— C’est à vous, je crois ?

— En effet. J’aimerais aussi récupérer mes vêtements.

— Ils sont à New York mais on vous les rendra. Après-demain je me marie et ce que vous portez n’est qu’épisodique. À présent causons ! ajouta-t-il en se carrant dans son fauteuil tandis qu’Aldo tirait une première et voluptueuse bouffée.

— Volontiers ! Surtout si, pour une fois, vous acceptiez de jouer franc jeu.

— Pourquoi me donnerais-je la peine de mentir quand j’ai les cartes en main ? Que voulez-vous savoir ?

— D’abord la raison de ma présence ? Pourquoi m’avoir enlevé ?

— Il fallait que je le fasse et j’y étais décidé avant même que Mary me demande d’intervenir. Voyez-vous, je vous réserve un rôle de premier plan. Vous allez être le témoin… occulte mais d’autant plus important de mon mariage. Cela ne veut pas dire que vous serez à mes côtés pendant les formalités officielles mais plus tard, je vous promets que vous pourrez assister à ce qui se passera… durant la nuit de noces. Vous saurez tout, je vous le promets !

— Après quoi vous me tuerez, je suppose ?

— Vous supposez juste. Ce qui ne veut pas dire que votre rôle sera achevé. Bien au contraire, il se prolongera encore pendant quelque temps.

— Votre discours est pour le moins obscur mais je crois comprendre que vous n’êtes pas disposé à m’en apprendre davantage et je n’insisterai pas. En revanche je voudrais savoir pourquoi… Mary vous a demandé de me capturer en attendant mieux ?

— N’était-ce pas naturel puisque vous êtes son ennemi depuis longtemps ? À ce propos vous avez été imprudent en vous faisant reconnaître d’elle au bal des Belmont ! La connaissiez-vous donc si mal ? Elle est fort vindicative.

— Je n’en ai jamais douté. Pas plus que de sa ruse profonde. Qu’a-t-elle pu vous raconter sur nos relations passées ?

— Mais… à peu près tout je pense. Qu’après avoir causé le désespoir et la mort par suicide de son oncle, le célèbre archéologue sir Percival Clark auquel vous avez volé, pour le compte des Juifs, deux émeraudes d’un prix inestimable, vous l’avez dénoncée, elle, à la Police et fait arrêter. Elle n’a échappé à la corde que grâce à un ami qui l’a aidée à fuir. Après elle a pu trouver refuge en Angleterre chez une cousine qui est la sœur de Mrs Schwob mariée là-bas à un industriel anglais. C’est elle qui lui a conseillé de changer de nom et, quand les Schwob sont venus à Londres, elle a choisi de partir avec eux afin de refaire sa vie en Amérique, loin de vos manigances. Nous nous sommes rencontrés sur le bateau… et vous savez la suite !

— Non, justement, je ne sais pas la suite d’un roman si touchant mais je peux l’imaginer. En me voyant ici, elle a compris que ses efforts pour échapper à ma vindicte étaient inutiles, que j’allais une fois de plus détruire sa vie, la chasser sur les routes du vaste monde et elle a supplié le protecteur puissant que vous êtes de mettre fin à mes agissements coupables…

Le ton déclamatoire de Morosini ne parut pas impressionner Ricci qui enchaîna :

— Votre vue l’a d’autant plus affolée que vous n’avez guère fait mystère de vos intentions malveillantes envers moi à cause – soi-disant ! – des deux drames qui ont endeuillé ma vie et vous avez tenté de la détacher de moi alors qu’en réalité vous ne poursuivez ici qu’un seul but : vous emparer de la parure ancestrale que j’offre à ma femme au soir du mariage.

— En parlant du mariage, sous quel nom a-t-elle l’intention de vous épouser ? Puisqu’elle vous a dit en avoir changé cela signifie que Mary Forsythe n’est pas le vrai ?

— Justement si ! Quand vous l’avez connue à Jérusalem c’était sous le nom de sa grand-mère devenu pour elle un pseudonyme de journaliste et aussi d’écrivain : elle avait en projet un ouvrage sur les pierres sacrées de la Bible.

Cette fois c’en était trop pour Aldo qui éclata de rire. Il aurait dû savoir que l’imagination de cette fille était sans limites. Cependant il n’aurait jamais cru qu’un vieux renard comme Ricci pouvait avaler des couleuvres de cette taille ! Cependant il mit un terme assez rapide à son hilarité en voyant l’œil jaune de son hôte devenir mauvais.

— Excusez-moi ! émit-il avec désinvolture. Je n’ai pas pu m’en empêcher. C’est d’un drôle !

— Ah vous trouvez ?

— Oh oui ! Mais récapitulons : donc Mary Forsythe est son vrai nom. Cependant elle aurait travaillé sous celui d’Hilary Dawson en souvenir de sa grand-mère alors que la véritable Hilary Dawson existe bel et bien sans aucun point commun avec elle. Bon ! À présent quid de Margot la Pie, autre pseudonyme sous lequel la connaissent toutes les polices d’Europe ?

Ricci garda le silence un moment. Il s’était levé et les deux poings appuyés sur la table il fixait son prisonnier d’un œil de granit :

— Ne vous fatiguez pas ! articula-t-il. Pour ce que je veux en faire ça m’est complètement égal !

— Comment ?

