Brownie salua et franchit le seuil de la porte. Aldo l’y suivit et put la voir rejoindre une démocratique bicyclette qu’elle enfourcha sans perdre un pouce de dignité. Du haut des marches, il regarda le petit feu rouge arrière se perdre dans le crépuscule violet.

Quand il retourna sur la terrasse il n’y avait plus personne. Belmont et Adalbert étaient allés faire un tour dans le parc. Grâce à leurs cigares il les aperçut mais renonça à les rejoindre et remonta dans sa chambre où il s’étendit sur son lit sans enlever ses vêtements. Au fond ces deux rendez-vous ne le contrariaient pas. D’abord, il était satisfait qu’Hilary ait enfin décidé de s’entendre avec lui. En outre, il n’était pas mécontent de donner à son fiancé une leçon de politesse. Ou bien la voiture de Ricci attendrait son retour, ou bien on lui donnerait un autre rendez-vous.

Un moment plus tard, quelques coups légers furent frappés à sa porte et Vidal-Pellicorne entra :

— Tu dors tout habillé à présent ?

— Non. J’avais besoin de réfléchir.

— C’est indiscret de te demander qui est venu te voir tout à l’heure ?

— Une certaine Brownie, la femme de chambre d’Hilary ! Elle venait me donner rendez-vous avec sa maîtresse demain à trois heures.

— À trois heures ? Tu as été obligé de refuser ?

— Tu es fou ?

— Mais alors Ricci ?

— La voiture sera priée de m’attendre ou repartira sans moi. Dans un sens je préfère. Sauf à l’armée je n’ai jamais supporté les ordres.

— Tu n’as pas entièrement tort. Allons voir Hilary ! J’avoue que ça m’amusera.

— Désolé j’y vais seul. Brownie a insisté sur ce point. Elle ne veut voir que moi et je t’en demande pardon au cas où cela déplairait à tes souvenirs. Peut-être craint-elle de retomber sous ton charme fatal ?

— Ou elle a peur de constater que je l’ai oubliée ! Les femmes n’aiment pas…

— Comme l’entretien sera court, elle doit plutôt penser qu’on se fait moins remarquer à deux qu’à trois. Mais au fait, l’as-tu vraiment oubliée ?

— En vertu du vieil adage qu’un clou chasse l’autre ? C’est oui. Ce mariage désespérait tellement Théobald.

— Penses-tu qu’un autre l’aurait moins touché ?

— Il n’a jamais été question de mariage entre Alice et moi, sinon sur le plan mystique. Elle est toujours en puissance de mari… et je l’aurais quittée. Sur le plan sentimental, elle ne sait pas ce qu’elle veut.

— Elle avait pourtant l’air de tenir à toi ?

— Oui mais elle tenait encore à Obolensky, son mari russe, quand un nouveau personnage a fait son apparition pendant que nous étions à New York : un écrivain allemand nommé Hofmannsthal…

— Hugo von Hofmannsthal ? Le poète. Il ne doit plus être très frais…

— Non, Raimund, son fils ! Qui a l’art de se servir des œuvres paternelles. Les derniers temps Alice en déclamait à longueur de journée. Seulement moi je continuais à lui être utile à cause de l’Égypte.

Aldo qui s’était assis sur son lit depuis un moment et avait offert à son ami une place auprès de lui, passa autour de ses épaules un bras fraternel :

— Tâche de l’oublier celle-là aussi et dis-toi que tu n’as pas fini de rencontrer de jolies femmes qui te mèneront par le bout du nez !…

— Possible !… Mais, à propos de jolies femmes, qu’est-ce qu’il y a au juste entre Pauline et toi ?

Aldo bénit la semi-obscurité de sa chambre éclairée seulement par une lampe à laquelle tous deux tournaient le dos : il se sentit rougir jusqu’aux oreilles.

— Que veux-tu qu’il y ait ? Nous sommes amis…

Confesser à Adalbert, qui avait toujours voué à Lisa une tendre admiration, son gros péché du matin eût été la dernière sottise à faire. Il connaissait sa largeur de vues habituelle mais celle-ci souffrirait peut-être d’une atteinte même légère à l’intégrité d’un couple qu’il considérait comme sacré. Cependant comme Adalbert n’était pas aveugle, il allait falloir jouer au plus serré. En effet, il lâchait avec un petit reniflement assez insolent :

— Amis ? Elle est folle de toi ! En l’honneur de qui crois-tu qu’elle avait revêtu ce soir cette robe dont je ne doute pas qu’elle soit la dernière création d’un grand couturier mais qui n’en était pas moins un chef-d’œuvre de provocation. Évidemment elle peut se le permettre. Quelle anatomie ! Si l’idée lui prenait de m’offrir quelques consolations, je ne dirais pas non ! Toi en revanche tu n’as pas besoin d’être consolé…

Et de rire ! Aldo réussit à y faire écho bien que le sien fût un peu plus jaune. Par chance Adalbert ne prolongea pas la séance. Il lui souhaita une bonne nuit et rentra chez lui laissant Morosini à la torture de ses remords… et aux délices du souvenir.


Le lendemain à trois heures moins cinq il était au rendez-vous. Il s’y était rendu à pied. Le temps était ensoleillé mais moins chaud que les deux derniers jours. Idéal pour une promenade et cela avait l’avantage de lui permettre de réfléchir beaucoup mieux que sur un vélo où il faut surveiller son équilibre.

