— La lettre est pourtant de lui ? dit Pauline qui tournait depuis un moment sa petite cuillère dans une tasse vide. C’est bien son écriture ?
— Oui ! soupira Adalbert. Pourtant quelque chose me dit que tout ça sonne faux, qu’on nous a lancés sur une fausse piste. Et comme il m’a été impossible d’avoir un entretien avec cette damnée fille…
Depuis deux jours en effet, il essayait de toucher Hilary mais elle était mieux gardée que le Président des États-Unis et la maison des Schwob plus hermétique que la Maison-Blanche. Pauline, pas plus rassurée que Vidal-Pellicorne, avait tenté à plusieurs reprises d’atteindre Mrs Schwob au téléphone. Il lui avait été répondu qu’elle était soit souffrante soit trop accaparée par les préparatifs du mariage pour seulement venir à l’appareil. La baronne s’était aussi rendue sur place sans pouvoir franchir les limites de la propriété où les hommes de Ricci veillaient jour et nuit. Et comme elle s’en étonnait avec un dédain tout aristocratique, l’un d’eux lui avait confié que des menaces étaient arrivées, anonymes, touchant l’événement proche et qu’il ne pouvait être question de transgresser les ordres sévères édictés par le futur époux pour la protection de sa fiancée et la sienne propre. On avait même apporté une modification importante au programme habituel. Ainsi le mariage ne serait pas béni dans la chapelle du Palazzo mais plus simplement sous une tente fleurie installée dans le jardin des « Oaks ». Après quoi, le nouveau couple recevrait « ses amis » pour un grand dîner dans sa demeure mais qui ne serait pas suivi de bal. En revanche il y aurait un feu d’artifice.
Tout ce qui comptait dans la bonne société de Newport avait été invité mais à peine la moitié avait accepté. Les autres, les Vanderbilt par exemple, dédaignaient franchement le maître du Palazzo et jugeaient sans indulgence ces nouvelles épousailles en fanfare après les deux drames précédents. Encore parmi ceux qui viendraient y en avait-il un certain nombre qu’une espèce de curiosité morbide attirait un peu comme s’ils étaient invités à un sacrifice humain. Cynthia Belmont était de ceux-là avec la totalité de ses danseurs habituels, ceux qu’elle appelait sa « bande » et les paris étaient ouverts sur ce thème d’un goût douteux : la nouvelle mariée serait-elle assassinée comme les deux autres ? Des paris qui se retrouvaient d’ailleurs dans toute la ville où l’excitation était à son comble.
John-Augustus, pour sa part, avait refusé :
— Ces gens-là sont infréquentables, décréta-t-il en bâillant à se décrocher la mâchoire. Et j’ai horreur de la cuisine italienne. J’irai me coucher de bonne heure.
Pauline, elle, avait accepté afin d’aider ses amis à s’introduire dans la place mais ce matin-là, elle se prenait à hésiter justement à cause de l’absence prolongée d’Aldo. Elle hésitait encore quand Beddoes vint lui dire qu’une certaine Nelly Parker, journaliste de son état, demandait avec insistance à lui parler :
— Elle ne dit pas pourquoi ?
— Seulement qu’il y a urgence, Madame la baronne !
Belmont était remonté dans sa chambre, Pauline était seule sur la terrasse avec Adalbert qui fit un mouvement pour se retirer mais elle le retint :
— Quelque chose me dit que vous devriez rester. Allez la chercher, Beddoes !… Oh ! Rapportez donc du café ou du thé ou… ce que voudra cette demoiselle, ajouta-t-elle quand le maître d’hôtel revint en compagnie d’une jeune personne rousse, en jupe et chandail gris qui lui parut pâle et fatiguée.
— Du café s’il vous plaît… et bien fort ! accepta Nelly avec un sourire reconnaissant.
Tous les Belmont étant des figures new-yorkaises connues, elle savait qui était Pauline mais son regard se fixa sur Adalbert :
— Puis-je vous demander si vous avez un nom difficile à prononcer, Monsieur ? demanda-t-elle.
Adalbert bondit :
— Qui vous l’a dit ? Vous avez vu Morosini ?
— Oui. C’est lui qui m’envoie…
— Où est-il ?
— Un instant ! coupa Pauline. Asseyez-vous, Miss Parker, et détendez-vous ! Vous semblez très lasse.
— J’ai eu une nuit éprouvante… fit-elle en se laissant tomber sur les coussins du confortable fauteuil de rotin qu’Adalbert lui avançait. Et je crains que la journée ne soit pire.
Elle raconta alors comment, partie à la recherche de Betty Bascombe, elle était tombée sur Aldo logé à la même enseigne et ce qu’il lui avait dit. Sa phrase n’était pas achevée qu’Adalbert, debout, trépignait déjà :
— Allons-y sans tarder ! Vous allez me montrer le chemin !
— Ce n’est pas facile en plein jour. L’entrée est en bord de mer entre le palais et la maison de Betty. Il y a presque toujours du monde, des pêcheurs, des nageurs, des gens qui viennent pique-niquer. Or un rocher qui s’ouvre tout seul ça attire l’attention. Aujourd’hui en particulier, avec les préparatifs du mariage, les curieux devraient se multiplier.
— Si vous êtes venue pour nous dire qu’il n’y a rien à faire, ce n’était pas la peine de vous déranger. Qu’est-ce que vous croyez que je vais faire maintenant ? Aller prendre un bain ?
