ouvrit aussitôt :

— Vous en avez mis du temps ! ronchonna Crespo. Et le patron n’aime pas attendre !

— Tant pis pour lui ! Il n’avait qu’à me loger ailleurs que dans ce trou à rats !

— Et quoi encore ? Dépêchez-vous de vous habiller et d’avaler ce café qui doit être froid !

Il l’était ! Aldo le but sans protester parce qu’à la température près, il n’avait rien perdu de ses qualités. Mieux valait un bon café froid que de l’eau de vaisselle chaude ! Requinqué et réintégré dans ses habits, Aldo suivit son gardien à travers la maison transformée en ruche ouvrière : une armée de serviteurs achevait les préparatifs de l’événement du soir. Il y avait tant de fleurs un peu partout qu’on avait dû les faire venir par bateau, les jardins étant insuffisants pour en produire une telle quantité. Morosini en fit la remarque à Ricci lorsqu’il le rejoignit au même endroit que la veille :

— Je n’en ai jamais vu autant à la fois ! dit-il. Mais c’est peut-être de la prévoyance ? Vous pensez qu’elles pourront servir encore pour les funérailles ?

— Ne soyez pas stupide ! Il n’y aura pas de funérailles !

— Tiens donc ? Auriez-vous renoncé à transformer une jolie femme en un cadavre aussi affreux que pitoyable ?

— Certainement pas ! Ce qui est dû à Cesare doit aller à Cesare. J’ai pris d’autres dispositions ! Il en sera de même pour vous.

— Vous m’ôtez mon rôle d’assassin présomptif ? Comme c’est aimable à vous ! D’autant plus qu’en ce cas vous n’avez plus besoin de moi ?