Il avait déjà visité la Touro, synagogue la plus ancienne et sans doute la plus belle d’Amérique et s’il n’avait pas beaucoup aimé l’intérieur surchargé d’ornements, l’élégance sobre de l’extérieur en pur style géorgien l’avait séduit. À la manière d’un innocent touriste, il se mit à examiner le fronton et la façade, guettant du coin de l’œil ce qui pouvait venir de la Newport Historical Society, prêt à répondre au premier signe qu’on lui adresserait. Ainsi occupé il ne vit pas venir la voiture à laquelle d’ailleurs il n’aurait pas pris garde : c’était une camionnette verte comme il y en avait beaucoup.

Elle s’arrêta devant la synagogue sans couper son moteur, les portières arrière s’ouvrirent ; deux hommes en jaillirent qui s’emparèrent d’Aldo avec une telle rapidité qu’il n’eut pas le temps de pousser un cri. On le fourra dans le véhicule où un troisième homme s’en saisit après l’avoir envoyé au pays des rêves d’un maître coup de poing. Les ravisseurs remontèrent et la camionnette repartit. L’endroit était désert – c’était l’heure de la sieste ! – et personne n’avait rien vu.


Aldo ne fut pas longtemps sans connaissance. On l’avait frappé uniquement pour le faire tenir tranquille mais les gens qui l’enlevaient avaient bien employé ses quelques minutes d’inconscience. Quand il refit surface, sa mâchoire lui faisait d’autant plus mal qu’un solide bâillon la serrait. En outre ses mains attachées derrière le dos par des menottes et ses pieds ficelés ne lui étaient d’aucune aide pour résister aux cahots de la tôle sur laquelle on l’avait jeté. Tout d’abord il ne vit rien et se crut seul mais bientôt il distingua deux paires de pieds à la hauteur de son visage et perçut l’odeur d’ail que dégageaient ses agresseurs. Comme il ne pouvait pas parler, que les autres se taisaient et qu’il était réduit à l’impuissance, il choisit d’essayer de se détendre afin de garder l’esprit aussi clair que possible.

Il n’avait guère d’illusions sur ses ravisseurs : ils ne pouvaient appartenir qu’à Ricci. Pourtant la carotte qui l’avait amené là était signée Hilary et il imaginait mal la jeune femme faisant confidence de son passé ténébreux à un « fiancé » qu’elle entendait plumer selon ses propres règles.

Ignorant combien de temps il était resté sans connaissance il lui était impossible d’évaluer approximativement la distance parcourue. Elle lui parut interminable à cause de l’inconfort de sa situation. À cela près qu’il n’y avait pas de feu sous le véhicule, il avait l’impression de voyager dans une poêle à frire. Surtout vers la fin du voyage où le terrain parut plus accidenté. Enfin la camionnette stoppa mais s’il espérait voir où il se trouvait, on le détrompa rapidement en lui plaçant un bandeau sur les yeux après quoi, enfin, les vantaux s’ouvrirent. On le descendit mais il ne toucha pas le sol. Quelqu’un de particulièrement costaud le chargea sur son épaule comme un simple sac de farine et l’on se mit en marche. À la place de la senteur de la mer, des pins et du soleil, Aldo perçut une odeur de terre et d’humidité voire de moisi.

Son voyage à dos d’homme dura un petit moment. On grimpa une pente difficile puis il y eut un bruit de clefs, des grincements de ferraille enfin on le largua sur ce qui lui parut être une paillasse où, à sa surprise, on le débarrassa de son bandeau, de son bâillon, de ses menottes et de la corde qui lui liait les jambes. Il vit alors qu’il se trouvait dans une cave vaste et fermée par une grille aux barreaux épais. Posée à même le sol avec un paquet de chandelles une lanterne éclairait l’endroit. Trois hommes le regardaient. Trois hommes dont aucun n’avait ouvert la bouche durant son transport et qui continuaient à garder le silence. Persuadé qu’il n’en obtiendrait aucune réponse, il n’essaya même pas de leur parler. D’ailleurs, l’un après l’autre ils s’en allèrent et le dernier referma derrière lui la lourde grille.

Ses ravisseurs ayant eu la bonté de lui laisser son fanal, il put voir qu’en fait, il devait s’agir d’une vieille prison où l’on enfermait jadis les esclaves. Les barreaux solides mais vieux et rouillés dataient peut-être du XVIIe ou XVIIIe siècle. Il n’y avait pas d’ouverture mais l’aération était assurée par la galerie d’accès. Outre la paillasse sur laquelle il était assis et la lanterne, il y avait un broc d’eau sur lequel était posé un gros morceau de pain, un seau d’aisances et une couverture. En résumé pas de quoi effrayer Morosini qui avait connu bien pire aux mains du marquis d’Agalar(23). Au moins ici, il y voyait clair et il n’était pas enchaîné au fond d’un trou. L’endroit était à peu près propre, la toile du matelas neuve, le pain encore frais et l’eau ne sentait pas la pourriture. Ce qui ne voulait pas dire que sa situation était réjouissante mais il se refusait à la croire désespérée. En ne le voyant pas revenir Adalbert et Pauline s’inquiéteraient, le rechercheraient. Ni l’un ni l’autre ne manquait d’audace et Aldo pouvait être certain qu’ils remueraient ciel et terre pour le retrouver. À moins que…