— Ce ne serait peut-être pas une si mauvaise idée si le rocher donne sur la mer ? émit Pauline. Allons nager par là ! Personne ne fera attention à nous ! Emportons des paniers-repas, allons chercher mon frère et organisons une petite partie de campagne ! Cela nous donnera le loisir d’observer… et de choisir le bon moment. Naturellement vous êtes des nôtres, Miss Parker ?
— Avec joie ! C’est une excellente idée… D’autant que le danger n’est pas immédiat pour le prince puisqu’il est destiné à endosser la responsabilité du meurtre ?
Adalbert bougonna encore un peu mais finit par se ranger à l’opinion majoritaire que John-Augustus rejoignit, lui, sans l’ombre d’une hésitation. Il proposa même d’y aller en bateau ce qui fit hausser les épaules de sa sœur :
— La bonne trouvaille que voilà ! C’est tellement discret un voilier de dix-huit mètres à l’ancre devant un endroit stratégique ! On prend ma voiture et on va s’installer là-bas avec armes et bagages comme n’importe quelle famille bourgeoise qui a envie de prendre l’air dans un coin tranquille.
— Armes et bagages ! C’est le mot qu’il fallait dire ! déclara Belmont. Dites à Beddoes de faire préparer les paniers pique-nique et moi je vais en préparer un à ma façon… avec les outils qui peuvent nous être nécessaires !
— Avez-vous de la dynamite ? demanda soudain Nelly au moment où Beddoes faisait son entrée pour s’enquérir des ordres de son maître. Betty m’en a demandé.
L’œil de John-Augustus s’arrondit :
— Avons-nous ça, Beddoes ?
Du haut de sa dignité celui-ci laissa tomber :
— De la dynamite ? Le chef jardinier devrait en avoir à cause des taupes mais je crois me rappeler que feue la grand-mère de Monsieur s’en était procuré quand Mr Van Buren prétendait agrandir ses communs à nos dépens et je pense savoir où elle la gardait…
— Quelle femme merveilleuse ! soupira Belmont. Elle tenait à honneur de ne jamais laisser sa couvée manquer de quoi que ce soit ! Allons-y ensemble Beddoes ! Nous ajouterons quelques ustensiles dissuasifs… Vous êtes sûr que nous n’avons pas un canon dans nos réserves ?
— Hélas non, Monsieur, et je l’ai toujours déploré. Mr Vanderbilt en possède un magnifique provenant du vaisseau-amiral français Duc de Bourgogne jadis aux ordres de Monsieur le chevalier de Ternay…
— De toute façon, je ne vois pas ce que nous pourrions en faire pour pique-niquer dans les rochers ! tempêta Pauline. Dépêchons-nous un peu !
— Ne nous énervons pas ! On se contentera de dynamite ! J’ai souvent pensé qu’on devrait toujours en emporter pour déjeuner sur l’herbe !
Une demi-heure plus tard, on embarquait dans la voiture de Pauline avec l’entrain et la bonne humeur générés habituellement par une partie de campagne. En apparence du moins car Adalbert bouillait d’impatience et la nervosité de Pauline se sentait à sa façon de passer ses vitesses. Coincée entre eux deux, Nelly répondait de son mieux à leurs questions touchant les moindres détails de sa brève entrevue avec Morosini. À l’arrière, John-Augustus faisait un somme les pieds sur un bien étrange panier-repas…
Il était encore tôt dans la matinée et l’on rencontra peu de monde. En revanche quelques nuages firent leur apparition qui firent froncer le sourcil d’Adalbert :
— S’il se mettait à pleuvoir on aurait bonne mine avec notre déjeuner sur l’herbe, marmotta-t-il.
— Ne vous tourmentez pas pour ça ! dit Pauline. D’abord il y a des parapluies dans le coffre, en outre l’agrément de Newport est que l’on peut s’y livrer aux activités les plus insensées sans que personne y trouve à redire. Or, nous autres les Belmont sommes taxés d’excentricité depuis longtemps… et encore ne sommes-nous pas pires que ceux qui, comme nous, vont aller fêter les noces d’un abominable salaud et d’une voleuse !
Les nuages commençaient à s’amonceler lorsqu’on fut à destination : une étroite crique sablonneuse cernée de pins tordus par les vents et de rochers envahis de végétation. Et par chance il n’y avait personne mais ce n’était pas étonnant, toute l’activité du sud de l’île semblant se concentrer sur le Palazzo Ricci aux prises avec la fièvre des derniers préparatifs… Encouragés par un rayon de soleil se faufilant entre deux cumulus d’un blanc un peu grisâtre, on s’installa sur la plage. L’endroit ne manquait pas de charme encore que l’anse soit moins profonde que celle des Bascombe. Pauline prit le rôle de la mère de famille et s’occupa du campement provisoire tandis que John-Augustus déshabillé en un clin d’œil courait se jeter dans l’eau verte après que Nelly lui eut désigné, près de la pointe est, l’assemblage de rochers masquant le souterrain. Il nagea rapidement dans cette direction pour s’assurer qu’il n’y avait, de l’autre côté, aucun éventuel témoin indésirable. Adalbert et Nelly partirent « en explorateurs » en se donnant l’air de touristes prenant possession d’un endroit qui vient de les séduire. Nelly portait un sac de plage dans lequel se trouvaient les outils destinés à faire sortir les prisonniers. En outre sous leurs tricots chacun d’eux avait une arme glissée dans leurs ceintures de pantalon et de jupe.
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