— Vous avez parfaitement entendu. Elle pourrait venir de n’importe où, avoir changé de nom vingt fois, posséder une âme aussi noire que l’enfer, cela ne changerait rien à ma décision de l’épouser. Ce qui compte c’est sa beauté et aussi le fait qu’elle ressemble – moins que les autres sans doute mais suffisamment à…

— Bianca Capello ?

Ricci tressaillit et son regard s’alluma un bref instant :

— Ah ! D’où le savez-vous ?

— Elle a dû vous le dire puisque nous en avons parlé ensemble. En y ajoutant, j’espère, le vif intérêt qu’elle-même porte à votre soi-disant parure familiale.

— Non sans raison puisqu’elle sait qu’après-demain soir elle la portera…

— Juste avant d’être livrée au bourreau ? Vous avez une curieuse façon d’aimer, Monsieur Ricci ! Vous donnez une fête, vous épousez, vous parez et vous assassinez !

— Je n’ai jamais tué personne et je ne suis pas présent quand les… meurtres se produisent.

— Ce qui ne veut pas dire que vous n’êtes pas coupable. Je sais qu’en apparence vous n’y êtes pour rien mais en apparence seulement car c’est bien vous qui, avant de partir pour les antipodes, livrez ces malheureuses à celui qui va les massacrer… Je ne comprendrai jamais pourquoi vous n’avez pas été arrêté après la mort d’Anna Langdon ! Les lois de ce pays me semblent curieusement faites…

— Chaque État a les siennes, fit Ricci avec son vilain sourire. Et dans le nôtre c’est la fortune qui fait la loi…

— La fortune ou la Mafia ? Dont vous êtes, j’en suis persuadé…

— Cela devrait alors vous inciter à plus de prudence. Qu’avez-vous besoin de vous mêler de mes affaires en dehors du fait que vous convoitez les bijoux de Bianca ?

— Le devoir qu’a tout homme digne de ce nom qui voit assassiner sous ses yeux une femme innocente. Moi, j’ai vu mourir Jacqueline Auger ! Je sais qu’elle a été tuée sur votre ordre et c’est elle que je veux venger. Sans parler de Bianca Buenaventuri, Teresa Solari, Maddalena Brandini et Anna Langdon. Je déteste Hilary Dawson ou Mary Forsythe ou quel que soit le nom dont elle se pare mais l’idée qu’elle va finir éventrée, lacérée, déchiquetée, violée je ne peux pas la supporter parce qu’elle est une femme !

Le poing de Ricci s’abattit sur la table faisant sursauter les porcelaines :

— Les femmes sont pires que les hommes et, en fait de cruauté, nous n’avons rien à leur apprendre. La première dont vous vous faites le chevalier, cette Bianca Buenaventuri était un monstre. Elle avait amplement mérité son sort. Elle portait en elle le sang pourri de la Sorcière vénitienne et de son lamentable époux. Croyez-moi : elle était digne d’eux…

— Comment est-ce possible ?

— La fille qu’ils ont eue ensemble a procréé et par la suite sa descendante a épousé un cousin Buenaventuri. C’était une garce de la plus belle eau…

— Qu’avait-elle donc fait ?

Ricci se figea dardant sur Morosini un regard où celui-ci lut un doute, une hésitation puis lâcha :

— N’importe ! Vous ne vivrez pas assez longtemps pour trahir le secret des Ricci ! Venez !

Négligeant la menace, Aldo le suivit avec empressement.


Une demi-heure plus tard il était de retour dans son cachot et alla s’asseoir sur son matelas, si pâle que l’impassible Crespo qui le ramenait le remarqua :

— Dites donc, vous n’avez pas l’air d’être dans votre assiette ? Qu’est-ce qu’il vous a fait le patron ?

Et comme Morosini ne répondait pas, il ajouta :

— J’vais vous chercher un coup de grappa, ça vous remettra en attendant qu’j’apporte le lunch !

— Je n’ai pas faim !

— J’apporterai ! Le patron veut qu’vous soyez en forme pour ses noces…

Il s’éclipsa un court moment puis revint avec une bouteille enveloppée de roseau tressé et d’un verre qu’il remplit :

— Avalez !

Aldo but d’un trait, rendit le verre que Crespo plaça sur la table avec la bouteille à côté de la lanterne :

— J’vous la laisse en cas de besoin. Une bonne cuite des fois ça soulage !

Du fond de l’espèce de stupeur où il était plongé, Aldo réagit :

— Vous feriez mieux d’en porter à Betty Bascombe. Elle en a besoin plus que moi !… Elle est toujours là au moins ?

— Sûr qu’elle est là ! Elle peut encore servir et elle ne va pas si mal. On lui a même ôté ses cordes et on lui donne à manger. Elle vous intéresse à ce point ?

Aldo se contenta de hausser les épaules. Toutes les femmes que l’on tourmentait avaient droit à sa sollicitude, à sa compassion. Y compris cette Hilary que cependant il détestait. Traîtresse, cupide et sans scrupules, prête à tuer pour assouvir sa passion de richesse, il en venait à éprouver pour elle de la pitié car même si, comme elle l’assurait, ses « dispositions étaient prises », elle ne pouvait pas s’attendre à l’abomination qu’elle allait devoir subir et que nul n’avait le droit d’infliger à une femme !